Nous voici arrivés au troisième et dernier article, sous forme d’entrevues vidéo, de cette série thématique autour des méthodologies de recherche-création en art. Rappelons que ces entrevues ont été faites à l’occasion de rencontres intitulées : La Recherche-création : territoire d’innovation méthodologique. Christof Migone, Daniel Canty et Patrick Beaulieu, Marie-Claude Bouthillier, Pierre Gosselin et Sylvie Fortin, Samuel Bianchini et enfin Louis-Claude Paquin se sont, à leur tour, pliés à l’exercice : répondre de façon synthétique à des questions qui préoccupent actuellement les chercheurs en pratiques des arts sur les méthodes et méthodologies de recherche.
Si de nouvelles disciplines, comme par exemple l’archéologie des médias, questionnent par une approche médiologique et par un travail de conservation, la transmission des connaissances que produisent les œuvres médiatiques, cette série d’articles a, quant à elle, abordé la question du point de vue de l’action du chercheur : comment la pratique en art et en acte peut-elle produire des connaissances transmissibles autrement que par les œuvres elles-mêmes ? Cette question, est pour le moins complexe, si l’on considère que les œuvres sont le médium de transmission de l’art lui-même. Pourtant elle apparaît nécessaire à bon nombre d’acteurs de la communauté artistique, principalement engagés dans des pratiques artistiques médiatiques, mais pas seulement. D’où vient la nécessité de cette question ? Pour l’archéologie des médias, c’est d’abord l’obsolescence des technologies médiatiques qui rend nécessaire le développement de sa discipline. Pour les artistes, les chercheurs, les pédagogues la motivation essentielle reste la transmission de connaissances déployées dans la pratique artistique. En arts médiatiques l’obsolescence des technologies a pour effet d’interroger sans cesse non seulement leurs outils mais les concepts et les idées liés à une accélération de leur renouvellement incessant. Dans ce contexte, la recherche en art a pour objectif de réserver du temps à la réflexion, de marquer une pause dans le processus de production, pour penser l’appareillage indissociablement technique et conceptuel des praticiens en art.
Chaque individu interrogé dans cette série d’articles-vidéo propose un angle d’approche singulier qui reflètent la multiplicité des points de vue des acteurs qui forment ensemble la constellation de la recherche en art : artistes, artiste-chercheurs, artiste-pédagogues, enseignant-chercheurs. Ils portent souvent ces multiples casquettes simultanément. La notion de méthodologie est soulevée dans un contexte de transmission des connaissances développées lors de la pratique en art. Le premier article mettait en garde contre la tentation de confondre les problématiques que rencontrent les artistes indépendants et les centre d’artistes1 avec celles que rencontrent les artistes, les chercheurs et les pédagogues en art engagés dans un parcours universitaire. Cette distinction reste importante car si le rôle de centres d’artistes et ceux des institutions universitaires sont complémentaires, ils ne sont pas interchangeables. Et si la notion de méthode concerne l’ensemble de cette communauté hétérogène, celle de méthodologie désigne l’approche réflexive du chercheur en art principalement au sein de centres de recherches universitaires, dont l’une des responsabilités est la transmission du savoir qu’il produit et qui s’adresse à l’ensemble de la communauté. Ainsi ce troisième article met en lumière, à travers ces six dernières entrevues, la multiplicité des points de vues qui correspondent aux multiples casquettes que chacun d’entre eux revêt et dont le point commun est d’être réunis ici autour d’une question : comment les connaissances produites lors de la pratique artistique peuvent-elles être transmises?
Christof Migone, tout d’abord, interroge le sens même de certains mots clefs de ces entrevues parmi lesquels les termes d’artiste et de recherche-création. Quand il s’agit de se présenter, il hésite à s’auto-qualifier d’artiste dont la définition même, tout comme celle de l’art, lui apparaît incertaine et multiple. Cependant c’est bien cette expérience qui le guide dans son rôle de pédagogue auprès des étudiants qu’il encadre. Ses incertitudes et ses questionnements d’artistes fondent sa pédagogie et sa recherche au sein d’une approche heuristique. C’est d’ailleurs le terme de « recherche » qui définit le mieux selon lui sa démarche d’artiste car la notion de création s’inscrit dans une perspective judéo-chrétienne qui sous-tendrait une pratique ex-nihilo alors, qu’au contraire, elle se déploie dans une continuité. Continuité qui peut cependant être ponctuée de « moments morts, de paresse, de divagations, de ruptures… » qui échappent à la méthodologie. En écho, Daniel Canty décrit la méthode comme un cheminement indisciplinaire au cours duquel le travail de l’artiste se cristallise, parfois. Il collabore avec Patrick Beaulieu, pour lequel, ce cheminement est fondamentalement concret, puisqu’il met en œuvre de longues traversées géo-poétiques dans différentes régions du monde (voir biographie) comme préalable et comme origine de sa production artistique. Ces « trajectoires performatives », ainsi qu’il les nomme, constituent le cadre au sein duquel se déploie sa pratique et dont la cristallisation, à travers de nombreux médiums, donne finalement lieu à des expositions. C’est depuis ce contexte artistique et à partir du projet collaboratif Une trilogie d’odyssées transfrontières que Patrick Beaulieu et Daniel Canty répondent aux questions, évoquant à leur tour une démarche heuristique mais aussi une méthode hasardeuse comme processus de recherche-création. Cartographie, biologie, météorologie, stochastique, cartomancie… nourrissent leurs recherches croisées et respectives, dans le champs des arts plastiques et médiatiques pour le premier, au sein de l’écriture pour le second. Marie-Claude Bouthillier occupe une place singulière dans ces entrevues. Le terme de recherche-création tout comme celui de méthodologie ne semblent pas opérants dans sa pensée artistique. Le fruit de ses recherches est condensé dans son œuvre qui s’expose et se performe. Il n’en reste pas moins que l’œuvre à partir de laquelle elle articule sa pensée quant à la notion de recherche-création qu’elle aborde avec intérêt, interroge justement la capacité réflexive de l’artiste. En voulant déconstruire la figure romantique démiurgique et désarticulée de l’artiste, elle fabrique un jeu de carte, élaborant à partir de celui-ci un art de la cartomancie poétique et humoristique. Le cinquième invité de cette série, Samuel Bianchini, se définit comme artiste, enseignant-chercheur et pilote d’un programme de recherche. Il aborde dans cette entrevue l’articulation entre ces trois facettes. Il puise sa méthode, tant comme pédagogue que comme artiste, à partir de sa pratique qui implique la plupart du temps un travail collectif où artistes, scientifiques et ingénieurs collaborent. Si la méthode est le chemin emprunté, la méthodologie, grâce à une expérience théorisée, lui permet de dessiner les cartes qui éviteront les écueils de ces projets artistiques de longue haleine. Il développe un exemple issue de son expérience : le phasage comme méthode. En effet, les longs projets interdisciplinaires en arts médiatiques, exigent d’être pensés par étape : non seulement en terme de conception mais en terme de monstration. Si le phasage peut sembler évident pour l’industrie par exemple, pour l’artiste qui aspire à une œuvre totale et sans concession, il peut sembler aller à contre-courant de sa dynamique « naturelle ». Cette dynamique de l’artiste, Louis-Claude Paquin, l’envisage comme le cœur de la recherche-création. Il parle ici à titre de pédagogue qui encadre des artistes-chercheurs dans le contexte universitaire. Constatant au cours des années la dichotomie existante, entre les méthodologies universitaires connues et les procédures des artistes, conduisant à des expériences douloureuses et contre-productives pour l’artiste-chercheur, il a décidé comme enseignant-chercheurs de mettre en place une méthode heuristique, où production et théorisation s’alternent, construisant un cycle où réflexion et pratique respirent et produisent ensemble des connaissances dont l’origine sont les procédés, les procédures et les processus artistiques. Sylvie Fortin et Pierre Gosselinrejoignent ce point de vue avec quelques nuances. Dans cette entrevue ils parlent ensemble en tant que professeurs et chercheurs qui accompagnent des artistes engagés dans un parcours doctoral. Ils ont aussi en commun un passé d’artiste qui hante leur approche pédagogique. Pour Gosselin, l’enjeu de la recherche dans ce contexte, est d’ancrer celle-ci dans la pratique de l’artiste afin que la théorisation s’exprime avec les outils conceptuels de l’artiste et non avec ceux des théoriciens ou des historiens de l’art. À l’instar de Louis-Claude Paquin, l’heuristique leur semble à tous deux, aujourd’hui, l’approche la plus appropriée comme méthode pour les artistes-chercheurs. Il est cependant très intéressant de noter que si l’un et l’autre s’accordent sur ce point, ils se positionnent très différemment quant à leur propre pratique d’enseignant-chercheurs : tandis que Pierre Gosselin a adopté la systémique, Sylvie Fortin échappent sciemment aux catégories méthodologiques.
Notes
[1] Ainsi que cela a été signalé dans le premier article, les centres d’artistes sont une singularité québécoise et canadienne. Dispositifs fondés il y a une trentaine d’années dans un partenariat entre les artistes de la société civile et les ministères de la culture du Canada et du Québec, ils ont permis la constitution d’une communauté artistique qui joue désormais un rôle important sur la scène nationale et internationale particulièrement dans le domaine des arts médiatiques.