Marcia Lorenzato a présenté sa dernière exposition, qui se tient actuellement à la Maison de la Culture Ahuntsic-Cartierville Montréal, comme des « déplacements intimes ». Ce titre se justifie dans la mesure où le parcours que l’on fait au travers de ces dix images infographiques dessine bel et bien un voyage imprévisible. D’emblée, on peut situer une relation dans le ludique, entre le réel et le rêve. Les images opèrent par un perpétuel jeu de miroir et de symbole dans lequel le monde des objets clairs et articulés se trouve aboli. Celles-ci dessinent une spatialité sans choses, mais avec le souvenir de l’enfance brésilienne et de l’identité nomade de l’artiste. Ici, deux enfants basculent tout habillés dans un jeu de miroirs. C’est que l’artiste, telle Alice de Lewis Carroll dans son Voyage au Pays des merveilles, nous entraîne au-delà des apparences dans une traversée symbolique qui prend forme avec le motif récurrent du jardin et ses multiples territoires d’explorations. Dans ce monde végétal onirique, régi par des règles de jeu particulières, l’artiste nous invite à franchir la surface de l’image pour en découvrir la face cachée. Au fond, c’est ce que semble nous souffler le titre de l’exposition, des déplacements à travers le miroir et à travers l’image.
Parmi ces étranges images, se révèle un monde factice, « une construction de châteaux d’air » comme le dit Freud pour le rêve: Trois lits, trois enfants, trois paysages, trois fenêtres, trois lieux de passage des eaux. L’image pose cet épineux problème qui n’est pas tant de présenter des objets visuels, tantôt tableaux-lit bloqués dans l’acte pictural, expérience de fragmentation, sortes de poétique de l’éphémère, que d’enclaver un monde frémissant dans ses dérives intimes. Pas étonnant, car l’espace de sollicitation des images de Marcia Lorenzato ne cesse de creuser le même sillon, conviant des formules complexes de mémoire. Éclairées par l’arrière, les images photographiques montrent une réalité en transparence. Efficaces esthétiquement, elles sont, par moment, plastiquement transposées dans l’objet matériel et physique du lit accroché verticalement au mur. Châssis, format ou cadre, cette monstration métaphorise l’espace du rêve, mais l’œuvre devient autre. Constat plus flagrant, l’image est elle-même constituée de bribes d’objet provenant de souvenirs d’enfance (une planche en bois, des chaussons d’enfants, par exemple), créant une mise en scène muette dont la réception réclame précisément le silence pour être efficace. Voilà que nous semblons tendre, au travers de cette tripartition entre la présence de l’objet, sa signification et sa représentation, vers une étrange conception d’une mise en scène qui se dévoile à travers l’ensemble de l’exposition. Il faut alors glisser dans l’incrédulité d’un saint Thomas qui a besoin de toucher les plaies du Christ pour croire à ce qu’il n’a pas vu. Que ce soit par l’installation des images dans l’espace, où par le travail informatique de la matière photographique, les images ne se verbalisent pas, elles sont gardiennes de la matière intime des souvenirs enfouis. Matière impalpable que celle de la mémoire, mais bien présente comme le véhicule le plus évident des images de Marcia Lorenzato. L’artiste les décrit comme des « marques du temps » qui seraient avant toute chose « des empreintes et des miroirs. »
L’image photographique est à la base d’un paradigme essentiel pour l’artiste, mais aussi une singulière poétique, celle qui lui fait aborder le travail de la mémoire. Ce « il a été une fois » pourrait également être appréhendé comme le « ça a été » de la photographie. Mais si la photographie est un miroir qui se souvient, il faut sans doute la comprendre en tant que mémoire de la forme, car le contenu du souvenir n’est pas photographiable. Curieusement, il semble que ce point en dise beaucoup plus long sur l’un des traits spécifiques du travail infographique de Marcia Lorenzato. Aussi nous précise t-elle, « l’objet, tel que je le perçois en atelier, est la condensation d’expériences constamment en voie de disparition à force de temps. Il peut comporter plusieurs couches de fonctions et de sens, qui varient dans l’imaginaire de celui qui l’observe ». En cela, quelque peu différente du réseau proustien d’associations d’idées dans lequel un nouvel état en appellerait un autre semblable ou différent, la mémoire dans l’œuvre de Marcia Lorenzato ne peut être fixée, dans la mesure où elle est faite de traversées perpétuelles.
En toute rigueur, la notion proposée par Pierre Fedida, celle du « souffle indistinct de l’image » devrait nous aider à comprendre les images de Marcia Lorenzato. Elles se pensent dans le rêve, le symbolique, le psychanalytique et l’étrangeté, se déployant comme de grandes ondes venant sur d’autres ondes. L’eau, l’élément liquide est toujours au premier plan, ici une main tend un bouquet de fleurs, là tout d’un coup les reflets de lumières, espace abstrait, ni milieu ni matière dans lequel s’éparpillent les mouvements si agréables des corps d’enfants. Il semble bien que s’illustre ici le lien de toute chose avec toute chose, harmonie malgré toutes les complexités. Le langage sous-jacent des images ne semble être pour l’artiste qu’un dispositif symbolique.
Car plus que tout, c’est de l’invisibilité même dont il est question, et de sa perception. Mais comment rendre sensible une telle démarche, qui consiste à mettre en scène un déplacement, celui d’un monde fictionnel que l’on ne voit pas ? Le médium, l’infographie utilisée par l’artiste comme métaphore de la réalité fictive de l’œuvre est ici d’une aide précieuse dans la mesure où il met en relation l’aspect formel et symbolique. Il permet d’établir cette fiction partagée en tant que telle par le spectateur, dont le référent serait non existant, de maintenir l’autonomie de la fiction comprise comme réalité à part entière. Oscillant entre le véridique et l’illusion, le médium fait apparaître possible ce qui n’existe aucunement. Nous retrouvons le thème de l’opposition complémentaire entre la réalité et l’art : parce que toute illusion ne peut se fonder que sur la faculté de ce qui fut réel. Cela est d’autant plus vrai, que chez Marcia Lorenzato, l’invisible, cette factualité qui n’est rien d’autre que l’inquiétude d’être1,circule dans l’œuvre comme une métaphore. La difficulté semble consister à pointer, à indexer cette capacité de disparition des images, plus ou moins visible plus ou moins palpable dans l’accumulation de leurs éléments de réalité.
En ce sens, cet invisible qui constitue la mouvance de ces « déplacements intimes », correspondrait dans le travail de Marcia Lorenzato à la difficile question de l’errance, difficile parce que non résolue. Mais elle se révèle décisive lorsque sans prévenir, elle nous propose d’aller jusqu’au bout de l’isthme rêvé.
Notes
[1] Nous faisons référence indirectement au titre d’une exposition précédente de l’artistique. « Inquiétante intimité », Galerie Art Mûr, Espace 4, (8-23 septembre 06), Montréal.
Bibliographie
– Fedida, Pierre, « Le souffle indistinct de l’image », Le site de l’étranger. La situation psychanalytique, Paris, PUF, 1995, 320 p.
– Freud, Sigmund, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, 768 p.