Sait-on à quel point la temporalité détermine notre façon d’organiser et de se représenter le monde? On structure les faits, réels ou fictifs, en les liant par la causalité; on se crée des récits qui forment des chaînes temporelles, des bouts d’histoires qui ont toujours pour but de convaincre. Et les histoires qui nous emportent le plus ne sont jamais les plus vraies, mais les plus crédibles. On peut en faire l’expérience avec le texte de Fidget qui fait partie d’une oeuvre en ligne présentée par Stadium. Tout débute par la transcription d’un enregistrement dans lequel l’écrivain Kenneth Goldsmith décrit d’une manière systématique et maniaque tous les mouvements de son corps un 16 juin 1997, et ce pendant une période consécutive de 13 heures. Le site Fidget est en fait une des mises en forme auquel le texte s’est prêté1.
La version de Fidget présentée sur le web est un très animé applet Java dans lequel flottent des bouts de phrases qui ont la bougeotte (en fait, on traduit en français le mot fidget par le fait de gigoter ou d’avoir la bougeotte). Et difficile est la lecture, tellement ça bouge. Le texte cesse alors de signifier pour se perdre dans une mouvante composition typographique dont les segments, reliés par des fils, dansent, se superposent et se confondent au gré des interventions de l’utilisateur. Ce n’est donc pas le récit qui lie les courtes phrases entre elles mais bien plutôt de petits traits aussi graphiques qu’élastiques. De plus, on apprend rapidement à manipuler les éléments à l’aide de la souris. Pour faire cesser le vacillement, par exemple, il suffit de prendre une couette de fils et de la tirer d’un côté ou de l’autre. Le dynamisme du dispositif formel se situe dans la tradition des calligrammes d’Appolinaire et des expérimentations typographiques des dadaïstes2 et s’oppose en tout point au contenu textuel.
Fidget a une source littéraire, soit un texte produit par un écrivain mais qui ne semble pas trop porté vers la « littérature ». Un texte, donc, qui représente un réel défi pour le lecteur car on y trouve aucune évocation, métaphore ou sentiment. À la limite, on cherche des allusions au langage corporel dans ce qui est en fait une objective et froide énumération (même pas une description) de tous les petits gestes ou frétillements (jusqu’au plus intimes) que le corps peut produire en une journée. Ça va de la jambe qui pend, au reniflement, en passant par l’oeil qui regarde le nez. L’auteur fait preuve de rigueur non seulement dans le souci du détail et dans la précision de l’observation mais aussi dans la mise en séquence des faits reportés. Leur linéarité, de même que la linéarité du texte et du temps, est soulignée par la notation de l’heure, placée au début de chaque paragraphe. Aucun emportement n’est possible dans cette suite extrêmement statique d’actions insignifiantes, racontée par un auteur qui ne cherche d’aucune façon à faire dramatique, dépourvue qu’il est d’ailleurs de toute espèce de conviction. Si drame il y a, il prend la forme d’une pensée téflon qui glisse sur la surface du corps et qui tourne en dérision une littérature de la sensibilité pour ne faire ressortir finalement que la pure et assommante linéarité du temps et de l’écriture.
D’un autre coté, Fidget (le texte) est mis en forme dans un applet interactif. La plasticité de cet espace animé lui donne une tout autre dimension. Et là, l’auteur cherche visiblement à réactiver notre intérêt. On apprécie le jeu typographique, les bouts de phrases qui s’entrechoquent et s’agitent; on manipule la souris et ça devient ludique. La linéarité du texte et du temps est encore présente toutefois : un chronomètre marque le temps au centre et les énoncés surgissent et s’estompent dans un ordre séquentiel. Par contre, la temporalité perd un peu de sa linéarité dans la mesure où celle-ci est spatialisée et mise en image.
Du même coup, il y a une perte de lisibilité du texte au profit d’une visibilité du temps.
C’est dans ce paradoxe que réside tout l’intérêt de Fidget, intérêt qui laisse présager bien des réflexions sur les rapports que nous allons établir avec les nouvelles technologies de la communication, rapports qui concernent l’avenir de l’écrit, celui de l’image et de leur union dans un environnement multimédia. Le paradoxe est le suivant: le texte Fidget est dépourvu de tout pouvoir suggestif tellement il est linéaire, quand on le lit on cesse de voir. L’applet, quant à lui, nous donne une image du texte et du temps, ça bouge et ça s’emmêle. Et curieusement, quand on commence à voir la linéarité du texte, on cesse de lire!
Notes
[1] Tel qu’indiqué dans le communiqué de presse , Fidget fut d’abord l’objet d’une performance au Whitney (à Philip Morris) le 16 juin 1998 avec la participation du chanteur Theo Bleckman dont les interprétations musicales du texte de Goldsmith sont disponibles sur le site. La parution d’un cédérom est prévue et le texte a été aussi la source d’une installation grâce, cette fois-ci, à la collaboration de la couturière Sydney Maresca. L’oeuvre Web est réalisé avec l’aide du programmeur Clem Paulsen qui a conçu d’applet.
[2] Goldsmith est l’éditeur de UbuWeb Visual, Concrete + Sound Poetry dans lequel on retrouve les explorations d’une poésie qui, comme le nom du site l’indique, est autant visuelle en plus d’être textuelle. Le site présente les travaux d’artistes contemporains et il contient un volet historique où l’on retrouve, entre autres, les oeuvres d’Apollinaire et celles des dadaiste. Les documents audio archivés sont aussi d’un grand intérêt.