Philippe Boissonnet : Je m’intéresse à la construction autant qu’à la spatialisation de l’image, à celles du corps et du monde (la Terre) qui se font écho, par le biais de l’entrelacement des 2 et 3 dimensions, des médias entre eux, du perceptuel et du matériel. L’image peut être aussi bien dessinée manuellement que technologiquement produite ou transformée. Depuis ma 1ère résidence de création en holographie (Toronto, 1984), la question du doute de la réalité de nos perceptions, de la certitude de notre connaissance sur le monde, revient continuellement dans mes travaux.
Tonalités affectives, lumineuses et multidimensionnelles
L. B. : Philippe, comment votre quête artistique, votre conception de l’espace et vos moyens privilégiés sont-ils liés ?
P. B. : C’est par l’exploration de l’image holographique et de la lumière, combinées à des dispositifs d’interaction avec le spectateur que l’espace de l’œuvre en train d’être perçue (vécue) a pris de l’importance. C’est pour les mêmes raisons que je privilégie la photo-performance dans mon approche photographique. L’approche mixte de divers médias, leur rencontre et leur hybridation, le glissement de l’un vers l’autre ou de la figuration vers la géométrisation, est une vision en soi mais qui vient aussi de ce que j’ai appris de la multidimensionalité des images holographiques.
Quelquefois aussi l’exploration de dispositifs interactifs me permet de donner une plus grande place subjective à l’interprétation propre au spectateur. Croyant à l’importance de la relativité du regard que l’on devrait toujours poser sur les apparences du monde, je construis souvent des œuvres possédant une structure en dualité (dedans/dehors, lointain/proche, opaque/transparent, positif/négatif, haut/bas, apparaissant/disparaissant…). La dynamique entre le stable et l’instable est ce qui nourrit souvent les choix de création.
C’est ainsi que, depuis 1992 , je me suis attaché à l’usage et l’image d’un globe terrestre gonflable : quelle belle dynamique que cette fragilité, cette dérision du ballon, cette abstraction conventionnelle de la cartographie, en opposition avec la réalité englobante de la planète sur laquelle tout ceci se passe, et avec notre rapport phénoménologique à son immensité et sa nature géophysique.
Quelle(s) différence(s) faites-vous entre l’affect et l’émotion ?
L’affect me semble plus global et diffus, distancié d’une intériorité, et peut prendre une valeur esthétisante plus facilement, alors que l’émotion me paraît plus profonde, enfouie et moins contrôlable.
Je me souviens à ce sujet d’une émotion insoutenable, et profonde, qui m’a pris à la fin du visionnement du film Dancing in the Dark de Lars Trier qui m’a poussé à sortir de la salle de cinéma avant la toute fin (pendaison de la mère). Cela ne m’a pas empêché d’estimer le film très réussi, disons puissant.
En tant qu’artiste holographique, l’affect et/ou l’émotion jouent-ils un rôle dans la création de vos œuvres?
Le rôle de l’affect ou de l’émotion dans mes œuvres me semble, au premier abord assez sous-jacent et diffus, mais certainement présent. Ce n’est donc pas un élément moteur conscient et il n’apparaît pas généralement à travers la structure du dispositif ou la configuration interactive de l’œuvre, mais plus souvent dans les choix iconographiques des images qui soutiennent l’œuvre interactive.
Toutefois il m’est difficile de distinguer les deux facettes qui forment nécessairement le sens profond de l’œuvre. Je pense plus particulièrement à mes installations holographiques et interactives de 1997, In-Between, et Efflorescence de 2002.
Cette distinction est certes difficile à formuler puisque l’œuvre repose sur ses propres relations architectoniques ou compositionnelles qui sont mises en œuvre par le participant au moyen de son engagement, interactif ou non.
Est-ce que considérer l’affect au sens spinoziste dans la capacité du corps d’affecter et d’être affecté ou selonMassumi, comme force, qualité ou intensité, et l’émotion comme une formation réactive à certains stimuli perçus par le participant peut aider à établir cette distinction, du moins à certains moments où l’un et l’autre semblent apparaître plus nettement ?
Il faut effectivement un minimum de réceptivité de la part du participant, plus que de volonté à interagir; c’est sans doute en deuxième lieu que la volonté intervient, ce qui suggère alors une attitude mentale et sensori-motrice réactive à sa propre présence dans l’installation. Mais déjà au premier degré, on peut considérer que l’œuvre génère un affect au sens spinoziste, par la présence active même du corps dans le dispositif.
Choix iconographiques et transition de vie avec In-Between
Quant à vos choix iconographiques. Diriez-vous que l’émotion motive le choix d’une image qui en retour suscite une réaction émotionnelle ? Et ces émotions sont-elles semblables ou complètement différentes ? Pourriez-vous nous en dire plus et, si possible, nous donner un exemple précis ?
Les doutes et incertitudes, ou les enthousiasmes, que je vis moi-même dans ces périodes de création ont été parfois très nourriciers, voire même déclencheurs de mes choix esthétiques (sans en avoir pleinement conscience). Peut-on appeler cela des affects ?
Par exemple, In-Between a été produite entre 1996 et 1997, une période de grande instabilité sentimentale et familiale pour moi. La communication, ses difficultés et modalités autant que la notion de rencontre (ou non), sont au cœur de cette œuvre interactive. Les mots « Je » et «Tu », le signe @, qui s’y trouvent dans les hologrammes, autant que les visages (homme-femme) qui se font face, sont assez signifiants à ce sujet.
Mais il se trouve aussi que j’avais depuis longtemps en moi le désir de travailler avec le choix technique des hologrammes d’ombre ou Shadowgram (silhouettes noires apparaissant vaguement en 3D). Or la circonstance vécue alors est devenue propice à son exploration. De plus, j’étais fasciné à l’époque par la possibilité de capturer, grâce à la finesse du laser, les mouvements d’air chaud et froid qui se dégagent à notre insu autour de notre corps.
C’est ce que j’ai réussi à mettre en scène dans l’hologramme central de ce triptyque où l’on voit des volutes de couleurs onduler autour des visages de profil, un peu à la manière de ce que l’on imagine (perçoit?) des énergies de l’aura humaine.
Certes cette image est très forte, mais je ne peux pas affirmer avec certitude quelle émotion elle suscite chez le spectateur. Elle fascine et inspire, je crois, quelque chose se situant entre un affect à connotation spirituelle et un autre plus lié à l’émotion psychologique propre au dialogue ou à son impossibilité. Mais à bien y penser, la configuration interactive de l’installation autant que la nature lumineuse et insaisissable de l’holographie contribuent à ce ressenti dégagé par les contenus iconographiques des images.
Fascination entremêlée de doute
Cherchez-vous justement à produire des affects ou des émotions particulières durant la réalisation de vos œuvres holographiques, interactives ou non ?
Sur une vingtaine d’années de carrière, je n’ai produit que 5 installations interactives : La conscience des limites : Gaïa, 1992, La conscience des limites : Galileo, 1993, In-Between, 1997, Efflorescence, 2002, La conscience des limites : Icare, 2013
Et le choix de faire une œuvre interactive ou non ne me semble pas directement liée à mon émotion vécue personnellement, mais plutôt à l’affect que j’espère faire ressentir au spectateur. D’ailleurs, à mon sens, toutes les images holographiques ont une facette interactive intégrée, mais une interaction de type perceptuelle qui rappelle évidemment beaucoup d’œuvres lumino-cinétiques.
Être conscient que les hologrammes peuvent autant susciter de la fascination que de la frustration chez le spectateur, et continuer à explorer ce médium malgré l’ambiguïté ou l’incertitude provoquée dans le jugement esthétique de beaucoup de monde, révèle évidemment un choix esthétique qui n’est pas anodin.
On m’a quelquefois parlé de malaise mais sans me donner de véritable explication. Cela est peut-être liée à l’incertitude générée et qui, justement, fait partie intégrante du médium mais que les artistes n’utilisent pas forcément pour cette raison. On peut affirmer que le médium holographique affecte la capacité de jugement esthétique du spectateur qui ne sait plus dans quelles catégories esthétiques placer ce type d’artefact : science, photographie, animation, peinture ou sculpture…
Le fait que le doute flotte toujours autour de ce type de production me renvoyait toujours, malgré moi parfois, à la certitude intérieure que j’avais choisi le bon médium pour faire ressentir l’incertitude et le relativisme de notre rapport (cognitif, sensoriel) au monde. Cet affect y est certainement plus incorporé que celui de certitude et de vérité. Par exemple dans le désir d’immerger le spectateur plus intensément dans le rôle de sa propre subjectivité, dans la recherche à faire valoir son implication interprétative singulière, qu’elle soit émotionnelle ou intellectuelle.
Il s’agit souvent d’une médiation supplémentaire pour guider plus fortement le spectateur vers un éveil à sa propre sensibilité et à son propre cheminement interprétatif des caractères formels de l’espace, du temps vécu, et des couleurs se trouvant devant ou autour de lui.
Cela peut avoir un rapport direct avec la volonté de le mettre devant son choix, sa liberté de la posture personnelle qui lui est laissée, telle que « où je me positionne ? », « quelle posture esthétique dois-je adopter ? », « pourquoi je ressens un malaise ? », « qu’est-ce qui fait que cette multiplicité ou relativité de regards m’agace..? »
Ce questionnement est fort intéressant, au cœur de l’expérience esthétique du participant. Quand vous cherchez à favoriser son désir d’immersion en lui-même, souhaitez-vous lui offrir de vivre une expérience esthétique riche ?
Cela revient pas mal à ce que j’ai élaboré dans les réponses un peu plus haut, mais il est vrai qu’en choisissant l’holographie jumelée parfois à des dispositifs interactifs, il s’agit pour moi de souligner avec plus d’insistance ce que bien des œuvres d’art contemporain font parfois aussi : c’est-à-dire laisser le regardeur seul face à son jugement propre, et donc face à sa capacité individuelle à activer de nouvelles relations entre sa sensorialité, ses connaissances et la présence matérielle et médiologique de l’œuvre dans son espace.
En outre, on croit comprendre que le participant ou la participante, ainsi interpellé-e, puisse en profiter pour mieux comprendre son interprétation singulière ?
Le ou la participant-e doit jouer avec l’œuvre mais aussi lui-même, avec ses limites et sa capacité à se laisser affecter; et dans cette expérience il y a bien sûr la possibilité de vivre une déception autant qu’une compréhension. Souvent cela est au moins un simple doute : cette chose que je ressens (vois) et ce qui est, sont-elles exactement une seule et même chose ?
Ils ont, plus souvent que pour toute autre forme d’image, la sensation que ce qu’ils voient fait bien plus partie de leur cerveau (perception subjective) que du monde extérieur (ce qu’on appelle réalité).
Si le contenu iconographique ou l’expérience d’interaction vient les toucher plus personnellement, cette impression est encore plus forte et ne reste pas au stade de l’émerveillement ou de la simple attitude de déception face à une tentative de trompe-l’œil par un médium trop souvent uniquement perçu pour sa capacité à faire « du dimensionnel augmenté ».
C’est le questionnement à propos de nos limites à définir le réel qui émerge.
Et ce questionnement est pratiquement sans fin et fort variable. À ce propos, est-ce que des participants de vos œuvres holographiques vous ont témoigné de la manière dont elles les ont interpellés ?
Je ne leur ai pas posé la question suffisamment souvent… Toutefois, j’ai remarqué surtout l’étonnement fasciné, l’incrédulité émerveillée ou le malaise (lié à une déception ?).
Je remarque particulièrement ceux qui insistent, qui refont le tour, essayent à nouveau la rencontre avec l’œuvre et les images de différents points de vue. Ils n’en repartent pas nécessairement avec de la compréhension complète de ce qu’ils viennent d’expérimenter, mais certainement avec de l’enrichissement sensoriel et cognitif.
À ce sujet, j’aimerais référer les lecteurs au texte d’analyse de Martina Mrongovius « Questionner les systèmes de perception avec l’exposition « Mondes Incertains » de Philippe Boissonnet » qui traite des liens entre plusieurs de mes œuvres holographiques exposées à la Holocenter Vault Gallery (New York, 2014) sous l’angle « du malaise, de la frustration et finalement d’une conscience des conditions de perceptions ».
Entre intuition, réflexion philosophique et fonction cognitive
Votre approche artistique est-elle intuitive, instinctive ou en lien avec des notions philosophiques, cognitives ou psychologiques, si oui lesquelles ?
Une combinaison des deux. La production holographique ou technologique (interactivité) exige beaucoup de temps. Certaines œuvres peuvent prendre plusieurs années à se formuler de façon définitive, souvent à cause des collaborations d’experts et du financement à trouver.
Je dirais que l’intuition en est le ferment, mais que la réflexion philosophique et la mise en place des éléments utiles à la fonction cognitive finissent toujours pas dominer.
Dans votre thèse de doctorat, vous écrivez : « Mais en interagissant avec nos autres niveaux sensitifs et cognitifs, la lumière influence notre attitude émotionnelle dans nos divers rapports avec le monde environnant. » (2013, p. 81).
La lumière, comme intensité faible ou extrême, n’est-elle pas de l’ordre de l’affect, qui peut susciter, par son manque, sa qualité ou son excès, une émotion variant de l’inconfort ou du trouble jusqu’au ravissement esthétique en passant par d’innombrables états mitoyens.
Comme artiste holographique, j’imagine que tout ce qui passe par le jeu de lumière dans vos œuvres relève de l’alternance de l’apparition et de la disparition ? Mais il y a sûrement autre chose ?
Comme je l’ai déjà remarqué, il y a une certaine correspondance avec l’attitude de réceptivité esthétique que demandent certaines œuvres lumino-cinétiques, mais plus particulièrement avec des artistes Light & Space. C’est tout au moins mon souhait, étant un grand admirateur de James Turell.
Il y a probablement en moi la quête d’un certain ravissement sensoriel mais aussi intellectuel (spirituel?) qui rapprocherait des propriétés que l’on reconnait en général au ‘transparent’, c’est-à-dire de quelque chose qui évoque des états intermédiaires, des dynamiques du devenir, signalant l’entre-deux du proche et du lointain comme le notait Christine Buci-Glucksman. (2003, p. 54)
Peut-être même faut-il regarder, dans cette lumière holographique qui rappelle le phénoménal de l’arc-en-ciel et des aurores boréales, du côté de l’aura, c’est-à-dire dans ce que Buci-Glucksman oppose à la notion de trace et d’indice. Si ces deux types de signes nous parlent de proximité et de contiguïté, l’aura nous retourne vers le distant, l’au-delà, l’insaisissable présence d’un quelque chose dont la source reste imprécise ou non localisable. Il y a là forcément matière à susciter ou rejoindre de l’émotionnel en chacun qui, peut-être, n’est justement pas très localisable.
Ces différentes dimensions apportent des précisions sur le questionnement que vous évoquiez auparavant. Quoi qu’il en soit, quelles émotions ressentez-vous face à vos œuvres et quelles émotions avez-vous observé chez le public et en lien avec quelle œuvre ?
Parfois de l’étonnement face à la diversité des ressentis possibles.
Parfois de l’agacement devant des spectateurs qui ne s’arrêtent qu’à l’aspect technique ou ludique de l’œuvre interactive ou holographique.
Parfois un sentiment de contentement avec un sourire lorsque je vois le spectateur s’immerger vraiment dans le processus de découverte sensorielle, se laisser prendre au jeu des configurations posturales imaginées, et faire ressortir de son engagement immédiat et sans préjugé une compréhension qui – même si elle se limite à son expérience et connaissance plus limitée de l’art ou du médium – paraît toujours vraie, vécue, et esthétisante.
Vous souvenez-vous d’une œuvre particulière où les participants auraient verbalisé leurs ressentis ?
Tout cela est trop flou dans ma mémoire… Serait-ce un défaut ou une qualité propre à mon cerveau et à ma sensibilité artistique qui me permettent, justement, de garder le médium holographique et son flou typique au centre de ma recherche ?
Ces émotions, lorsqu’elles surgissent, vous font-elles infléchir vos intentions artistiques, si oui comment et jusqu’à quel point ?
Le temps et les moyens financiers nécessaires de ces œuvres interactives ne me permettent pas d’enclencher assez rapidement une œuvre après l’autre pour vraiment prendre en compte ce vécu affectif (qui parfois est perçu de façon plus ou moins consciente). Mais il est certain que cela influence quand même mes choix suivants en même temps que le contexte personnel dans lequel je me trouve alors.
Œuvres aux émotions les plus marquantes
En dernier lieu, parmi vos œuvres, lesquelles ont suscité le plus d’émotion ? Et pouvez-vous nous en parler ?
Je dirais sans aucune hésitation : La conscience des limites (Gaïa), 1992; Efflorescence, 2002; et In-Between,1997, dont j’ai déjà parlé précédemment.
Pourquoi et comment ?
À propos de La conscience des limites : Gaïa, une œuvre charnière dans laquelle est apparue l’image gonflable du monde géopolitique ainsi que la dimension sculpturale et interactive dans mes créations, il y eu forcément l’impact provoqué par sa grande dimension, sa forme et sa luminosité englobantes avec la sensation un peu immersive qui lui était alors associée. À ce sujet, je citerai un extrait du texte de René Prédal, paru dans le catalogue co-édité par le Centre d’art La Base de Paris-Levallois (1993) et le Centre des arts contemporains du Québec à Montréal (CACQM) où cette œuvre a été exposée pour la première fois :
L’émotion ressentie est plastique, cinétique, spatiale et temporelle. Enchassé au cœur d’une construction métaphorique, le précieux hologramme ne se révèle qu’au terme d’un parcours initiatique du visiteur qui ne peut le saisir dans sa totalité qu’en reconstituant mentalement les diverses perceptions parcellaires qui lui sont proposées… (Prédal, 1993)
Cette citation témoigne d’un rapport complexe entre les couches émotionnelles décrites par Prédal et l’œuvre holographique. Cette œuvre, comme sans doute toutes vos œuvres, invite le participant à élaborer son expérience non seulement perceptuelle mais aussi émotionnelle.
En effet. Mais, parallèlement au dispositif de spatialisation lumineuse de l’œuvre, cette pièce a aussi la particularité de mettre le spectateur face à un véritable trouble de perception visuelle, de façon volontaire et explicite : trois des huit hologrammes intégrés à la structure en forme de demi-globe terrestre ne sont visibles que pour celui ou celle qui se place à l’intérieur, en son centre, et qui découvre alors des images pseudoscopiques, difficiles à saisir, c’est à dire des images tridimensionnelles dont la perspective a été inversée.
Le dispositif de détection à infra-rouge éteint alors les lampes éclairant les cinq autres hologrammes et les spectateurs se trouvant en périphérie de la structure ne voient plus que la simple matérialité du support filmique et son ombre projetée au sol. Plus d’image. Comme l’écrit René Prédal, le malaise visuel provoqué par l’irrationalité perceptuelle de ces images pseudoscopiques vient aussi du fait que l’on se trouve pourtant au centre de contrôle de la visibilité des autres images, dites orthoscopiques, dont la représentation perspective est « normale » :
la droite devient la gauche et réciproquement, le lointain vient au premier plan, les images de visages qui étaient projetées en avant de la plaque se retrouvent à deux mètres derrière, les gros motifs sont petits (….). Tout ce processus rend les choses plus abstraites, le figuratif a tendance à s’estomper et c’est perturbant au niveau visuel car l’observateur a du mal à fixer son regard pour faire la mise au point sur l’image. La dualité entre dehors et dedans proposée par l’architecture métallique est donc accusée par cette disposition des hologrammes. (Prédal, 1993).
Car ce centre malaisé du visible place le sujet au centre symbolique du monde, au centre d’une Terre où le regard distancié a perdu de sa capacité à mieux dominer la situation, laissant la place à la kinesthésie de la masse corporelle. La fascination pour le point de vue externe, icarien et périphérique, existe bien mais dans un rapport dialogique et alterné avec autrui.
D’une certaine façon, la vision, qui a dominé le courant esthétique si longtemps, se voit interpellée par la motricité et la kinesthésie. Cela pose aussi la question du rapport entre soi et le centre de l’œuvre, du monde, de l’univers. Et pour Efflorescence, qu’en est-il ?
Mentionnons tout d’abord que l’installation Efflorescence, 2002, fait maintenant partie de la collection de la Fondation du Musée d’art contemporain des Laurentides (St-Jérôme, Qc). Il s’agit d’une œuvre faisant écho à In-Between, non seulement parce que j’ai transposé l’interférence active des spectateurs dans le cycle d’apparition lumineuse des éléments holographiques au domaine de l’acoustique, mais aussi parce qu’il y est question de communication humaine, et de mise en scène des configurations temporelles et spatiales des éléments du dispositif. Dans ce cas, en effet, j’ai joué avec une sensibilité augmentée du spectateur en insérant les voix de deux enfants de 10 ans (mon fils et ma belle-fille) dans le dispositif interactif via des lecteurs de disques audio (Walkman modifié), avec effets de phasage et déphasage des voix.
Il faut dire que si les hologrammes matriciels (enregistrés au laser pulsé) ont été créés en 1999 au Center for the Holographics Arts (New York), grâce au Prix de la Shearwater Foundation (1988, USA), ce n’est qu’en 2002 que j’ai pu terminer la mise en place des divers éléments sculpturaux, lumineux, sonores et interactifs de l’installation (grâce au support du Fonds FCAR et de l’expertise technique de John Perry – holographie, Pierre Olivier – électronique et Bernard Lemieux – son). Entretemps, les voix des enfants holographiés devenaient celles d’adolescents de 13 ans ; puis le concept initial d’efflorescence des énergies créatrices masculine et féminine symbolisées par ces jeunes visages et voix (récitant des verbes d’action reliés à l’être et au corps) qui émergeaient du sol, s’est mis à interférer avec mes propres affects, liés à ma situation de famille reconstituée. Ainsi que l’a bien écrit Hervé Fischer :
c’est sans doute la première fois aussi qu’il propose une œuvre autobiographique […]. Le père, la mère, l’enfant et l’Autre. Ce sont les quatre points cardinaux de la cosmogonie familiale de l’artiste. Et au centre, au nadir, se situe le spectateur qui l’active par ses pas. (Fischer, 2002)
Tout cela de façon « holistiquement naturelle », sans conscience totale, tout en cherchant que cela rebondisse sur la relation cognitive et émotive du spectateur avec sa propre action dans le dispositif. Finalement l’œuvre y a gagné du sens. Gabriele Schmid, dont une partie de la thèse portait sur mon installation In-Between, le décrit ainsi :
Lorsque le spectateur fait le tour des hologrammes (que Boissonnet nomme puits de lumière) et des sculptures noires (qu’il nomme puits sonores), celui-ci interagit accidentellement avec les voix du garçon et de la jeune fille. Après un peu de temps, il deviendra clair que les deux adolescents récitent les mêmes séquences de mots, mais en disharmonie temporelle. Le défi d’un spectateur suffisamment patient serait donc de faire jouer les deux lecteurs de disque compact en phase, en ayant comme but de faire synchroniser les textes récités – on pourrait même dire qu’il faut laisser interférer les voix de manière constructive, en se référant alors aux principes physiques de l‘holographie. (Schmid, 2003)
Bibliographie
– Boissonnet, Philippe, « L’évanescence des images holographiques comme principe métaphorique de l’instabilité de l’image contemporaine du monde », thèse de doctorat en études et pratiques des arts, Université du Québec à Montréal, 2013, en ligne, <https://archipel.uqam.ca/6200/>.
– Buci-Glucksmann, Christine, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003, 96 p.
– Deleuze, Gilles, Spinoza, Philosophie pratique, Paris, de Minuit, 2003 [1981], 176 p.
– Fischer, Hervé, « Philippe Boissonnet. Efflorescence », dépliant de l’exposition à la galerie d’art d’Outremont, Trois-Rivières, URAV/UQTR, 2003, en ligne, <https://philippeboissonnet.com/presse/>.
– Mrongovius, Martinam, « Questionner les systèmes de perception avec l’exposition ‘Mondes Incertains’ de Philippe Boissonnet » (p. 18), dans catalogue Mondes incertains/Uncertain Worlds, par Fischer H., Mrongovius M., Schmid G., Boissonnet P., éditions Groupe URAV/The Hologram Foundation, 2017, en ligne, <https://philippeboissonnet.com/presse/>
– Massumi, Brian, Politics of Affect, Boston et New York, Polity Press, 2015, 232 p.
– Prédal, René, « Philippe Boissonnet, une démarche exploratoire », dans Philippe Boissonnet : installations holographiques ; catalogue d’exposition, Montréal, CACQM, catalogue co-édité par le Centre d’art La Base de Paris-Levallois et le Centre des arts contemporains du Québec à Montréal (CACQM), 1993.
– Schmid, Gabriele, « Philippe Boissonnet. Efflorescence, une installation interactive avec hologrammes et son », revue Espace Sculpture, été 2003, Montréal.