Au centre du Mexique, dans la ville de Guanajuato au Museo del Pueblo, printemps 2005. «LAS COSAS SUCEDEN OTRA VEZ, Variaciones para Cuévano de la tercera sinfonía tonta instalación eléctrica – pedaleable para armar »1 Dans une chambre noire se trouvent deux bicyclettes trafiquées. Les engrenages mus par l’action d’un visiteur amusé se manifestent dans un tintamarre d’engrenages métalliques. Les mobiles s’animent poussés par de petits moteurs tirant leur énergie du labeur humain. Comme par magie de minuscules projecteurs lancent un jet de lumière sur les murs pour découper le profil de marionnettes décharnées confectionnées à l’aide de fils de fer. Un théâtre d’ombres.
Action Art Actuel, Saint-Jean-sur-Richelieu, 17 novembre au 17 décembre 2006. « Les piétons renversants et autres apparitions bizarres et moyens de locomotion excentriques des cités modernes. »2 Un titre un peu fou, un peu long, étrange et dérisoire, inspiré par l’œuvre délirante d’Alfred Jarry, père de la pataphysique « science des solutions imaginaires »; un titre qui va à l’encontre de la logique de l’abrégé, de la pensée publicitaire, du monosyllabique, ou du langage synthétisé issu du clavardage. À le lire, on imagine que tout un univers citadin se dévoile, un monde parallèle où les habitants marcheraient à l’envers et où l’on verrait des machines inhabituelles et extraordinaires. L’artiste accorde une attention toute particulière au choix de ses titres d’exposition quelque peu absurdes qui soulignent tant la dimension théâtrale que littéraire de son œuvre plastique puisque le titre implique une narration. Une fois celui-ci indiqué, le visiteur se libère de toute contrainte pour créer « le corps du texte », au sens qu’il peut désormais devenir à son tour auteur et s’approprier de ces personnages surprenants pour en faire sa propre histoire. Nous assistons alors à la mise en scène d’un univers singulier devant lequel le visiteur arrive, s’il le désire, à construire une trame selon un ordre linéaire ou aléatoire telle une phrase où l’on insère le sujet, le verbe ainsi que le complément pouvant s’interchanger sans pour autant assumer une altération du sens.
La totalité des pièces montrées a été élaborée à l’aide de matériaux récupérés que l’artiste a principalement glanés dans la décharge de la ville de Saint-Jean-sur-Richelieu. L’installation comprend une série de baguettes de bois d’environ deux mètres de long suspendue et reliée à leurs extrémités par une mince corde. Sur un côté de chacune d’elles, on découvre une petite boîte ou une cabine de papier perforé, celui d’un piano mécanique. Le visiteur bouleverse l’apparente stabilité de cet univers en tirant l’un des pommeaux de bois qui se présente à lui et fait soudainement surgir de la boîte un pantin articulé, fabriqué de fils de fer, tenu en équilibre par de petites balles de caoutchouc aux couleurs vives. Un dispositif simple basé sur les lois de la gravité et de la résistance de la matière profite de l’énergie issue de la force du visiteur. L’amusement ainsi que le comportement positif provoqué par la surprise causée devant ces funambules inusités poussent le manipulateur à tirer sur les autres pommeaux.
Tout près de l’entrée de la salle d’exposition se dresse une machine inspirée par les appareils qui ont fait la préhistoire du cinéma ainsi que les premières animations. Elle ressemble à ces anciens jouets, les folioscopes, kinétoscopes, et autres appareils jouant sur les lois de la physique relatives à la persistance rétinienne. L’image laissant une empreinte provisoire de quelques secondes sur la rétine, telle une « mémoire », produit l’illusion du mouvement à l’aide d’une série d’images successives. Par contre, Iker Vicente émet une distance par rapport à l’appropriation qu’il a pu accomplir concernant ces appareils optiques. Grâce à une manivelle qu’il faut remonter, les dessins se déroulent sous nos yeux. Bien que nous jetions le regard à travers les perforations du papier à piano mécanique, identique à celui ayant servi à l’élaboration des petites boîtes sur les baguettes, on ne perçoit aucune illusion de mouvement sinon un enchaînement d’images jouant plutôt sous le mode d’une suite d’éléments narratifs. L’utilisation du papier perforé crée un étrange paradoxe. Telles les premières cartes informatisées dont le rôle était de transmettre des données, le papier agit ici comme une cache lorsqu’il est transformé en boîte ou en support à dessins qu’Iker Vicente nous oblige à regarder à travers une multitude d’alvéoles. L’ancêtre de la carte informatique ne parvient plus à transmettre l’information pour laquelle il était destiné; sa fonction détournée, il agit de la même façon qu’un filtre.
Des objets que le visiteur manipule. Iker Vicente lève l’interdit de ne pas toucher. Allons les enfants, jouons! Des images défilant sur un rouleau de papier ou de petits personnages déambulant sur une baguette sous notre regard émerveillé suscitent en nous une mémoire infantile. Le ludisme de l’installation n’évacue pas pour autant la dimension critique de l’œuvre. Loin d’une dialectique négative adornienne ou d’un rire cathartique et libérateur, l’œuvre joue plutôt sur le bénéfice du détachement et de l’innocence de l’amusement. Il n’apparaît aucune trace de mimétisme dans l’œuvre même si l’ensemble des propositions visuelles s’inspire du quotidien des habitants de la ville Mexico, révélant quelquefois l’absurdité de la vie citadine. Iker Vicente pose une fois de plus un regard attendri sur les attitudes de ses contemporains.
L’utilisation de principes simples afin de provoquer une relation directe entre l’effort réalisé par le visiteur et le résultat exultant de son action, c’est-à-dire le mouvement, nous mène à l’équation : énergie = impulsion. Tous ces mécanismes élémentaires, voire primaires, imaginés par Iker Vicente ne requièrent que peu d’énergie humaine en échange d’un résultat. Afin d’obtenir l’effet désiré, le visiteur doit fournir un effort, émettre une certaine quantité de chaleur afin qu’il puisse en résulter une activité. Cela n’est pas sans rappeler certains propos de Joseph Beuys3 pour qui l’expérience calorifique transigeait par le processus d’une mise en action, une impulsion de chaleur, et qui, dans son aspect positif, s’exprimait sous forme d’empathie, un lien constituant entre l’individu et le groupe, à la société. Une tautologie par laquelle le visiteur accepte candidement de dépenser un peu de chaleur en contre-parti d’un résultat, où l’individu partage avec l’autre pour se joindre à la communauté, se mettre en mouvement afin d’obtenir un mouvement.
La simplicité et la pauvreté des moyens, au sens littéral, de tous ces procédés inventifs jouent à la fois sur les frontières du bidimensionnel et du tridimensionnel. Des enjeux esthétiques qui évoquent parfois le monde du cirque d’Alexander Calder, mais revu et corrigé. Nous sommes à des lieues de la méga industrie des nouvelles technologies et de ses systèmes de masse qui nous imposent quotidiennement le diktat du gadget électronique, périssable et non recyclable, exigeant un renouvellement continu des appareils. Un cycle qui nous entraîne dans une valse de consommation infinie au nom d’une certaine idée du progrès, très éloignée du futur heureux et prometteur soutenu par la modernité. Grâce à une ligne fuyante, mouvante, même déjà dans le statisme, nous délaissons pendant un bref moment la poussée de la démesure technologique pour retourner à l’essentiel, à la simple poésie d’une ligne dans l’espace ou sur une page blanche.
Iker Vicente est né à Mexico où il vit et travaille. Il a terminé ses études à l’École nationale de peinture, sculpture et gravure (Centre national des arts de Mexico) en 2000. Ses œuvres ont été entre autres présentées dans les villes de Guanajuato, Mexico, Morelia et Toluca. En 2005, il fut récipiendaire du premier prix à la II Biennale de dessin Sylvia Pawa (Institut culturel Mexico-Israël). Il s’agit d’une première exposition à l’extérieur du Mexique.
Sylvain Latendresse a réalisé sa maîtrise en études des arts à l’Université du Québec à Montréal. En tant qu’artiste, il a exposé à Saint-Jean-sur-Richelieu, Victoriaville, Rouyn-Noranda, Lévis, Montréal, ainsi qu’en France, au Japon et au Mexique. Il collabore également aux revues Etc, Vie des arts et Spirale. Il a publié récemment une première fiction dans la revue Alibis. Depuis deux ans et demi, il préside le centre d’artistes Action Art Actuel à Saint-Jean-sur-Richelieu.
Notes
[1] Sylvain Latendresse, « La mécanique des ombres. », Spirale, no 206, Janvier-Février 2006, p. 16-17.
[2] Titre de l’exposition présentée à Action Art Actuel
[3] « L’homme n’est pas devenu un être de chaleur parce que l’on a inventé le thermomètre. On est aussi soi-même un organisme de chaleur (…) Le reste, ce sont les principes spirituels de la chaleur, oui, ce que l’on peut appeler amour, amour dans le sens le plus élevé. C’est sûrement un principe de chaleur. » Joseph Beuys; Volker Harlan. 1992. Qu’est-ce que l’art?Paris; Éd. L’Arche, p. 119