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Critiques

Notes sur quelques interfaces sonores

Electronic Japan Now est l’expression utilisée par l’organisme Champ Libre pour annoncer le projet de l’artiste japonais Akitsugu Maebayashi, Sonic Interface, lors de la 4e Manifestation Internationale Vidéo et Art électronique, qui s’est tenue à Montréal du 20 au 26 septembre 1999. Une expression qu’aurait tout aussi bien pu utiliser le Festival international de musique actuelle de Victoriaville pour présenter la délégation d’artistes japonais dans sa seizième édition (20 au 24 mai 1999). Leur dénominateur commun était sans contredit l’utilisation de l’électronique jumelée à une approche quelque peu visionnaire. On pense ici surtout à Atau Tanaka, créateur de musique virtuelle. Mais le Japon n’est pas l’objet de cette étude. Il s’agit plutôt de présenter et de commenter trois modes de création utilisant une interface sonore. Il se trouve que deux de ces artistes sont d’origine japonaise, le troisième vit à Montréal. 

Atau Tanaka travaille le multimédia depuis le début des années 1980 et son approche actuelle avec le système BioMuse mérite une attention particulière. BioMuse est une interface neuronale interactive, un appareil bio-capteur conçu par des scientifiques, réagissant aux moindres modulations musculaires et électriques produites par le corps (Atau Tanaka, cliquez sur Intropuis video clip pour voir Atau en action). La musique ne s’élabore plus à l’aide d’un instrument mais à partir du mouvement qui transmet des signaux à l’ordinateur. Les créations sonores de Tanaka s’inscrivent plus souvent qu’autrement dans des contextes performatifs (spectacles, festivals et autres événements liés au multimédia ou à la musique actuelle où l’artiste se produit en compagnie de différents musiciens). À Victoriaville (Québec), il était accompagné du compositeur-informaticien Zack Settel et du percussionniste Lê Quan Ninh. L’interchangeabilité des musiciens permet à Tanaka de multiplier à l’infini les environnements sonores. Le type de création engendré par le BioMuse reste toutefois ancré dans le domaine musical et entraîne une écoute qu’on qualifiera de passive, car l’interactivité s’adresse strictement au musicien. 

Le projet d’Akitsugu Maebayashi, Sonic Interface, s’articule différemment car il s’agit d’un dispositif sonore qu’on nous invite à expérimenter. Muni d’un casque d’écoute branché à un ordinateur portable qu’il transporte dans un sac à dos, l’utilisateur parcourt l’espace, en l’occurrence ici une usine désaffectée, autrefois vouée à la fabrication de trains où se tenait la 4eManifestation Internationale Vidéo et Art électronique. Une expérience déstabilisante quoique un peu brève (environ sept minutes). 

L’oeuvre est constituée de trois programmes successifs qui modifient le son ambiant, incluant la voix, le tout capté par un micro fixé au casque d’écoute. En premier lieu, le son, amplifié, est transmis avec un retard d’environ 5 secondes. Ce délai peut sembler court mais il est assez long pour brouiller considérablement notre perception auditive. L’oeuvre crée une scission entre l’oeil et l’oreille qui, généralement, travaillent de manière simultanée, produisant un état d’anticipation constante. Par exemple, la vue d’un objet qui tombe suscitera l’attente du bruit qu’il produira quelques secondes plus tard. Devant un interlocuteur, la confusion devient presque insoutenable. Cette première étape nous oblige à reconsidérer notre rapport au monde et au temps et nous fait prendre conscience, entre autres choses, de l’importance accordée à la communication dans nos sociétés actuelles. Le deuxième programme consiste à fragmenter les sons environnants en une mosaïque quasi hallucinatoire. Selon l’endroit où on se trouve, cette séquence produira des effets tantôt angoissants, tantôt ludiques. Finalement, dans la dernière partie qui propose une structure sonore basée sur la superposition et la répétition, les sons semblent s’éloigner à un point tel qu’il devient difficile de percevoir sa propre voix. 

Dans l’ensemble, malgré sa courte durée, Sonic Interface comporte des éléments interactifs intéressants qui débouchent vers une problématique relationnelle entre le corps et l’espace, la vision et l’audition, l’individualité et l’altérité. Puisque dans cette oeuvre, l’interactivité s’adresse à tous et qu’elle engage le corps et les sens, notamment l’activité auditive, on parlera ici d’écoute active1.

Quittons la haute technologie numérique pour aborder une troisième oeuvre sonore dont le dispositif, tout aussi interactif que les précédents, s’énonce encore une fois bien différemment. Contrairement à Tanaka et Maebayashi, qui se définissent comme des compositeurs-musiciens, la démarche de l’artiste québécois Jean-Pierre Gauthier, prend ses assises dans le champ des arts plastiques. Le point de départ de l’oeuvre Son en vrac, créée à Saint-Jean-Port-Joli (Québec) dans le cadre de l’événement La Cueillette (25 juin au 24 juillet 1999), organisé par le Centre de sculpture Est-Nord-Est, est non pas le son mais l’espace. L’artiste choisit d’abord le lieu où prendra forme son projet sonore. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’un moulin désaffecté datant du siècle dernier, le moulin de la Rivière des Trois-Saumons. « Ce lieu, raconte l’artiste, envahit par un magnifique désordre où proliférait un bric-à-brac d’objets recouverts d’une épaisse couche de poussière, fut pour moi une mine d’or d’objets récupérables pour leurs qualités de résonances sonores2. » 

En montant l’escalier qui mène à ce lieu sombre et encombré par les traces du passé, le visiteur actionne, à son insu, le dispositif sonore en passant devant un détecteur de mouvement. Une fois arrivé dans l’espace, il découvre progressivement que les sons, apparaissant furtivement et de façon imprévisible, proviennent de petits appareils dissimulés dans les recoins ou camouflés au travers des objets tous plus incongrus les uns que les autres. Il s’agit en fait de minuscules moteurs qui percutent des éléments (baguettes de bois, tiges de métal, etc.) sur des surfaces comportant diverses textures (bois, verre, métal, etc.) ou encore qui soufflent de l’air dans des matières liquides à l’aide de tuyaux mous. 

Les bruits sont en fait contrôlés par une interface, elle-même cachée parmi les débris, soit une vieille télé dont l’écran est muni de capteurs d’intensités lumineuses. L’information provenant du flux lumineux est ensuite transmise à trois séquenceurs électroniques qui à leur tour envoient des signaux à près de vingt petits moteurs générant en tout vingt-deux sons différents. Il en résulte un concert de sons dont l’effet est étonnamment cohérent et surtout très ludique, tout en redonnant une vie sonore à ce lieu depuis longtemps inanimé. Dans cette installation sonore, l’espace joue un rôle important car le sujet, impliqué dans une écoute active, se déplace constamment à la recherche des sons cachés. 

Ces quelques observations sur trois interfaces sonores tentent de démontrer comment la dimension sonore, lorsqu’elle nous met dans un état d’écoute active et interactive, peut modifier notre perception du temps et de l’espace. Les oeuvres sonores créées pour le Web, bien que la plupart du temps interactives, restent, à mon avis, ancrées dans une dynamique temporelle faisant appel uniquement à l’activité cérébrale. Elle auront peut-être pour défi dans l’avenir de simuler l’espace ou de trouver d’autres façons de solliciter l’oreille.

Notes

[1] Pour en savoir davantage sur Akitsugu Maebayashi : profil de l’artiste, en anglais – Akitsugu Maebayashi, site japonais comprenant l’ensemble de son oeuvre.

[2] Texte tiré d’un feuillet distribué aux visiteurs.