À l’invitation d’archée, Jean Klucinskas nous présente le compte rendu de la séance « Remédiation / mise en abîme » dont il était le modérateur lors du cinquième colloque (La nouvelle sphère intermédiatique V) organisé par le Centre de recherche sur l’intermédialité (CRI). Participaient à cette séance : Jay David Bolter, Georgia Institue of Technology, Digital Technology and the Remediation of Cinema; et de l’Université de Montréal : Phillippe Despoix, Une heuristique de l’intermédialité? Quelques éléments de méthode; Alice van der Klei, Remédiation : à travers l’hypertexte; Delphine Bénézet, Le roman contemporain et sa géographie intermédiale.
Un des moments forts du colloque fut la séance intitulée : « remediation / mise en abîme ». C’était l’occasion de discuter à la fois une conception importante des nouveaux médias et un livre qui a fait des échos depuis sa publication en 1998, Remediation, Understanding New Media, des auteurs Jay David Bolter et Richard Grusin. Le néologisme « remediation » décrit une logique de production inter-médiale. Certains se sont interrogés sur la juxtaposition des termes dans le titre de la séance, se demandant si les organisateurs proposaient la notion de « mise en abîme » comme traduction du terme anglais? En fait, la notion de mise en abîme n’a aucunement été abordée lors de la séance, mais le problème d’une traduction adéquate fut un réel souci. On sait qu’en français remédier veut dire corriger, parer, porter un remède à… or le latin remedium est tout de même lié au sens anglais puisque le remède est le médium de la guérison! Sans hésitation, les participants du colloque ont adopté ce concept dans le contexte français, et l’utilité du terme nous laisse croire que le verbe français « remédier » sera éventuellement doté d’un deuxième sens.
L’idée de remédiation est dérivée d’une thèse de Marshall McLuhan voulant que chaque nouveau média se déploie en imitant les formes du médium auquel il succède ; le CD par exemple adopte la forme du disque vinyle! Bolter et Grusin ont vu dans cette relation intermédiale une logique évolutive des médias. Le concept de remédiation souligne d’abord une répétition, la trace d’un ancien médium dans un nouveau. Outre cette répétition, deux phénomènes caractérisent ce concept, la proximité au réel et la transparence. En produisant une nouvelle représentation du monde, chaque nouveau média prétend offrir un accès plus direct au réel – la technologie de la couleur produit une image plus réelle que l’image noir et blanc. L’évolution d’un média est aussi caractérisée par l’effacement de son dispositif. L’usager doit devenir inconscient du cadre. On a objecté qu’aucun médium n’est invisible, certes, mais ce que la remédiation veut nous montrer est que le désir de transparence marque l’évolution des médias. L’idée de la remédiation rend explicite comment chaque média s’efforce d’améliorer notre accès au réel, et l’évolution des médias se manifeste forcément dans la rivalité intermédiale.
Jay David Bolter, professeur de nouveaux médias à la Gorgia Institute of Technology d’Atlanta, a ouvert la séance avec une communication sur la rivalité intermédiale. Il a commencé par invoquer des notions appartenant à la poétique traditionnelle qui ont longtemps servi à décrire la psychologie de la création artistique. Les notions d’hommage et de rivalité appartiennent au processus d’émulation artistique, ces notions sont censées expliquer les motivations de la création artistique. Cette tradition a peu commenté les rivalités improductives et néfastes. Ces aspects on été repris par Harold Bloom, théoricien de la littérature qui publiait en 1975, une théorie de l’« anxiété de l’influence », montrant comment les poètes modernes vivent dans la crainte d’être trop influencé. Jay David Bolter a transposé cette théorie dans le contexte d’une rivalité intermédiale. Il a décrit comment le cinéma traditionnel, aujourd’hui contesté, rivalisé par l’Internet, les technologies digitales et les dispositifs de réalité virtuelle, s’interroge sur sa propre perte d’hégémonie culturelle. Une preuve d’anxiété à l’égard des nouveaux médias se manifeste dans des films comme Existenz (1999) de Cronenberg et Strange Days (1995) de Kathryn Bigelow, des films qui présentent la réalité virtuelle comme une technologie dangereuse ou malsaine. Le cinéma joue à représenter des dispositifs qui sont censés rendre indiscernable la frontière entre phantasme et réalité. La relation entre réalité et représentation des phantasmes fonde le processus de remédiation.
Après cette réflexion sur la rivalité intermédiale, la conception de l’intermédialité en tant que « synchronicité » a été mise de l’avant. Philippe Despoix, professeur de littérature comparée à l’Université de Montréal, et spécialiste du cinéma allemand de la période de Weimar, a abordé le concept d’intermédialité afin d’étendre sa portée, pour en faire une manière de voir et de découvrir les médias en général. Il voit la nécessité d’élargir la notion d’intermédialité au-delà des nouveaux médias pour y reconnaître une relation inhérente à tout médium. La relation intermédiale serait présente dès les premières extensions du système nerveux. Si l’on propose de penser l’intermédialité de manière historique, cela doit se faire, selon lui, sur la longue durée. Despoix plaide pour une histoire qui serait une anthropologie de la technique. Il offre comme modèle d’une telle histoire deux figures exemplaires : le sociologue Max Weber (1846 -1920) et l’ethnologue André Leroi-Gourhan (1911-1986). Il a présenté Weber comme un précurseur de la médialogie. En citant des textes inédits de Weber sur l’histoire de la musique, Despoix donnait l’exemple de l’invention de la gamme harmonique tempérée pour illustrer comment un phénomène traverse une multiplicité de médias, instruments, écriture musicale etc. L’intermédialité peut être retracée grâce à une synchronisation de différents médias.
La notion de synchronisation a d’abord été élaborée chez Leroi-Gourhan dans son livre Le Geste et la Parole (1965), pour expliquer l’évolution du langage dans son rapport avec la dextérité de la main et la fabrication des outils. Pour cette raison, l’intermédialité est liée aux techniques du corps. L’évolution du langage en tant que médium a nécessité la synchronisation de la bouche et de l’oreille, de même que celle de la main et de l’oeil. C’est ainsi que dans la relation entre les expériences du corps et les expérimentations technologiques on trouve les fondements de l’intermédialité. La synchronisation selon Despoix produit des effets de remédiation, dans la mesure où, par exemple, la mise en place de l’alphabet serait une remédiation de la parole.
Despoix a conclu son exposé en suggérant que l’évolution des technologies comporte aussi une histoire d’échecs qui mérite d’être considérée. L’histoire de la synchronisation de l’image et du son a eu, avant l’arrivée du cinéma parlant, une carrière importante. Ce type de relation oubliée devrait alimenter une pensée de l’intermédialité.
Après cette réflexion sur l’historicité de l’intermédialité, Alice Van der Klei, du département de littérature comparée, a présenté une analyse de la manière dont la remédiation se déploie à travers l’hypertexte. Elle s’est appuyée dans ses recherches sur l’hypertexte et la circulation des images, où elle examine la valeur iconique de l’image et son rôle dans la mémoire culturelle. Van der Klei a montré comment les processus hypertextuels gardent de nombreuses traces de l’activité traditionnelle de la lecture, qu’elle a présenté comme des remédiations du livre. Les nouveaux dispositifs technologiques par contre incitent le lecteur à manipuler les données et à les transformer à sa guise. L’hypertexte produit un texte infiniment ouvert et fragmentaire. La lecture ou le visionnement de l’image deviennent des actes d’appropriation. Lire implique alors transformer, refaçonner le matériau selon un principe de « refashionning ». Van der Klei a expliqué l’importance stratégique du « refashionning », un concept démontrant que les appropriations hypertextuelles sont motivées par des constructions identitaires et des effets de mode. Elle a terminé sur l’image de Che Guevara, image à grande valeur iconique, circulant selon les modes, évoquant vaguement la liberté, mais détachée de son contexte révolutionnaire. La prolifération de ce visage et les multiples motifs de son appropriation sont rendus possible dans une culture de l’appropriation où les technologies facilitent et accélèrent la circulation de l’image.
Delphine Bénézet, de l’Université de Montréal, a enchaîné avec une communication sur la manière dont les médias traditionnels peuvent être transformés grâce aux effets des nouveaux médias. Il s’agissait ici d’un autre regard sur les effets de la remédiation, mais cette fois-ci en montrant comment cette intermédialité donne de nouvelles possibilités de mises en espace. Bénézet a brièvement analysé le Roman Ditch (2001) de Hal Niedzviecki, montrant comment l’auteur place son lecteur devant une page qui simule le dispositif du courrier électronique. Un autre exemple est le récit Number9Dream (2001) de David Mitchell qui s’organise autour d’une iconographie inspiré par la B.D. et par les jeux vidéo. Il est important de remarquer comment les nouveaux médias influencent et inspirent des médias qu’ils sont censés rendre caduques. Bénézet a démontré que la transformation intermédiale, la remédiation, opère dans les deux directions. Pour faire le point sur cette séance, il faut ajouter que les notions de synchronisation et de « refashionning » ne sont pas synonymes de remédiation, mais que les trois font plutôt partie de l’évolution intermédiale.
Le colloque s’est terminé avec Jürgen Müller et Philippe Marion, des théoriciens de l’intermédialité qui ont souvent collaboré avec le CRI. Jürgen Müller a abordé de front le thème principal du colloque en présentant une réflexion sur l’historicité de l’intermédialité. Pour penser celle-ci, il propose une « double archéologie de l’intermédialité ». Penser l’histoire en tant qu’archéologie! Comme plusieurs des chercheurs qui l’avaient précédé, il s’agit de rendre évident les liens généalogiques entre les nouvelles technologies et les relations traditionnelles entre les médias. Il a commencé en dressant une série de phénomènes culturels comme le Gesamtkunstwerk, l’hybridité, et en évoquant aussi, comme chez Walter Moser, le théoricien littéraire Oscar Walzel et sa notion de « réciprocité des arts » (1917) (Wechselseitigkeit der Kunst), en tant que penser intermédial.
Müller a insisté sur la nécessité de rassembler des réseaux culturels d’histoires, où les fonctions des médias seraient analysées. Fonction, pour Müller, désigne les effets des médias sur ceux qui en font l’expérience. C’est une conception qui semble s’inspirer de l’esthétique de la réception développée par H-R. Jauss vers 1970. La double archéologie revient à confronter la fonction historique des médias avec leur fonction sociale. La fonction historique étant davantage de l’ordre de l’évolution technologique, et de ces conséquences sur la société, tandis que la fonction sociale concerne la représentation de la technologie; elle décrit les aspirations, les phantasmes culturels qui peuvent anticiper les réalisations techniques : le désir de voler comme un oiseau précédant l’invention de l’avion. Cette double archéologie de l’intermédialité doit être fondée sur des études de cas. Müller a tiré des exemples de sa recherche sur l’idée de la télé-vision, utilisant des illustrations tirées de récits utopiques du XVIIIe siècle : le Giphantie (1760) de C-F. Tiphaigne de La Roche (1729-1774); et du XIXe siècle chez Albert Robida (1848-1926) et son oeuvre d’anticipation Le Vingtième Siècle (1883). Des ouvrages qui imaginent l’impact d’un dispositif télé-visuel sur la société de l’avenir.
En dernier lieu, Phillipe Marion a clos le colloque avec une tentative de synthèse.