Une pléthore de livres a déjà été consacrée au phénomène Matrix, tels que Taking the Red Pill1, Jacking in to the Matrix Franchise2 et Matrix : machine philosophique3, pour ne nommer que ceux-là. Tous écrits par des académiciens, pour la plupart des professeurs de philosophie, ces ouvrages sont constitués de courts essais qui livrent des interprétations idéologiques variées. Le livre de Michaël La Chance ne déroge pas à la forme des ouvrages mentionnés ci-dessus. Cependant, la différence majeure, et non la moindre, c’est que Capture totale n’est pas un collectif, mais bien l’œuvre d’un seul homme. Essayiste et poète, La Chance risque une série de réflexions audacieuses sur le courant de la cyberculture en prenant pour exemple la trilogie Matrix. Il articule une analyse sur treize chapitres en portant essentiellement un regard sur les enjeux du courant cyberpunk dont est issu The Matrix. Toutefois, il utilise davantage les films ainsi que leur contenu narratif comme un support discursif visant l’exemplification de son propos, plutôt que de faire une analyse filmique de la trilogie. Précisons qu’un des principaux intérêts de cet ouvrage réside dans l’idée formulée par l’auteur que la cyberculture serait devenue le nouveau moyen d’entrer en contact avec l’Autre. L’expérience liminale proposée par le rituel religieux serait dorénavant prise en charge par ce nouveau cadre quasi liturgique qu’offre la cyberculture.
Tout en faisant l’apologie de l’œuvre des frères Wachowski, symptomatique selon lui d’une génération en quête de nouvelles formes de connectivités, La Chance porte un également un regard critique sur le cinéma comme phénomène d’invasion culturelle. « Matrix serait une mise en scène du cinéma hollywoodien par lui-même, des tentatives de contrôle de notre perception de la réalité par l’industrie du cinéma (…). Le cinéma se met en scène comme cinéma (…). » (p. 25). Se reportant aux idées d’auteurs tels que Morin, Hegel, Descartes, Kant, Leibniz, Schopenhauer, Eco, Metz, Platon et même Copernic, La Chance nous introduit dans l’imaginaire moderne des représentations vraies et fausses; des représentations faussement vraieset vraiment fausses. Il résume d’ailleurs assez bien lui-même l’enjeu de son livre en écrivant « C’est un essai sur l’imaginaire de la connectivité numérique dans le monde contemporain » (p. 20). Plus encore, se référant à Aristote, La Chance étaye son argumentation en signalant la large part induite par les mécanismes irrationnels au fondement du rationnel et comment l’objet filmique, objectivement réel, est bel et bien formé d’éléments irréels (p. 102). « Aristote constatait déjà dans La Poétique que le faux paraît plus vrai, que le fabriqué paraît plus plausible » (p. 102). Aristote disait également qu’il fallait préférer l’impossible qui est vraisemblable, au possible qui est incroyable. L’expérience spectatorielle, même virtuellement illusoire, demeure donc foncièrement vraie. Or, si au cinéma le spectateur expérimente le faux par le vrai, il ne le fait que parce qu’il est confronté au médium filmique, qui le pousse dans ses derniers retranchements, l’invitant à traverser la barrière psychologique et virtuelle d’une limite écranique pour expérimenter le faussement vrai. « Le cinéma permet de faire accepter le faux comme moyen de dire la vérité » (p. 97). La Chance utilise l’expression techgnose pour définir cet état relationnel qui n’est plus, dorénavant, pris en charge par les canaux traditionnels liturgiques et religieux, mais bien maintenant par le cinéma, les jeux vidéo et Internet. « Quand nombre d’expériences-limites, (…), ne sont plus ressaisies dans les langages traditionnels de la philosophie et de la religion, et trouvent dorénavant leur mise en forme au cinéma » (p. 20). Cette citation nous fait penser à Mircea Eliade, un historien des religions. D’après lui, le sacré ne serait pas disparu de la scène moderne, particulièrement en Occident, mais aurait migré vers d’autres formes institutionnelles, d’autres avatars, tels les arts, le cinéma, les sports, permettant ainsi de perpétuer le contact avec l’absolu, que l’institution religieuse néglige de représenter adéquatement auprès de la masse. L’idée avancée par La Chance de la techgnose comme expérience-limite traduit exactement cette idée eliadienne, typiquement dialectique, défendue par un bon nombre de chercheurs en sciences des religions. En introduction, La Chance met en relation également le courant de la cyberculture, plus particulièrement à l’aide du film Matrix, avec la crise copernicienne et freudienne. « […] Avec Copernic, nous ne sommes plus au centre du système solaire; avec Freud, notre conscience n’est plus au centre de notre psychisme; avec Matrix, notre psychisme individuel n’est plus au centre d’une sphère médiatico-culturelle élargie (…) » (p. 16). En effet, la cyberculture déloge littéralement l’homme du centre producteur des représentations symboliques et virtuelles. Il n’est plus le principal vecteur de relation, producteur de connectivités, mais plutôt technologiquement subordonné aux nouveaux médiums d’une société technomique. La Chance utilise ce dernier terme, une contraction de technologique et économique, pour désigner tout ce qui est gouverné par les lois dictées par la technologie et l’industrie.
La principale difficulté de cet ouvrage réside essentiellement dans la terminologie spécialisée et spécifiquement liée à l’univers de la cyberculture (cybersthésie, cybernéotonie, infocentrisme, stimocepteur, pour n’en nommer que quelques-uns). La Chance utilise notamment quelques néologismes, tels que le terme technomique, et renvoie donc, par conséquent, le lecteur au lexique de la fin, heureusement conçu pour éclairer notre lanterne en cas de doute sémantique. Or, à force d’allers-retours pour consulter ce lexique, bien qu’utile, éclairant et fort intéressant, le lecteur peine à avancer avec fluidité dans l’introduction, étant obligé d’interrompre l’argumentation et la pensée de l’auteur. Ceci étant dit, le premier tiers de Capture totale présente un intérêt théorique certain pour qui voudra bien prendre le temps d’en faire une lecture poussée, puisqu’une lecture en surface risque même de laisser pantois l’intellectuel le plus endurci, n’effleurant que d’un clin d’œil les réflexions apologétiques de l’auteur ainsi que les nombreuses références littéraires (Blake, Spinoza, Milton).
Alors que la crise copernicienne de la cyberculture déloge l’homme de son centre, Matrix prend un malin plaisir à l’y restituer, et cela, en la figure héroïque de Neo (Keanu Reeves). « La mystique visionnaire de William Blake préfigure ainsi la mythologie de l’intériorité qui sera élaborée dans Matrix, où le héros sera toujours au centre du monde puisqu’il s’agit de “son” monde » (p. 107). Ce qui rappelle à certains égards le monomythe de Campbell. La Chance prend également, et cela d’emblée, le parti pris de la culture de masse, principal vecteur de la cyberculture. Il rappelle que TheMatrix a reçu un accueil mitigé en Europe et particulièrement en France, où le film est perçu comme le symbole probant d’une invasion culturelle massive, et cela, par l’annihilation sur son passage de toute résistance à l’impérialisme américain. « La machine-spectacle réveille des craintes de domination culturelle, elle agite le spectre de l’invasion de notre expérience psychique par un totalitarisme neuro-interactif » (p. 30). Il souligne cependant qu’une telle réaction d’une élite puriste, attitude notable à la lecture des nombreux forums de discussion, tend à faire oublier qu’il existe également en Europe une culture de masse (p. 31). La Chance exprime particulièrement bien l’idée que Matrix, pur produit de la machine hollywoodienne et d’un système de production standardisé, utilise tout l’outillage systémique à sa portée pour critiquer et dénoncer ce même système, puisqu’on ne peut dénoncer ce système que de l’intérieur. « (…) Matrix est un produit du système, qui reconduit l’idéologie du système. D’unautre côté, ce système permet l’expression d’un message […], qui s’opposera au système » (p. 32). Pour le lecteur intéressé par les études cinématographiques, le chapitre quatre offre des liens théoriques qui sauront attirer son attention. Intitulé Être-filmique et rapport à soi, ce chapitre aborde la délicate question concernant la frontière entre le réel et la fiction. Il met aussi en exergue le pouvoir d’illusion du cinéma qu’il exemplifie en articulant son propos autour des effets spéciaux dans le film Matrix. Les images de synthèse participent maintenant pour une large part au processus de création cinématographique. On n’a qu’à penser à Forrest Gump – film qui n’est pourtant pas conçu pour mettre en valeur la virtuosité technique des techniciens d’effets spéciaux – qui utilise avec un souci de transparence les nouvelles technologies, et cela, au profit de la trame narrative. Les préoccupations sont toutefois très différentes avec Matrix, car il s’agit pratiquement d’un film sur les effets spéciaux au cinéma, et non pas seulement un film qui les utilise par souci du spectaculaire. Par conséquent, il n’est donc pas risqué de dire que Matrix représente une mise en abyme. Pensons simplement que le nous-spectateur assiste à la projection du film Matrix, dans la salle de cinéma, et que les personnages du film à leur tour vivent une expérience neuro-interactive simulée par une Matrice, un peu à la manière du Malin Génie de Descartes, projetant le même monde virtuel partagé par tous ceux et celles qui y sont branchés, comme les spectateurs qui sont assis dans la salle de cinéma. « C’est un film où le cinéma parle du cinéma […], et en même temps parle de nous, puisque nous sommes totalement absorbés dans cette culture cinématographique » (p. 61). Bien que La Chance n’en fasse pas explicitement mention, nous avons remarqué que cette mise en abyme est particulièrement bien exprimée dans le jeu Path of Neo. Lors d’une séquence impliquant Séraphin et Neo, luttant pour tester la réelle valeur de l’Élu, nos deux personnages se retrouvent dans une salle de cinéma, précisément devant l’écran sur lequel est projetée la scène du film dont la séquence de jeu est tirée. Ils finissent le combat et plongent à travers l’écran, et cela, au grand plaisir des spectateurs virtuels du jeu. Dans la même veine, La Chance s’intéresse aux jeux vidéo et se réfère à la culture nippone en soulignant le phénomène des Otakus, « ces ados frappés par la stupeur hypnotique de leurs jeux vidéo » (p. 101). Il précise que The Matrix, plus particulièrement ses dérivés shooters tels que Enter the Matrix et Path of Neo, met justement en scène ce glissement hypnotique, vécu par les Otakus, de notre réalité vers le monde du jeu. Ajoutons que cette pathologie culturelle des Otakus rappelle drôlement l’absorption de nos deux personnages de Path of Neo par l’écran de cinéma, lui-même se trouvant dans le jeu.
Trop nombreuses peut-être, et cela, en peu de pages, La Chance fait aussi des références qui ne manquent cependant pas d’intérêt. Par exemple, il parle de gavage psychosensoriel, tel qu’imposé aux humains qui sont branchés à la Matrice, et s’appuie sur une réflexion de Bergson concernant la perception du monde par l’homme qui fonctionne un peu à la manière d’un film, découpée en plusieurs plans par le réalisateur ou celui qui perçoit. « […] Nous constituons un film ininterrompu à partir de vues perceptuelles discrètes » (p. 61). Il renchérit en citant Leibniz lorsqu’il parle de l’idéal de la Renaissance investie dans la création filmique : « Il a suffi à Dieu de rêver un monde pour le créer, disait Leibniz d’un monde possible » (p. 60). Il se réfère ensuite à Metz en citant son ouvrage Essais sur la signification au cinéma (tome 1) : le cinéma permettra de « réaliser […] l’imaginaire jusqu’à un point jamais encore atteint » (p. 60), tout en soulignant l’importance de l’imaginaire cinématographique comme un ajout, se juxtaposant à ce qu’Umberto Eco appelle notre encyclopédie du réel. La Chance soulève également d’une manière très efficace l’étroit parallèle entre l’expérience spectatorielle au cinéma et l’expérience des humains qui sont directement « dardés » au cerveau par la Matrice qui est aussi, comme le cinéma, productrice d’un monde vrai halluciné et partagé collectivement. Il exemplifie ensuite ce parallèle, laissant parler l’essayiste qu’il est sans retenue, ce qui pourrait à la fois agacer et charmer. « Assis sur un fauteuil made in China, devant une télévision made in China, nous regarderons des films made in China » (p. 61). L’intérêt principal de cet ouvrage réside toutefois dans l’idée que la cyberculture viendrait combler un besoin spirituelo-liturgique, un besoin laissé non encadré suite à la sécularisation de la société moderne occidentale et l’expulsion du pouvoir décisionnel religieux des affaires de l’État. Cependant, l’homme moderne nécessite toujours l’apport d’un cadre, quel qu’il soit, pour gérer sa relation à l’Autre. Cette interconnexion fut pendant longtemps, et est encore, prise en charge par le cinéma, mais les nouvelles technologies sont venues changer la donne lors des années 80 et 90 avec le courant de la cyberculture. Toutefois, tel que souligné par La Chance, les religions voient d’un très mauvais œil l’arrivée de ce nouveau joueur technologique dans l’arène des communications. « Le fondamentalisme religieux désapprouve le pouvoir des nouvelles technologies de créer une interconnexion entre tous les humains et veut se réserver le privilège sacré d’établir les liens entre l’animé et l’inanimé » (p. 83). À cet égard, il n’est pas surprenant de constater que le cinéma ainsi que les jeux vidéo fascinent une population de plus en plus jeune, habituée qu’elle est maintenant de gérer sa relation à l’autre par l’intermédiaire de la messagerie électronique et les jeux on-line sur Internet. Le film Matrix est le reflet de cet engouement et catalyse bien l’intérêt de la société moderne pour la connectivité interposée. D’ailleurs, les grandes traditions religieuses ont abandonné la lutte pour le contrôle exclusif de la relation entre le profane – le réel – et le sacré – le virtuel, la cyberculture étant devenue, au tournant de ce siècle, un médiateur important et plus à même d’intégrer les valeurs liées aux nouvelles technologies. À cet égard, La Chance soulève une question fort pertinente concernant l’expérience du religieux. « À cette époque du pouvoir accru de la simulation, le religieux serait-il la dernière expérience spécifiquement humaine » (p. 144)? Il semblerait que non, selon La Chance, car « le mystique ne peut être différencié du psychotique lorsque ce dernier soupçonne que le Dieu dont il se laisse pénétrer ne serait qu’un substitue (…) » (p. 144). Cette relation avec le faux, l’illusion, pour vivre et expérimenter le vrai, constitue de part en part le cœur de cet ouvrage. C’est dire que, même si Dieu n’était qu’une illusion, un leurre, la relation ainsi créée pour connecter l’être humain au divin reste une expérience vraie. « Toute simulation, y compris la simulation ultime de la Matrice, propose des expériences qui seront vraies en tant qu’expériences » (p. 169).
Pour conclure, disons que, dans l’ensemble, l’ouvrage de La Chance constitue une bonne synthèse des valeurs actuelles liées aux nouvelles technologies ainsi que leurs justifications sur le plan philosophique. Le sous-titre de l’ouvrage, Mythologie de la cyberculture, résume bien à lui seul le cadre théorique privilégié par l’auteur, puisqu’il ratisse de manière très large l’ensemble des croyances stigmatisées par le courant de la cyberculture, et cela, toujours en se servant de l’univers Matrix pour exemplifier son propos. Terminons avec une référence de La Chance qui cite Morin et son ouvrage Le cinéma ou l’homme imaginaire, qui se réfère lui-même à Hegel : « (…) le cinéma serait “l’irruption de l’esprit dans le monde brut, la négativité hégélienne en travail, et la négation de cette négation : l’immédiate floraison de la magie, humanité première. ” À cet égard, Matrix serait le plus hégélien de tous les films » (p. 154).
Notes
[1] Taking the Red Pill, Benbella Books, Dallas, 2003
[2] Jacking in to the Matrix Franchise, The Continuum International Publishing Group Inc., Londres et New-York, 2004
[30 Matrix : machine philosophique, Ellipses, Paris, 2004
Bibliographie
– Eliade, Mircea, Le sacré et le profane, édition française, Paris, Gallimard, 1965, 192 p.
– Campbell, Joseph, The Hero with a Thousand Faces, Princeton, Princeton University Press, 1949, 497 p.
– Morin, Edgard, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1956, 272 p.