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Entretiens

Entrevue avec Jean Dubois (première partie)

André Éric Létourneau : Jean Dubois comment te définis-tu ?

Jean Dubois: Je me considère comme un artiste visuel.

A. É. L. : Artiste visuel, qui utilise surtout des dispositifs technologiques.

J. D. : En effet, c’est parce que j’utilise toujours les moyens technologiques que notre époque met à notre disposition. Cela n’a jamais été un «projet» de devenir un artiste numérique. Le langage visuel m’intéresse d’abord et avant tout. Cela ne veut pas dire que je vais toujours utiliser le numérique, mais je resterai toujours un artiste visuel. 

A. É. L. : Tu as tout de même choisi d’utiliser les moyens électroniques pour réaliser tes productions plutôt que de faire de la peinture.

J. D. : Historiquement, j’avais l’ambition, de travailler à partir de concepts et de choisir les méthodes, les moyens et les manières appropriées aux concepts qui m’intéressaient. Dans les années 1990, j’ai commencé par faire de la production d’affiches, d’installations, etc… Je suis un artiste conceptuel qui considère chaque moyen de production comme signifiant, comme faisant partie du discours car ces moyens ne sont jamais neutres. Ce qui m’intéressait, c’était d’explorer le numérique comme tel, pour voir ce qu’il avait à dire de manière spécifique. Je voulais voir comment ces technologies pouvaient répondre à ce que je voulais faire. Au début je voulais commencer à utiliser le numérique pour réaliser seulement le projet  Zones franches. J’observais alors qu’on commençait à pouvoir toucher les images de manière interactive comme avec les écrans tactiles servant à simuler des caisses enregistreuses dans les restaurants. Zones franches a été crée entre 1995 – 1996 dans lequel l’écran tactile représente un corps humain qu’on explore par le toucher et la caresse. Ces actions transforment l’image du corps et le son et les combinent selon le parcours que l’on en fait dans l’image.

A. É. L. : C’est l’image d’un corps qui se trouve sur un moniteur vidéo ?

J. D. : Oui. Aujourd’hui avec les iPad et les iPhone, on est habitué de voir ce type de relation entre le toucher et l’image, mais à l’époque c’était nouveau. En 1995-1996, il n’y avait seulement que des caisses enregistreuses ou des équipements de contrôle d’usine qui fonctionnaient avec des écrans tactiles. C’était vraiment des interfaces de contrôle. Quand j’ai vu cela la première fois, je me suis dit : « Pourquoi ne pas faire quelque chose d’artistique avec ça ? De créer une œuvre qui donne l’occasion de créer un nouveau type d’œuvre d’art qui se manipule par le croisement du toucher et du regard …»

A. É. L. : Il y a un rapport primordiale à la sensualité dans cette œuvre et aussi d’ailleurs dans plusieurs de tes œuvres qui ont suivi celle-ci.

J. D. : Tout mon travail est bâti autour de l’interface. Je m’étais dit à l’époque : « Si on touche l’image, si on la caresse… Il faut que le contenu soit aussi de l’ordre de la caresse et que cela donne l’impression de voyager sur la peau d’un personnage en faisant apparaître des mots qui ne sont pas seulement surimprimés, mais semblent scarifiés à même la peau pour que ces mots et l’interface soient unis dans la peau du personnage ». 

A. É. L. : Est-ce que les scarifications sont déjà présentes sur la peau, ou bien c’est en touchant l’écran qu’elles apparaîssent ?

J. D. : Elles sont déjà là. Quand on les touche, on les fait s’évanouir. Elles disparaissent, mais elles réapparaissent sous une autre forme. C’est souvent soit des jeux de mots ou des calembours. Par exemple, l’expression « âme sœur » peut se transformer en « hameçon ». À ce moment-là, on entend une phrase qui fait le lien entre les deux mots, dans leur mutation. On éveille ainsi certaines pensées du personnage que l’on entend. On entre dans sa mémoire, dans son esprit.

A. É. L. : Qu’en est-il de la dimension littéraire de tes œuvres ?

J. D. : La littérature est souvent reliée par habitude à l’écriture sur papier, dans le livre et l’imprimé. Dans mon cas, il y a une œuvre sur deux qui aborde le langage de manière très importante. C’est toutefois une microlittérature. Il s’agit souvent d’aphorismes, de phrases qui fonctionnent par assemblage combinatoire. C’est une littérature qui est plus de l’ordre du dispositif textuel que du texte au sens de la « grande littérature » où on produit des textes qui ont du souffle sur plusieurs pages. Dans mon travail, c’est vraiment des bribes de littérature qui s’ajustent, qui se composent, qui s’agglutinent les unes aux autres.

A. É. L. : Dans l’histoire des arts visuels, il existe un lien étroit entre la littérature et l’imageL’histoire de la peinture occidentale jusqu’au XVIIIe siècle représente bien ce phénomène. Les histoires racontées à travers les images reposaient souvent sur des références religieuses. Puis – je simplifie – à un moment donné, un changement se produit, l’artiste s’affranchit de ces références notamment avec Courbet et Cézanne, dont le travail transforme la manière de faire des images. Il existe un lien très riche entre la littérature et les arts visuels. Est-ce qu’on pourrait dire que tu t’inscris dans cette tradition?J. D. : Je pense que cela n’est pas volontaire. On peut constater qu’il y a beaucoup de mouvements artistiques qui se sont développés parallèlement entre ce qui est visuel et ce qui est littéraire. Le Surréalisme en est un exemple. Le Modernisme a évolué un peu dans cet ordre d’idées. 

J. D. : Je pense que, dans mon cas, en tant qu’artiste visuel qui utilise à la fois le son et le texte, l’aspect littéraire a naturellement surgi justement parce que le texte est un système combinatoire. Le numérique intègre facilement ce médium. Le texte est peut-être la chose la plus facile à traiter avec les moyens numériques, le son puis l’image viennent après. C’était pour moi une façon de faire émerger l’aspect littéraire par combinaisons et d’utiliser les mots comme repères… Mais, cela n’était pas un projet ou une intention établie au départ. 

A. É. L. : Cela s’est naturellement développé dans la mise en pratique du processus conceptuel.

J. D. : Je réagissais à des intuitions que j’avais. J’ai essayé de les résoudre dans la fabrication d’une œuvre. 

A. É. L. : À quel moment s’élabore pour toi le processus de recherche, de création, ou de recherche-création ? Quel est le processus mental qui fait qu’à un certain moment, tu décides d’utiliser certaines techniques, de choisir certains sujets ou de travailler avec certaines personnes ?

J. D. : Il y a une distinction à faire ici entre le fait de demander à un chercheur-créateur d’établir des problématiques de recherche avant de commencer à créer et le fait que cette méthodologie n’arrive qu’après que l’on ait eu un « flash ». On formule le projet en termes de recherche afin d’avoir l’impression que la démarche est fondée sur une réflexion rationnelle. Mais à l’origine, la motivation qui donne le désir de faire quelque chose est souvent de l’ordre du « flash », cela est assez difficile à exprimer. Un « flash » est souvent le résultat d’une synthèse entre des tensions, de choses que l’on aime ou que l’on n’aime pas, de découvertes, du gout de l’inconnu. 

Dans le cas de Zones franches, comme je le disais, j’ai vu l’écran tactile d’une caisse enregistreuse. Je me suis alors dit : «Il y a quelque chose à faire avec ça… mais comment ? » Puis des images m’apparaissent et je trouve une solution. Mais c’est assez ténu à l’origine. 

Actuellement, je travaille également comme professeur. Dans notre tâche, on élabore notre travail sur plusieurs années à partir de demandes de subventions que l’on doit structurer. Ce que je prépare découle d’une conversation avec une collègue. Nous nous disions : « Bon. Quelle est l’idée qui nous motive actuellement ? » Nous avions pensé organiser une entrevue, un dialogue entre Harun Farocki et Michael Snow pour voir ce qui en ressortirait. L’idée était d’entreprendre un programme de recherche à partir d’un accident entre les deux. On s’était dit «C’est merveilleux ! On va essayer de l’organiser ». La semaine suivante, on lit dans les journaux qu’Harun Farocki venait de mourir. On s’est dit qu’il fallait tout de même continuer en se demandant ce qui nous intéressait dans ses travaux de recherche ?» Nous avons compris que c’était le concept d’operative image. « Pourquoi cela nous intéresse-t-il ? Comment peut-on l’imaginer de façon différente. Il y a dans ce concept quelque chose que l’on n’arrive pas à nommer, mais qu’il va falloir faire un jour… » Notre projet de recherche s’est donc bâti autour de cette idée en espérant trouver des bifurcations. Cela nous permettra de savoir en quoi il nous fascine.

Ce genre de processus est intéressant pour les artistes et permet que l’on se comprenne entre nous, mais cette méthode n’est pas facile à formuler de manière « technocratique », pour trouver une justification scientifique à la découverte artistique. Nous avons développé ce projet le plus sérieusement possible en espérant toujours pouvoir dévier vers autre chose sans pourtant savoir comment cela allait se faire. En plus c’est difficile d’obtenir la confiance des gens en disant : « on va bifurquer à un moment donné, mais on ne sait pas vers où ». Ce n’est pas comme une hypothèse dont on peut dire « c’est vrai ou c’est faux » à la fin d’une recherche. En art, il y a autre chose. J’appelle cela des apories. Ce sont des questions qui n’ont pas de réponse. Il s’agit simplement de jouer avec ces questions. Par exemple, un artiste pourrait aborder la question de l’autisme en sachant qu’il n’aura jamais de réponse. Il essayera d’entrer dans l’univers d’un autiste. Il essayera de comprendre l’imaginaire de l’autisme, mais sans avoir la compétence pour régler le problème. En se sensibilisant lui-même, il va sensibiliser d’autres gens grâce aux questions qui émergeront de ce travail. C’est une démarche très ouverte, très exploratoire.

A. É. L. : En effet, la qualité spéculative de cette démarche se rapproche un peu de celle de la philosophie par exemple.

J. D. : Je dirais que le rapprochement se fait plus du côté du délire que de la philosophie ! Je crois beaucoup à ces moments « prérationnels » parce que le cerveau ne fonctionne pas que rationnellement. Souvent, quand quelque chose de « prérationnel » apparaît (que j’appelle intuitions) nous touchons à une compréhension du monde qui est encore souterraine, pas encore clarifiée. 

A. É. L.  : Qui est cristallisée, mais pas révélée…

J. D. : Même pas encore cristallisée. C’est plutôt comme du magma qui n’est pas encore figé. Je pense que ce magma est vraiment important, mais il est très difficile à saisir, à comprendre. C’est une force émotive qui nous dit : « il faut aller dans cette région-là, il faut travailler dans cet endroit ». Formellement, le travail artistique consiste à dire «  Je vais travailler avec tel ou tel moyen. Je vais explorer, trouver un processus de cristallisation ». Quand l’œuvre est finie, on voit si on a réussi à cristalliser cette chose-là qui était à l’origine un peu informe, floue, en mouvement. C’est difficile à projeter. Il faut qu’il y ait une étape intermédiaire où on va cadrer un moment où l’on se donne la chance de bifurquer. Si on commence exactement avec la forme d’une hypothèse, je pense que l’on ne fait pas de l’art. On reste dans la science. Il ne faut pas partir d’une hypothèse. L’hypothèse c’est quelque chose de déjà trop défini pour moi. J’aime mieux l’aporie. C’est une question, mais on ne veut pas vraiment y répondre, mais c’est une question qui est motrice, qui n’appelle pas de réponse définitive. 

A. É. L. : Cette démarche n’est pas seulement celle d’un artiste qui serait aux prises avec les problémes de diffusion de son travail dans différents circuits de l’art. C’est aussi celle d’un artiste qui inscrit sa recherche dans un cadre universitaire et académique, où il faut décrire précisément ses intentions, ses méthodes et présenter des œuvres d’une certaine manière. Est-ce que ce contexte de travail a un impact sur le contenu des œuvres ? Est-ce que le fait d’être professeur et chercheur transforme ta manière de travailler ?

J. D. : C’est difficile à dire, mais cela change beaucoup mon engagement dans le nombre et la profondeur des projets. Je n’ai pas beaucoup de temps pour approfondir les choses. Je les fais souvent en sautant d’une étape à l’autre. En faisant cela par bribes, je suis rarement, voire jamais, dans une situation où je peux travailler plusieurs semaines en continu. Cela définit aussi un peu mon travail artistique parce que je fais de plus en plus de l’art pour transformer mon enseignement, pour donner des exemples d’œuvres que le milieu professionnel habituel ne peut pas se permettre de faire. J’essaie de faire de l’art public « par la recherche » parce que je n’aime pas beaucoup les processus de commande, qui sont trop restrictifs. 

A. É. L.  : Je pense que tu as fait récemment un «1%» dans un pavillon de l’ETS (École de technologie supérieure) ?

J. D. : Dans ce cas-ci, en effet, au début c’était une commande mais elle a été abandonnée. Je préfère les approches par la tactique et moins par la stratégie. L’art public est souvent très stratégique. C’est-à-dire que les paramètres sont souvent politiques et sous-jacents. L’expression ou la prise de position artistique n’y est parfois pas très grande. On vient répondre à une commande pour enrober un message qui est déjà implicite ; on lui donne simplement une forme explicite. Je préfère concevoir des œuvres qui ne se conforment pas à ce cadre-là.

D’ailleurs l’éphémérité des œuvres numériques en art public peuvent paraître parfois contradictoire. En effet la création numérique met l’accent sur l’événement plutôt que sur le monument. J’ai souhaité justement jouer avec cette contrainte dans le programme de recherche Air(e) libre réalisé avec Ghyslain Gagnon, un ingénieur de l’École de technologie supérieure. Nous nous sommes dit « Travaillons ensemble pour savoir comment animer des images qui prennent leur place dans l’espace public… Comment peut-on saisir l’intimité individuelle d’une personne et lui donner une dimension monumentale ?» 

Nous avons décidé de travailler à partir du souffle. Le souffle est quelque chose de très intime. Il exprime l’esprit dans plusieurs mythologies où le souffle et l’esprit sont reliés. Peut-on les faire passer du soupir à la tempête, par exemple. Comment amplifier ce geste pour que l’image affichée sur l’écran géant public puisse être animée, transformée? Donc, comment capter ce souffle ? Nous nous sommes dit que l’on pourrait utiliser les téléphones cellulaires des gens comme s’ils étaient des micros sans fils. En les connectant à l’Internet, puis à un écran public, on pourrait créer un circuit, un dispositif entre l’action individuelle et une monstration qui serait monumentale et architecturale. De plus, le téléphone cellulaire est un objet personnel. Il semblait intéressant de pouvoir transformer une infrastructure urbaine avec une infrastructure personnelle.Il y avait l’idée d’un geste politique derrière ça. Il s’agissait de voir comment l’on pouvait donner, pendant un certain temps, le contrôle aux individus d’une structure qui normalement s’adresse aux masses et qui ne permet pas de rétorquer, de répliquer, même d’une façon métaphorique. Et en sens là, c’est un geste politique, mais pas un contenu explicitement politique en tant que tel. Je crois comme McLuhan que les médiums sont en soi des dispositifs politiques. Les utiliser différemment amène nécessairement une position politique différente.

Le projet a aussi émergé dans un contexte politique particulier. Dans le quartier de l’UQAM, nous avons un centre qui s’appelle Cactus où des gens qui ont des problèmes de drogue peuvent trouver de l’aide. Or, à ce moment-là, le centre avaitcertains problèmes de cohabitation avec l’UQAM. Quelqu’un de haut placé avait un peu décrié la présence de ce centre d’aide, parce que cela amenait une certaine «clientèle» dans nos quartiers. En tant qu’artiste, cela m’avait provoqué. Nous côtoyons ces gens en détresse tous les jours dans la rue. On n’apprend pas nécessairement à les connaître, on apprend parfois même à les oublier ou à faire comme s’ils n’étaient pas là. À travers notre recherche, je ne voulais pas nécessairement m’adresser directement à la problématique, mais je voulais explorer la façon avec laquelle on réagit à la détresse. Est-ce que l’on pourrait en faire une œuvre d’art public ? Tourmente est donc devenue en 2015 un dispositif où une projection urbaine nous permet de voir des gens qui sont dans un état trouble dont on ne sait les causes. On les voit être filmés un peu comme s’ils étaient dans un laboratoire ou une salle d’identification l’esthétique est très neutre, très chirurgical. On y voit aussi apparaître des messages comme des sous-titres, comme ceux que l’on voit maintenant à la télévision. Ils nous invitent à appeler un numéro de téléphone pour savoir pourquoi ils ont cet air-là. Une fois que notre téléphone est connecté au système, on nous propose de souffler dans notre téléphone cellulaire pour en savoir davantage. Une bourrasque d’air s’abat alors sur leur visage avec une force équivalente à ce qu’une chute en parachute pourrait donner. Je l’ai moi-même essayé. C’est assez difficile à tolérer. Le souffle est très amplifié. On voit le visage, et les cheveux des personnages partir presque en éclats. C’est à la fois drôle :les gens rient parce qu’ils sont surpris de leur impact, même si en même temps le geste est d’une grande violence. Quand on arrête de souffler, les personnages reviennent à leur état initial qui correspond à leur récupération après avoir été violentés. On comprend alors d’où venaient ces airs-là. Il y a dans cette situation le renversement « ludique » d’un acte violent. Quand je parle d’une dimension politique, c’est à cela que je fais référence. C’est le fait de participer à quelque chose qui nous met dans une situation qui soulève une question sur l’ampleur de nos gestes, comme ce groupe de jeunes d’artistes qui travaille sous le nom de Projet EVA. Ces artistes ont détourné le mot « participation » en transformant les premières lettres pour obtenir le mot « trapicipation » afin de souligner comment l’art numérique ou l’art de l’interaction peut amener par la participation à piéger le spectateur ou le « spect-acteur ». J’aime bien cette idée de trapicipation où l’interaction est critique et nous place dans un piège, nous fait réfléchir à nos actions, à nos interactions avec ces systèmes. Cette idée m’intéressait déjà avec Tact que j’avais réalisée plusieurs années auparavant. Il s’agit d’un écran tactile où l’on contrôle un visage avec un doigt et que l’on défigure en interagissant avec lui. Il y a encore un renversement des attentes du spectateur qui se dit : « Le rapport ludique que j’ai avec l’image est finalement un rapport sadomasochiste avec un personnage ». Cette expérience esthétique amène aussi à réfléchir aux actes que l’on porte à travers les technologies numériques.

Tact

A. É. L. : Tu as parlé de l’ampleur de nos gestes lorsqu’on entre en contact avec tes installations en tant que spect-acteur. Quel degré d’intensité doit-on appliquer à nos gestes dans ces installations ? Dans le cas deTourmente par exemple, il faut appuyer très fort sinon rien ne se passe. Est-ce qu’il y a des degrés d’intensité que tu peux proposer aux usagers ?

Esquisse pour l’écran du pavillon de design de l’Université du Québec à Montréal

J. D. : C’est une question intéressante au niveau du design d’interaction. Au début, nous avions prévu plusieurs degrés d’intensité. Cependant, dans la spontanéité de leurs gestes, les gens ne perçoivent pas toutes les nuances. Comme j’ai une approche très minimaliste de l’interactivité j’avais finalement choisi d’inclure le moins d’étapes possible. Il y a donc un état neutre où il ne se passe rien. Il y a aussi un état intermédiaire qui réagit peu où on n’a pas vraiment le contrôle. On souffle, mais on ne fait frémir que les cheveux, par exemple. Ensuite, on passe brusquement à une étape extrême. Les autres étapes intermédiaires n’étaient pas vraiment percevables. Ce n’étaient pas des étapes cruciales. J’essaie toujours de limiter les étapes à ce qui est vraiment saisissable spontanément. Sinon, on engendre des systèmes extrêmement complexes dont les nuances sont souvent perçues seulement par les experts ou par ceux qui les ont faits. 

A. É. L. : Avant cette rencontre, Cynthia Noury me faisait remarquer que l’importance du souffle est prépondérante depuis une dizaine d’années dans ton travail. Je vois ici la photographie d’une œuvre, Lieu commun réalisée en 2007, où il n’y a pas nécessairement d’interactivité… Mais il y a quand même de l’air dans un ballon et ça s’appelle Lieu commun. Il y a encore une fois dans ce travail un rapport à l’intimité qui se poursuit avec le souffle, comme tu l’as mentionné plus tôt. D’où vient ce besoin de travailler sur le sujet de l’intimité ?

J. D. : Il y a souvent un rapport, une tension entre l’intimité et l’espace public. C’est une relation qui s’étend entre les échelles de la bulle psychologique et de la sphère publique. Lieu commun est une affiche photographique où l’on voit une baudruche avec plusieurs orifices et plusieurs nœuds, comme si on l’avait soufflé simultanément à plusieurs personnes. On peut y reconnaître une métaphore. Nous respirons tous le même air. Il y a quelque chose d’un peu impudique dans la respiration. L’air que je respire rentre dans mon corps, va ressortir, va rentrer dans ton corps puis va ressortir. Nous le partageons. C’est un symbole qui tient à la fois du vital, de l’expression et de l’esprit, mais aussi, c’est le fluide de l’intersubjectivité. En anglais, « on air » veut dire être en ondes. Je vois les ondes électromagnétiques un peu de la même façon que l’air. L’électromagnétisme nous pénètre, se déplace en nous. Nous sommes traversés par des ondes WiFi et Bluetooth avec la même impudeur. Notre corps n’est pas fait pour les sentir. C’est un peu comme l’air. On les respire sans vraiment comprendre ce qu’on respire. On ne sent vraiment pas les poussières, les bactéries, que l’on ingère. Je vois donc les ondes et l’air comme des médiums intersubjectifs impudiques qui nous mettent en relation les uns aux autres, malgré nous.

A. É. L.  : Que pense-tu Cynthia de ce travail pour lequel tu parais très enthousiaste, particulièrement par son aspect relationnel ?

C. N. : Ce qui me frappe, en fait, c’est l’utilisation du souffle. J’ai expérimenté Tourmente. J’ai vraiment été touchée personnellement de voir les yeux mouillés des gens. Ça me rendait mal à l’aise, dans le bon sens d’une œuvre qui atteint quelque chose de sensible en nous. Je dois avouer que je n’avais pas saisi toute l’importance du souffle dans la relation au moment d’en faire l’expérience. C’est impressionnant. C’est à la fois simple, mais très évocateur. Il y avait cette même idée dans À portée de souffle dont on n’a pas encore parlé.

Cyberfest, International Cyber Art Festival, Musée de l’Ermitage, St-Petersbourg

J. D. : En fait, on peut le percevoir de façons différentes. Dans À portée de souffle, c’est d’abord un homme et une femme qui mâchent une gomme (un chewing-gum) chacun de leur côté. 

A. É. L. :  Est-ce une œuvre de 2008 ?

J. D. : En effet, mais elle a un peu évolué depuis. Toutes mes œuvres sont difficilement « fixables » dans le temps parce que ce sont des work-in-progress. À chaque fois que je les présente, j’y apporte des petites modifications. Ce ne sont pas des objets ou des films finis. Ce sont des dispositifs variables. 

Dans À portée de souffle, deux personnages mâchent de la gomme (du chewing-gum), puis chacun commence à faire une bulle, à un certain moment les deux bulles fusionnent et commencent à «respirer» à l’unisson. Ensuite, elles se désagrègent, se défont et puis se crèvent. Finalement, les personnages se séparent. C’est une microhistoire d’amour, jusqu’à un certain point, mais c’est surtout l’histoire d’une relation au sens large. Une relation qui commence avec le doute. Tranquillement, les personnages se relient, puis la relation s’épuise et se termine. Il y a déchirure et puis, on passe à autre chose. Puis ça recommence. 

Le spectateur est alors mis en situation où il doit se demander : « mais si c’était moi, qui active le souffle dans cette image ».  L’interaction se produit donc avec le spectateur qui souffle dans son téléphone pour interpréter et animer l’image. Il est en position « d’être la bulle ». Le spectateur « incarne la bulle ». Il n’a pas à s’identifier aux deux personnages. Il incarne lui-même la matière de la relation. 

A. É. L. :  Il y a un aspect performatif dans la plupart de tes œuvres interactives.

J. D. : Oui, parce que l’interactivité appelle l’action comme mode d’approche esthétique. Je suis particulièrement influencé par John Dewey et la pragmatique. C’est une philosophie de l’action plutôt que de la contemplation. Les deux ne sont pas nécessairement contradictoires. Aujourd’hui, je trouve difficile d’envisager la contemplation sans un geste qui se fait avant, pendant ou après. Le fait de manipuler quelque chose nous amène à une expérience particulière. Le fait de, seulement, la contempler est différent. Il y a une dimension politique, quand on manipule. Je pense que l’on donne moins d’autorité aux œuvres ou bien on essaie de comprendre leurs limites techniques. Les gens vont souvent les essayer pour voir jusqu’où cela fonctionnera. Ils ont la possibilité et le plaisir de pouvoir détourner le fonctionnement de l’œuvre. 

C. N. : À certains égards tes œuvres agissent des deux façons parce qu’il y a la possibilité de manipuler le dispositif et donc d’interagir sur l’image, mais aussi d’observer car certains spectateurs préfèrent regarder ce qui se passe sur l’écran sans oser intervenir.

J. D. : Il est vrai que je me fais un devoir de penser que l’œuvre peut être vue, même lorsqu’elle n’est pas en mode interactif elle doit être aussi intéressante d’un point de vue contemplatif. La première phase consiste à faire une œuvre qui est potentiellement et simplement contemplative pour tout le monde, parce que l’on sait que ce n’est pas tout le monde qui participera. Le deuxième aspect est de permettre cette manipulation. Le fait de manipuler produit une approche cognitive différente de l’œuvre. La troisième chose consiste à suggérer des relations entre tous ceux qui regardent même s’ils ne manipulent pas directement l’oeuvre. C’est à dire que les gens puissent entrer en contact dans l’espace public pour activer l’œuvre, qu’ils puissent se poser des questions comme par exemple : « Comment est-ce que cela fonctionne ou quel est le numéro de téléphone dans le cas de À portée de souffle ? »

C. N. : Il y a une autre version de Tourmente que j’ai vue sur vidéo et qui était faite par plusieurs personnes à la fois !

J. D. : Selon les versions de Tourmente, il peut y avoir un ou plusieurs écrans à la fois, mais il n’y a qu’un seul écran actif possible. Dans un premier temps on peut interagir seul. Dans un deuxième temps, si on arrive après que quelqu’un soit déjà en contact avec l’œuvre, on prend le contrôle d’une seule partie de l’image. L’image se sépare en morceaux. Dans ce cas, on obtient un genre de portrait fragmenté, stratifié. On ne sait que très vaguement qui contrôle vraiment. Quelle portion de l’image est contrôlée par qui ? Le spectateur se trouve dans une situation d’ambiguïté et se demande : « à quel point, je contrôle et qu’est-ce que je contrôle ? » L’œuvre leur permet une grande maîtrise pour qu’ils comprennent qu’ils sont actuellement en relation, mais la relation est très difficile à saisir. Elle peut fonctionner en mode individuel ou collectif, sinon en mode passif où on ne fait seulement que regarder. 

C. N. : À l‘image des vraies relations donc ? Parce que c’est rarement tout blanc, tout noir, ou très clair, même entre humains.

J. D. : Il y a ce jeu d’ambiguïté dans la relation, qui est important, mais c’est ce qui fait que c’est de l’art aussi et non du design d’interface. Il n’y a pas de fonction ultime à atteindre. Il n’y a pas un travail à accomplir. Il y a simplement la possibilité de stimuler les interrogations des gens à partir de ce qu’ils font, de ce qu’on leur présente d’emblée dans l’espace public ou dans les dispositifs numériques et technologiques. 

C. N. : Tu donnes relativement peu d’information ou d’instructions en accompagnement de tes œuvres. 

J. D. : Toujours le minimum. Il y a ceux qui ne veulent pas s’impliquer parce qu’il n’y a pas assez d’indications, c’est sûr. L’idée est basée plus sur la rencontre que sur le fait d’offrir une station de contrôle. 

C. N. : Tu utilises le mot rencontre. C’est une thématique qui m’intéresse. Comment définis- tu la rencontre dans tes œuvres ?

J. D. : David Rokeby dit que la notion d’interactivité en art ne repose pas sur le contrôle, mais sur la rencontre. Du point de vue esthétique, c’est un événement qui arrive en général par le croisement de deux personnes dans un lieu particulier. C’est de l’ordre du croisement temporaire. Je pense qu’on ne fait que frôler ces œuvres lorsqu’on passe devant elles. C’est à ce moment-là que la rencontre se passe. Ça ne veut pas dire que tout se termine-là. Les œuvres peuvent continuer à nous habiter par la suite. Prenons par exemple ma relation avec les films de Godard. Je n’ai jamais vraiment compris ces films mais je les ai croisées. J’en garde des souvenirs vagues, je garde surtout des souvenirs de ma rencontre. Je me rappelle « les trous » que cela a laissés. Il y’a quelque chose de l’ordre du passage, de la friction, du flirt…

C. N. : Du croisement.

J. D. : Du croisement, en effet. Et, quand on a le contrôle, souvent c’est quelque chose que l’on veut prolonger, que l’on veut augmenter. Christopher Lasch parle du besoin, du plaisir technologique de contrôle comme d’un problème narcissique. On fait des objets technologiques et on prend plaisir à les contrôler comme par exemple, un drone. Il y a comme quelque chose de narcissique à contrôler un drone, même quand c’est un passe-temps.

A. É. L. :  C’est la base même des jeux vidéo, de la console de jeu.

J. D. : C’est dans la même idée de poursuivre le contrôle, le maintenir, le rendre difficile jusqu’à un certain point pour maintenir l’intérêt. Il y a quelque chose d’éminemment narcissique dans le plaisir de contrôle des œuvres. J’essaie de jouer un peu avec ça. Et en même temps, il est intéressant de jouer avec ce qui nous échappe. Par exemple, j’ai fait Zones franches, parce que je ne comprenais pas bien la personne avec qui je partage ma vie. J’ai donc fabriqué un personnage féminin afin d’essayer de comprendre ce qui se passait dans sa tête.

Zones franches

A. É. L. :  Est-ce que cela a résolu tes problèmes ?

J. D. : On fait un peu comme Pygmalion, on crée un personnage pour essayer de le comprendre. Mais on n’y arrive pas. C’est une aporie. Je ne peux pas dire que je suis un expert en psychologie parce que j’ai créé un personnage qui donne l’impression de pouvoir recréer son esprit. Peut être un psychologue pourrait trouver cela interessant, mais en tant qu’artiste, je n’ai rien résolu d’un point de vue psychologique. Ce n’était pas une proposition scientifique mais artistique. 

A. É. L. : Cela peut toutefois nourrir une problématique chez un chercheur en psychologie qui pourrait même ultimement, dans le cadre d’une recherche, travailler avec toi sur une œuvre?

J. D. : Je vois, en effet, les artistes comme des gens qui peuvent aider d’autres scientifiques à émettre des hypothèses. Nous, les artistes, nous sommes « préhypothétiques », j’espère que toute œuvre d’art peut donner des idées à d’autres personnes et devrait pouvoir permettre à des scientifiques, qui s’intéressent à la psychologie ou la cognition, d’en tirer quelque chose d’intéressant. Face à Zones franches un chercheur en psychologie pourrait dire : « Je pourrais peut-être imaginer un modèle cognitif à partir de ce modèle. Il y a des choses que je ne comprends pas, ou des choses qui ne fonctionnent pas… je trouve intéressant de voir comment la peau peut être le siège de la mémoire plutôt que le cerveau ». 

Les œuvres peuvent faire alors émerger des idées qui restaient en suspend. Mais, je ne veux pas non plus transformer les artistes en scientifiques. Le danger dans la recherche-création, souvent, c’est de nous faire entrer dans une mécanique « technocratique » où il faut tout définir par un descriptif de projet ou par des cadres théoriques pour avoir le droit d’avoir une idée. 

Je crois que même pour les scientifiques très spécialisés, il y a une part de prérationnel dans la cognition qui se mélange avec l’expérience personnelle. Cela permet de penser des choses qui sont informes mais recèlent un potentiel, elles peuvent être alors les embrayeurs d’une pensée rationnelle.