Gerfreid Stocker est un artiste indépendant oeuvrant dans le domaine de la musique et des arts médiatiques depuis le début des années 90. Administrateur pour le Centre Ars Electronica depuis 1995, il occupe aussi le poste de directeur artistique pour le Festival Ars Electronica. Nous l’avons rencontré dans le cadre de Cartographies organisé par ISEA (12 au 14 octobre 1999, Montréal). Cartographies cherchait à faire le point sur les états généraux des nouveaux médias sur le plan international.
Une entrevue réalisée par Valérie Lamontagne et Pierre Robert
Votre conférence abordait le document sous l’angle de l’événement (« du document à l’événement »), pouvez-vous nous dire comment cette idée prend forme dans les manifestations artistiques et les festivals comme celui d’Ars Electronica?
Gerfreid Stocker: D’abord il est important de comprendre ce que l’expression « du document à l’événement » signifie vraiment, soit la transformation d’un art orienté vers l’objet, visant à produire des originaux, à la notion de l’artiste en tant que créateur unique, vers une nouvelle position où l’objet n’a plus de réelle pertinence.
C’est plutôt un processus dans lequel l’artiste n’agit pas individuellement mais travaille en collaboration avec des équipes interdisciplinaires de techniciens, de designers, d’architectes, d’artistes et de musiciens. Il s’agit d’un processus qui est très fortement modelé par la nouvelle technologie et les artistes s’adaptent à cette situation et c’est, je pense, une transformation très importante que ce passage de l’art orienté vers l’objet à l’art orienté vers le processus, de l’individuel au collectif.
Il y a aussi une implication plus théorique à cette idée « du document à l’événement », et même dans les arts médiatiques nous avons fait face à un changement, ou à une transgression, d’un art médiatique qui produit un objet (qui n’est plus bien sûr l’objet d’art habituel, mais plutôt une oeuvre centrée sur la production) à un art créé par des artistes en réseau où on se concentre maintenant sur les relations, ou la création d’échanges et de relations.
Les artistes établissent davantage de relations entre les différentes communautés et entre les différents types d’utilisateurs sur l’Internet et je pense que cela pose un grand défi au marché de l’art. Les marchés de l’art et les festivals comme le nôtre, ainsi que les musées et les galeries font face à une forme de dématérialisation de l’art.
La réponse à ce problème paraît simple. On peut se dire: « D’accord, nous devons maintenant passer de la présentation à la production ». Parce que si les artistes ne produisent plus d’objets, on ne peut les collectionner, les stocker et les exposer, conséquemment une nouvelle collaboration avec ces artistes doit être engagée, en soutenant, par exemple, la production et le processus de création.
Mais, en réalité, nous sommes confrontés à une situation où les artistes auront éventuellement de moins en moins besoin des institutions artistiques et des festivals. On peut déjà constater ce phénomène dans l’industrie de la musique – l’avènement du MP3 pertube actuellement l’industrie, sans compter les possibilités de production et de distribution indépendantes – la même chose peut arriver à l’industrie artistique. À commencer par les gouvernements qui doivent concocter de nouveaux modèles de financement. Comment les festivals, les musées et les galeries financeront-ils l’art? Nous devons tous repenser nos modèles de collaboration. Jusqu’à présent, je pense qu’il y a eu très peu d’endroits où ce défi a réellement été pris en compte.
Un des points que vous avez soulevés concernait l’artiste en tant qu’entrepreneur. Parlez-nous de la dimension commerciale du travail de l’artiste et dites-nous comment on peut lier les affaires à ce dernier, et ce, de la production à la distribution et sur tout autre plan avec lequel l’artiste doit maintenant traiter. De plus, cette question de l’objet d’art comme événement peut être liée à la notion de consommation – sans permanence, l’objet se voit perpétué dans une économie capitaliste constamment en mouvement. C’est un exemple, peut-être y a-t-il d’autres points que vous aimeriez aborder.
Je pense que cette expression de l’artiste comme un entrepreneur, une expression pour le moins provocatrice, comporte beaucoup d’aspects différents. Un de ces aspects de la rencontre entre l’art et les affaires s’est présenté plus concrètement dans le domaine des arts médiatiques parce qu’il était nécessaire de trouver plus d’argent que ne le permettait le financement traditionnel de la part des gouvernements, en effet la technologie de haute qualité, la réalité virtuelle et toutes ces pratiques exigent un financement considérable. C’est un point qu’on doit approfondir si on veut aboutir à une réelle rencontre entre le monde des affaires, le monde corporatif, les commanditaires et l’artiste.
Mais l’artiste comme un entrepreneur signifie beaucoup plus, c’est une métaphore de ce nouveau modèle corporatif dont je parlais lors de ma présentation, de ces stratégies qui sont nécessaires aux artistes afin qu’ils s’organisent adéquatement. Les artistes ont besoin de s’organiser différemment, mais le marché de l’art n’évolue pas assez rapidement pour s’adapter aux nouvelles pratiques artistiques. Ça s’améliore lentement, mais si nous regardons trois ou cinq ans en arrière, il y avait très peu, sinon aucune institution artistique, musée ou université (même chose du côté de la formation des artistes) qui réagissait favorablement à ces nouveaux développements engagés par les artistes dans le cadre de la nouvelle infrastructure technologique.
Ainsi, les artistes ont dû s’organiser. Devant cette situation, il ne suffit plus d’être seulement un artiste – vous devez être aussi un théoricien, parce qu’il n’y a aucune théorie qui explique ce que vous faites -, vous devenez alors votre propre théoricien. Ensuite, bien sûr, vous êtes votre propre technicien parce que même si vous obtenez le support de quelques amis programmeurs ou d’ingénieurs en électronique, en tant qu’artiste vous devez connaître suffisamment la technologie pour négocier et communiquer avec les techniciens. Et, finalement, les artistes feront la promotion de leur production parce qu’ils ont conçu le projet et qu’ils ont développé, de ce fait, de bonnes stratégies de mise en valeur.
Tout cela est englobé sous l’expression de l’artiste entrepreneur. D’une certaine manière, cela a quelque résonance avec les nouveaux modèles que l’on retrouve dans le monde commercial traditionnel. Les gens reconnaissent de plus en plus que, dans une situation où vous avez soudainement à contrôler votre environnement de production et votre environnement de distribution, vous devez alors vous organiser différemment.
On retrouve, de manière plus évidente, ce modèle d’entreprise regroupant l’artiste, le théoricien, le promoteur, le vendeur, le technicien, etc., dans le secteur de la musique, un des premiers secteurs où les artistes furent capables de contrôler pleinement leur environnement de production.
Il n’est effectivement plus nécessaire de trouver un studio et de payer pour enregistrer votre musique, vous pouvez le faire sur votre ordinateur portable et, de plus, il n’est pas nécessaire de produire un disque compact, de négocier avec les compagnies et les magasins. Vous pouvez tout faire vous-mêmes et je pense vraiment que les musiciens, les compositeurs et les artistes du son qui ont réussi à créer leur propre environnement, de la production à la distribution, sont paradigmatiques à ce titre.
Ça peut être un très bon modèle pour beaucoup d’autres domaines artistiques comme les arts visuels, le cinéma et aussi le théâtre. Je pense que le théâtre toutefois est très en retard. Si une troupe utilise la vidéo sur scène, ils se disent « Wow! nous sommes des grands artistes des médias », mais ils ne comprennent pas que la notion même de « public » change. Vous avez là un nouvel auditoire et un nouvel espace pour le rejoindre.
Vous avez employé la métaphore de la musique et aussi de l’industrie musicale, j’ajouterais à cela que ceux dont vous parlez font partie d’une génération plus jeune que les artistes actuellement présents dans les festivals dédiés aux nouveaux médias. Croyez-vous qu’il y a des différences de génération entre les artistes des médias plus vieux et plus jeunes par rapport à leur façon de fonctionner et de produire? Pourriez-vous nous dire aussi comment les artistes des médias empruntent les idées et les structures élaborées par les musiciens?
Absolument, je pense que c’est un problème de génération, peut-être pas un problème mais certainement une question de génération et, bien sûr, à chaque année la situation suivante se répète, des milliers de jeunes artistes complètent leur éducation universitaire avec un papier qui dit « Je suis un artiste ».
Pour ces derniers ça signifie: « O.K., maintenant je suis un artiste, j’ai le droit d’exposer dans les galeries, il me faut mon environnement ». Et, alors, la plupart d’entre eux sont incapables de bien gérer cette situation. Ce n’est donc pas, en ce sens, simplement une question d’âge, c’est aussi une question d’approche.
Dans le domaine musical, par exemple, vous voyez des gens qui ne sont pas issus d’une éducation musicale traditionnelle, parce que ce n’est pas la voie à prendre si vous voulez devenir un artiste des arts médiatiques ou quand vous désirez travailler sur l’Internet, ou faire de l’échantillonnage et ainsi de suite. Les compositeurs traditionnels, pour leur part, vont dans une direction qui est la leur, ils ont leur propre niche et leur propre marché, alors que les artistes des beaux-arts font, quant à eux, face à une crise profonde.
Les universités produisent de plus en plus d’artistes chômeurs parce qu’ils ne savent pas comment les instruire, ces derniers ne sont même pas formés à utiliser efficacement l’ordinateur. La plupart des jeunes qui conçoivent de façon autonome des pages Web en savent plus que ceux qui sortent des programmes d’art universitaires.
Ils (les étudiants en beaux-arts) ne sont pas préparés à faire face à ce nouveau paradigme voulant que les nouveaux médias signifient aussi une nouvelle relation avec le public, et que la galerie n’est plus le but ultime. Je pense que, d’une part, c’est un problème générationnel mais que, d’autre part, c’est aussi un problème d’éducation. Dans le domaine musical c’est plus facile parce que les musiciens doivent travailler en groupe, sans, évidemment, que cela soit obligatoire, toutefois les musiciens travaillent souvent en équipe. Même dans la musique traditonnelle, ils sont beaucoup plus familiers avec ces situations où on doit s’entendre et trouver des façons de présenter le travail.