« Ce que Husserl appelait « le monde de la vie » est perdu », Ă©crivait Christian Norberg-Schulz, en 1985, dans « On the way to figurative architecture »1. Cette perte de monde, que manifeste aujourdâhui lâuniformisation croissante des choses et des ĂȘtres suivant la logique contemporaine de la globalisation et de la mondialisation accuse, sur le mode mĂ©tonymique, une autre perte, tout aussi originaire â si ce nâest plus encore : la perte du corps. RĂ©sorbĂ©, effacĂ©, quand il nâest pas simplement Ă©vincĂ©, le corps (objectif aussi bien que subjectif) est en trop, traduit un excĂšs. De mĂ©diateur dâun monde, il devient « mĂ©diatisĂ© », pacifiĂ©, rĂ©ifiĂ© â non plus visĂ©, mais tĂ©lĂ©-visĂ©, publi-citĂ©. Tenu Ă distance, glosĂ©, habillĂ©, dĂ©shabillĂ©, exposĂ©, il ne se dĂ©robe que plus aisĂ©ment au toucher. Ă la numĂ©risation des objets, qui consiste Ă rĂ©duire la multiplicitĂ© de la matiĂšre Ă lâunicitĂ© dâun support, rĂ©pond ainsi la rĂ©alitĂ© virtuelle oĂč le corps, informatisĂ©, programmĂ©, modĂ©lisĂ©, dĂ©rĂ©alisĂ©, dĂ©substantialisĂ©, le cĂšde Ă lâimage de synthĂšse. « Long live the new flesh », murmure Ă la toute fin le personnage principal du film-culte de David Cronenberg, Videodrome, en se tirant une balle dans la tĂȘte â persuadĂ©, dans son dĂ©lire, de se survivre dans quelque Ă©ternitĂ© numĂ©rique sous la peau Ă©lectronique dâun corps-vidĂ©o, censĂ© le guĂ©rir de lâĂ©rosion pornographique de son mystĂšre. Que penser pourtant de cette « nouvelle chair » sous laquelle lâhomme, promu au rang de zĂŽon teckhnologikon, est censĂ© jouer son Ă©volution â « the next phase in the evolution of man as a technological animal » clame lâinventeur du videodrome, le professeur Oblivion, dont le nom mĂȘme enregistre lâoubli oĂč sombre le corps en rĂ©gime tĂ©lĂ©mĂ©diatique ? Que gagne-t-on Ă se glisser sous cette cyberskin sans tenue, subsidiaire, hallucinĂ©e, privĂ©e de motilitĂ© et de sensorium, reprĂ©sentĂ©e sans prĂ©sence, dĂ©prĂ©sentĂ©e, dĂ©sincarnĂ©e, anesthĂ©siĂ©e : refoulĂ©e ? « [L]e refoulĂ© aujourdâhui câest le corps, le corps sensoriel et moteur »2, Ă©crivait Didier Anzieu en 1986. Plus exactement, un « mĂ©ta-corps » â câest-Ă -dire le dĂ©passement du sensori-moteur â se dĂ©veloppe, qui prend sa place et se substitue Ă lui, de sorte quâon peut se demander si nous nâassistons pas Ă la « mort du corps » au profit de cet autre, tentaculaire et envahissant, que dĂ©signent maintenant, aprĂšs la cybernĂ©tique, lâinteractionnisme high tech et les technosciences. Trois siĂšcles de pensĂ©e mĂ©caniste auront ainsi suffit Ă amputer lâhomo faber de son ascendance de sang, de nerfs, de souffles, de chaleur, de vibrations, de passions, de moelle, de moiteur et de mucus, pour le voir faire naufrage et sâajouter Ă la longue liste des espĂšces en voie dâextinction, au rang des bĂȘtes quâil a lui-mĂȘme condamnĂ©es pour ne pas avoir su se reconnaĂźtre sous lâenveloppe humide de chair animale quâil partage avec elles.
On ne sâĂ©tonnera pas, dans ce contexte, de voir aujourdâhui lâanimal faire retour dans nos fictions et nos reprĂ©sentations comme symptĂŽme de ce refoulement du sensori-moteur, lequel nous apparaĂźtrait dĂ©sormais sous la forme dĂ©tachĂ©e dâun corps de bĂȘte oĂč nous aurions Ă reconnaĂźtre la moitiĂ© sacrifiĂ©e de notre ĂȘtre en exil de son soubassement vital, organique. Lâanimal revient devant lâartiste contemporain comme devant un Nouvel Adam, dont la tĂąche, en cette Ăšre post-historique, est exactement inverse de lâentreprise de nomination de la GenĂšse : il sâagit pour lâhomme, par lâart, de libĂ©rer lâanimal du nom qui lâa fait sây oublier pour moitiĂ©, de le dĂ©-nommer afin de pouvoir Ă nouveau voisiner avec lâinnommable dont la bĂȘte est le chiffre protomorphique et lâarcane Ă©nergĂ©tique. Lequel animal, en retour, offre Ă lâhomme la possibilitĂ© de le dĂ©charger du poids de sa mĂ©moire culturelle en parasitant de sa prĂ©sence auratique et magnĂ©tique le rĂ©flexe archivistique et la pulsion encyclopĂ©dique. PrĂ©sence qui a pour effet de guĂ©rir lâhomme de lâoubli de lâOuvert dâoĂč il vient, en lâinvitant Ă renouer avec lâerrance des bĂȘtes, ces « errants au cĆur lĂ©ger » qui insistent dans la marge comme un bruissement au bord des signes et de la pensĂ©e, une « autre voix » qui nous redonnerait Ă entendre par le bas ce « sens angĂ©lique immĂ©diat » attachĂ© Ă la connaissance initiatique, oĂč la conscience sâĂ©prouve dans la fulgurance dâun retournement de la sensation sur elle-mĂȘme.
Câest ce que donne Ă voir de façon exemplaire le film de science-fiction Johnny Mnemonic, vĂ©ritable fable de notre temps. Pour Ă©viter que des informations hautement confidentielles soient interceptĂ©es par des « hackers », on prĂ©fĂšre les stocker dans la mĂ©moire prothĂ©tique dâun « messager » humain, jouĂ© par Keanu Reeves. Une mĂ©moire prothĂ©tique pour laquelle il lui aura fallu payer le gros prix, puisque si elle dĂ©cuple ses capacitĂ©s humaines, elle lui aura coĂ»tĂ© son identitĂ©. Cette mĂ©moire dĂ©mesurĂ©e, cette hybris du savoir, il ne pouvait en effet lâacquĂ©rir quâen sacrifiant le souvenir de ses origines, câest-Ă -dire la mĂ©moire de son enfance, qui ne subsiste plus que sous forme de mĂ©moire involontaire, filtrant par images fragmentaires. Il lui faudra donc consentir Ă un dernier transport, Ă une derniĂšre mission pour pouvoir se payer la chirurgie qui lui permettra dâextraire de sa tĂȘte en souffrance cette gigantesque masse dâinformations qui parasite sa conscience et lui pourrit la vie. Mais le temps presse, puisque sâil nâexorcise pas cette mĂ©moire dans les dĂ©lais prescrits, ses circuits neuronaux sauteront, entraĂźnant sa mort. Sa survie dĂ©pend ainsi de sa capacitĂ© Ă se dĂ©barrasser Ă temps du temps accumulĂ©. Sâensuit toute une sĂ©rie de pĂ©ripĂ©ties, au terme desquelles, trahi par celui-lĂ mĂȘme qui lui avait promis la dĂ©livrance, il devra sâen remettre Ă un animal, un dauphin dans un aquarium, qui a le pouvoir de le dĂ©barrasser du trop-plein de sa mĂ©moire. Lâanimal apparaĂźt ici comme cette « rĂ©serve dâoubli » dont parle Jean-Christophe Bailly : « une rĂ©serve dâoubli qui se souvient Ă sa maniĂšre dâune origine oubliĂ©e et perdue : errant dans lâimpensable et dans lâoubli, les animaux sont, avec leur âespĂšce dâexistenceâ, les tĂ©moins dâune pensĂ©e engloutie dans la prĂ©sence et nous font, comme tels, les signes vagues dâun accord disparu »3.Â
Il ne sâagit pas ici de sacraliser ou de diviniser lâanimal en diabolisant la technologie selon le vieux rĂ©flexe vitaliste, mais de reconnaĂźtre que la rĂ©duction de lâhomme Ă son cerveau suivant la convention qui prime dans la science-fiction et, plus gĂ©nĂ©ralement, dans la pensĂ©e dâallĂ©geance cognitiviste ou computationnelle occulte le donnĂ© primordial et viscĂ©ral de notre ancrage corporel dans le monde. Le corps animal et sensori-moteur nâest-il pas ce qui apparaĂźt en qualitĂ© dâultime invariant existential Ă travers et au-delĂ des mutations techno-scientifiques ? Que lâon me comprenne bien : ce nâest pas tant que lâidĂ©ologie prothĂ©tique rĂ©duise lâhumanitĂ© de lâhomme Ă lâartifice machinique au dĂ©triment dâune soi-disant « nature », sachant que lâhomme est, depuis toujours, insĂ©parable de lâoutil et de la technĂš, mais que lâutilisation machinale de la machine et des mĂ©diations technologiques censĂ©es prolonger nos sens porte lâhomme Ă oublier quâil est lui-mĂȘme une prothĂšse du monde, la prothĂšse primordiale par quoi le monde se connaĂźt et sâausculte. Que lâhomme adhĂšre organiquement et viscĂ©ralement Ă lâĂ©toffe des phĂ©nomĂšnes Ă travers lâarche proto-sensorielle de son corps, quâil en Ă©prouve chaque pli, en Ă©pouse chaque nervure et il ne sâen trouvera que mieux Ă mĂȘme de sâaugmenter des prothĂšses oĂč la conscience aura su se corporĂ©iser et la matiĂšre se conscientiser en vertu de ce toucher intĂ©rieur oĂč lâhumain « sâoublie » Ă©nigmatiquement dans lâanimal qui se rappelle silencieusement Ă lui.
« CorporĂ©isme et scientisme courent aprĂšs lâinnovation [âŠ] mais n' »inventent » pas la corporĂ©itĂ©. Du corps, ils traitent son schĂ©ma et ses reflets : quâils opĂšrent par contact ou par systĂšmes dâaction Ă distance (tĂ©lĂ© : tĂ©lescopie, tĂ©lĂ©vision, tĂ©lĂ©mĂ©diation, tĂ©lĂ©manipulationâŠ), ils dessinent la gĂ©ographie ou les empreintes du corps, mais sont impropres Ă lâexploration de la corporĂ©itĂ© entendue comme paysage, horizon, sentir »4, Ă©crit J.-P. Martineau dans « Avatars du corps, reprĂ©sentations ». Aussi ce dernier en appelle-t-il Ă une « pathĂ©mathique », câest-Ă -dire Ă un savoir (mathos) acquis par le sentir (pathos, « ce quâon Ă©prouve », de paskhein) tel que lâart le suscite en se mettant Ă lâĂ©coute de lâanimal en tant quâexpression paradigmatique de cette « connaissance silencieuse » qui Ă©tait au fondement des MystĂšres. Câest dire que sous lâhistoricitĂ© de vĂ©ritĂ© instituĂ©e par Descartes comme horizon infini de la science se profile, Ă travers les Ćuvres, une « histoire organique » â devenir du corps dans lâhistoire aussi bien que devenir-corps de lâhistoire â « Urhistorie charnelle » qui a pour mesure a(na)tomique le corps propre et pour horizon lâĂ©laboration dâune authentique grammaire de la sensation. Si lâart a encore un rĂŽle Ă jouer, au regard du cyberespace oĂč sâengouffrent les corps, ce serait prĂ©cisĂ©ment dâoffrir un lieu oĂč la corporĂ©itĂ© peut encore ĂȘtre explorĂ©e comme paysage, horizon, sentir. Elle seule, en effet, semble encore Ă mĂȘme de mettre Ă jour les conditions spatio-temporelles de lâactivitĂ© sensori-perceptive qui dĂ©finissent notre ĂȘtre au monde et font de nous des ĂȘtres incarnĂ©s â cela mĂȘme que les technologies dâobjectivation et de formalisation du corps tĂ©lĂ©mĂ©diatique passent leur temps Ă Ă©luder en nous faisant croire quâelles nous le livrent, lĂ oĂč le mouvement lui-mĂȘme, simulĂ©, est tributaire dâune immobilitĂ©.
Notes
[1] Cité par Jacques Dewitte dans « Visage des choses, visage des lieux », Michel Mangematin, Philippe Nys et Chris YounÚs (dir.), Le sens du lieu, Bruxelles, Ousia, 1996, p. 227-268, p. 228.
[2] Cité par J.-P. Martineau, « Avatars du corps, représentations » in Garnier, Catherine, (dir.), Le corps rassemblé, Montréal, Arc, 1991, p. 68-84, p. 79.
[3] Jean-Christophe Bailly, « Un abĂźme de la pensĂ©e » dans La fin de lâhymne, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 98.
[4] Martineau, loc. cit., p. 77.