On a beaucoup parlé ces derniers temps de la Biennale de Montréal 98 comme d’un événement plus ou moins réussi. En fait, on a parlé de l’événement et très peu des oeuvres. Il y a à cela une raison assez évidente. Au départ, c’est l’événement comme fin en soi qui a motivé l’implantation de la Biennale de Montréal, un événement dans lequel, somme toute, la présence des oeuvres semble secondaire. En effet, comment expliquer autrement la formulation d’une thématique aussi innocente qu’inoffensive axée sur le rêve, la poésie, l’humour, et le quotidien ?
C’est à croire qu’on a voulu créer une fête comme on les aime à Montréal, jazz, cinéma, humour, bière et Culture! Comme le souligne d’ailleurs Claude Gosselin dans le guide de la Biennale, il nous manquait quelque chose : « comme Lyon, Shanghai, Venise et d’autres villes dans le monde, Montréal a maintenant sa biennale internationale d’art contemporain ». Maintenant que nous ne sommes plus en reste, on nous avise aussi, dans le site Web créé pour l’occasion, que « La Biennale de Montréal 1998 sera une carte de visite importante pour la promotion de Montréal ». Un festival d’art contemporain donc, pour lequel on a proposé un sujet peu compromettant, dépourvu de prétentions théoriques, afin que tout le monde se sente à l’aise. En effet on souhaite, nous dit le guide imprimé, « le décloisonnement entre les disciplines artistiques en attirant l’attention sur toutes les multiples formes du visuel ». L’engagement des artistes est réduit à son strict minimum, l’important c’est d’avoir une biennale comme « d’autres villes dans le monde », qui ont aussi sans doute, comme objectif de « provoquer une prise de conscience… »!
On ne sait trop quoi dire devant cette belle et candide assurance. En fait, la rhétorique côtoie plus la demande de subvention que l’articulation rigoureuse à laquelle on est en droit de s’attendre de la part d’un organisme comme le CIAC. Peut-on prendre au sérieux une exposition de cette envergure lorsque celle-ci ne vise qu’un ostensible prestige, et ce au détriment de la pertinence de ses choix? Pourquoi alors poser un regard critique sur les oeuvres présentées, puisque la sélection elle-même n’est pas critique? Devant ce manque de conviction on ne peut que s’en prendre à l’événement comme tel, aux prétentions de l’organisme et de sa machine. De surcroît, cette vigoureuse polémique n’est pas le propre de la Biennale de Montréal 98. Ça ressemble étrangement à ce qui s’est passé il n’y a pas si longtemps au Musée d’art contemporain de Montréal avec l’exposition De fougue et de passion. Et ça ressemble beaucoup à ce qui se passe pour « d’autres villes dans le monde », comme le souligne Bernard Lamarche dans un article récent paru dans le Devoir. Bref, il apparaît qu’on a de plus en plus tendance à évacuer le point de vue critique, et ce, pour mieux célébrer la grandeur des institutions<.
Nous ne sommes pas loin non plus du dramatique débat français sur l’art contemporain dans le contexte d’une mainmise de l’État sur l’ensemble des activités artistiques. Bref, le CIAC s’est muséed’artcontemporainisé et ne fait qu’ajouter à la polémique générale qui se traduit par une crise de l’art contemporain. Cette crise est admirablement bien analysée d’un point de vue philosophique par Yves Michaud. Il nous parle, entre autres, « d’une organisation institutionnelle de la création qui, en prétendant la soutenir l’encadre et l’étouffe » (Michaud, 1997). Chez nous, cette institutionnalisation se présente sous un autre visage : les festivals et les désormais Journées de la culture où tous nous allons, spectateurs béats, consommer des manifestations culturelles; où tous nous allons, artistes plus ou moins opportunistes, chercher à tout prix un peu de visibilité pour nos créations.
On cherche donc à créer des événements de promotion et plus l’événement est grandiose, plus son contenu est banalisé, simplifié, prévisible et surtout, rationalisé et catégorisé. Ainsi, toute la complexité de l’art se réduit à des tics verbaux du genre : « nous sommes en présence d’une oeuvre qui questionne le statut de ceci; qui interroge les conditions de cela… », bref, une rhétorique cette fois-ci de communiqué de presse. On lance des énoncés sans trop d’explications, énoncés qui résonnent dans le cerveau, tenant lieu de l’incontournable légitimation théorique. En fin de compte, on demande à tout le monde de ne pas trop se compliquer les méninges, de laisser aller le commissaire, le conservateur, le fonctionnaire qui doivent créer l’événement, événement qui, d’ailleurs, va profiter à tous par la vitalité et le rayonnement qu’il génère. En outre, le but n’est-il pas tout simplement de célébrer l’art et la culture dans toute sa diversité tout en donnant la chance aux artistes de montrer leurs choses? À propos de cette idéologie de la diversité et de l’atomisation de la culture, Yves Michaud constate la chose suivante : « Aujourd’hui, tout coexiste sans conflit, moins dans la paix de la coexistence que dans celle de l’indifférence, et donc sans échange : il en faut, comme on dit, pour tous les goûts. Tous les produits prétendent à une égale légitimité en l’absence de toute perspective de légitimité et de valeur. La dédifférenciation perd sa valeur révolutionnaire violente pour devenir indifférenciation » (Michaud, 1997).
Problème d’indifférenciation, absence d’échange, voilà les mots clés dans toute cette affaire. Au sein d’une culture domestiquée et mise en boîte, chacun vit dans sa bulle, travaille pour son groupe d’intérêt et profite de son mieux de la machine institutionnelle, quand elle passe. L’art et la culture sont malades parce qu’il n’y a plus de liens et d’interactions dynamiques entre les idées, les sensibilités, les propositions. Le sens n’arrive plus à se nourrir de lui-même pour engendrer de nouveaux êtres symboliques qui pourraient, par la suite, s’entrechoquer. Lorsque les commissaires, les conservateurs et les fonctionnaires n’arrivent plus à assumer leur devoir de proposer des lectures, on se retrouve dans un univers normalisé, dépourvu de souffle vital, un monde qui dort, peuplé d’individus qui se contentent de survivre, et parmi lesquels on retrouve encore quelques agités qui se lancent des noms propres.
Le rêve et le quotidien, sont des thèmes tellement ouverts et indifférenciés qu’ils en deviennent statiques et étroits. Impossible de les considérer comme des questions posées, qui ouvrent et resserrent en même temps, des questions auxquelles les oeuvres chercheraient à répondre par d’autres questions, créant une dynamique à partir de laquelle se déployerait une constellation de sens. Paradigme du flottement, de l’ouverture et de l’insaisissable, le rêve, le quotidien, l’humour et la poésie, deviennent ici (curieux paradoxe) de simples catégories avec lesquelles le spectateur classe les oeuvres qu’il regarde: celle-là pour le quotidien, celle-ci pour l’humour, etc. Disons-le, une telle idéologie de l’événement ne stimule pas l’imagination. Dépourvue de signification elle ne nourrit pas notre sensibilité pas plus qu’elle ne balise nos jugements esthétiques. Mais qui dit crise dit passage, cherchons donc la porte de sortie.
On cherche un endroit où il y a des échanges. Un lieu animé par un réseau de liens, un univers plus sauvage et imprévisible, bref un milieu dynamique, c-à-d un espace partagé où les questions et les interrogations ouvrent sur d’autres questions et d’autres interrogations. Yves Michaux conclut son analyse en suggérant que la société peut être plurielle et divisée sans pour autant être nivelée, égalisée (j’ajouterais banalisée), dans la mesure où l’on conçoit la culture comme un ciment social : « La métaphore est pesante, mais elle dit ce qu’elle veut dire: que la culture, haute ou basse, raffinée ou populaire, de propagande ou de prédilection, est censée « égaliser » les différences entre des êtres différents, qu’elle leur permet de s’entendre en dépit de leurs différences, qu’elle établit entre eux un lien » (Michaud, 1997). Malheureusement, l’auteur, qui nous a convaincus avec lucidité qu’il n’y avait plus de ciment, ne nous indique pas vraiment où l’on pourrait en trouver.
À cette fin, nous consulterons le texte d’un autre théoricien français, celui de Norbert Hillaire: Le créateur, l’ordinateur et l’oeuvre d’art , disponible dans le site Web 25 images/secondes.
Norbert Hillaire resitue le débat français sur l’art contemporain dans le contexte des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Il laisse entendre qu’il y a peut-être un espoir de voir émerger une nouvelle culture pour peu qu’on se donne la peine de voir au-delà de notre aveuglement, « aveuglement, dit-il, dont les actuels débats autour de l’art contemporain constituent une illustration parmi d’autres ». Oui, le milieu effrité de l’art contemporain ne semble pas voir l’énorme transformation que nous sommes en train de vivre et qui bouleverse notre façon d' »échanger ». Bien sûr, personne n’est en mesure de dire où peut mener une cyberculture, ou même si ça mène quelque part. Mais il est quand même rassurant de constater que l’art est concerné par les NTIC, pour ne pas dire redéfini! Si on accepte le risque que représente ce vertige numérique, on débouche sur de « nouveaux territoires dont les limites, les règles, les usages, dans le domaine artistique, comme ailleurs, sont loin d’être fixés, car ils ne correspondent plus aux anciens clivages et découpages, tels que l’actuel débat sur l’art croit pouvoir les situer ». La technologie serait encore en cause « car il n’y a pas d’exemple, dans l’histoire de l’art, d’une évolution technique et scientifique qui n’ait transformé en profondeur notre perception du monde, qui n’ait fini par engendrer une nouvelle forme symbolique ».
Des exemples de ce changement on en retrouve à la Biennale de Montréal. Elle propose en effet un volet multimédia regroupant des oeuvres électroniques qui sont présentées (c’est plutôt ironique) à notre Musée juste pour rire (hé oui! on a institutionnalisé l’humour au Québec). Prenons la sélection d’oeuvres en ligne, que l’on peut indifféremment classer, comme bon nous semble, dans les catégories humour, poésie, etc. Il est cependant plus intéressant d’analyser la manière dont celles-ci s’intègrent dans l' »événement ». D’abord, elles échappent à bien des mécanismes propres à la présentation physique des oeuvres conventionnelles. Elles ne sont pas accrochées et elles n’ont pas besoin d’un lieu. La plupart de ces oeuvres étaient connues avant la biennale. Elle ne s’est donc qu’appropriée des hyperliens pour les imprimer dans le guide. Des ordinateurs sur place permettent de les consulter mais comme on peut y accéder à partir de n’importe quel endroit, le contexte très connoté de l’espace d’exposition devient alors caduque. Leur grande autonomie et leur préexistence à l’événement font que l’on peut difficilement les rattacher ou les identifier à la Biennale. Des gens les visitent présentement sur Internet sans savoir qu’elles en font partie. Bref, il est impossible de concevoir ces oeuvres en ligne de la même manière que les oeuvres physiques qui, elles, collent mieux aux lieux d’exposition.
Qui plus est, la sélection ou la présentation d’oeuvres disponibles sur le Web offre une telle souplesse qu’on se demande pourquoi on en a pas sélectionné 100 plutôt que 18. À la limite, je pourrais à moi seul monter une biennale numérique d’envergure en présentant des signets sur une page Web. Pour tout dire, il me semble que ces oeuvres sont, dans les mains du CIAC, comme des poissons mouillés qu’il n’arrive pas à saisir. Elles pourraient en fait très bien se passer de l’événement qui ne sait trop comment en disposer. C’est comme si dans le Musée juste pour rire on pouvait facilement sortir du cadre institutionnel et se mettre à naviguer sur des routes hors programme pour découvrir une culture tout autre que celle encadrée et étouffée par les murs de l’exposition.
Le vertige engendré par les NTIC est soit un pur délire, soit une voie d’échappement vers une culture qui va peut-être se donner une nouvelle vie en se numérisant. En cela, on est loin d’avoir mesuré, entre autres choses, tout le potentiel créatif du Web et du livre électronique qui va bientôt apparaître sur le marché. Cela dit, il ne faut pas voir dans la technologie la solution à tous les maux de la culture. Pas plus qu’il n’est souhaitable de limiter l’art contemporain au médium informatique. On doit seulement prendre conscience que la « diversité » des manifestations artistiques ne peut être enrégimentée d’une manière ou d’une autre.
Bibliographie
Michaud, Yves, La crise de l’art contemporain, Paris, PUF, 1997, 324 p.