1. Esthétique informationnelle et origines scientifiques de l’art numérique
1.1. Diversité des moyens d’expression en création « numérique »
Les arts numériques ont leurs festivals internationaux, leurs lieux d’exposition, ils se vendent, on organise des colloques et l’on écrit des livres à leur sujet, diverses revues d’art informatique leur sont également consacrées, ainsi que des magazines électroniques sur Internet. Évoquons par exemple, pour sa grande exigence culturelle, l’OLATS ou Observatoire Leonardo des Arts et des Techno-Sciences, site Internet http://www.olats.org/OLATS, qui s’inscrit depuis plus de trente ans dans « l’Univers Leonardo » (revues électroniques et papier, publications, colloques, sur les rapprochements des arts contemporains et des technosciences, MIT Press). De très nombreux sites Internet explorent également l’univers des arts numériques. Des manifestations comme le Siggraph, ISEA (International Symposium on Electronic Art, fondé en 1990), le festival Imagina ou bien d’autres manifestations un peu moins prestigieuses partout dans le monde, témoignent de la vitalité créatrice de ces arts et de l’engouement qu’on leur témoigne. Et même des musées ou centres expérimentaux d’art numérique mettent en valeur les technosciences à finalité artistique (par exemple le ZKM, centre expérimental consacré aux arts nés des nouveaux média et de l’informatique, à Karlsruhe en Allemagne). Les arts numériques constituent donc un formidable champ d’exploration artistique franchement reconnu, culturellement et institutionnellement, depuis plus de vingt ans.
Cependant, l’esthétique qui les anime reste en l’état de discussion ouverte, et pose de nombreux problèmes liés à la signification des arts de l’époque contemporaine dans leur ensemble. La première difficulté pour définir une esthétique des arts numériques réside dans la diversité de ce que recouvre cette appellation « arts numériques » : images numériques d’ordinateur, fixes ou animés, cinéma numérique et installations multimédias, associant le son, l’image et parfois le texte, poésie électronique et roman interactif, musique électronique et électroacoustique, combinée à des projections vidéo-numériques, sculpture assistée par ordinateur dans des matériaux chimiques polymérisés (stéréolithographie numérique), ou toute combinaison hybride de techniques d’expression traditionnelles : la photographie argentique ou même le dessin et les arts graphiques artisanaux, par exemple, avec des méthodes de création numérique (ainsi, la numérisation de photographies classiques au moyens de numériseurs, servant de base à une impression sur papier ou matériau photosensible). L’infographie proprement dite n’est qu’un des aspects, certes majeur, de la création numérique, dont les variétés sont très ouvertes.
En outre, les arts numériques peuvent exister sous la forme de mémoires fermées, « hors ligne » (« off line »), sous forme de (cédéroms) Cd-Roms, DVD-Rom, bandes électromagnétiques, disquettes ou disques numériques, ou bien sous la forme de mémoires ouvertes, « en ligne » (« on-line ») sur Internet et tout réseau d’échange d’information. Dans le premier cas la modification de l’information artistique n’est généralement pas possible ou limitée (images fixes de palettes infographiques ou images fractales sur lesquelles peut intervenir le spectateur-opérateur au moyen de programmes de calcul); dans le second cas, au contraire, une certaine forme d’interactivité est souvent prévue par le concepteur (poésie numérique en hypertexte ; œuvres multimédia du Web art, par exemple). En outre, les arts numériques peuvent faire appel ou non au concept d’interactivité avec le spectateur, lequel devient agissant au sein de certains dispositifs vidéo-numériques et en modifie ainsi librement la configuration (par exemple, en France, les installations vidéo-numériques fractalistes de Miguel Chevalier ; ou la poésie interactive multimédia du Web art, de Philippe Castellin ; etc.).
En fait, les arts numériques recouvrent une véritable esthétique de l’hybridation des moyens technologiques. Il n’est pas vraiment possible de faire une classification complètement tranchée entre les méthodes variées de la création dite « numérique », leur seul dénominateur étant l’intervention, à un moment ou l’autre de la chaîne de la création artistique ou bien au contraire en totalité (image de synthèse tridimensionnelle par exemple), d’un moyen de digitalisation des données iconiques ou sonores, en deux ou trois dimensions. On peut à cet égard distinguer:
- les arts numériques de la synthèse totale d’images et de sons, par calcul programmé (au cinéma déjà en 1982, Disney produit Tron, puis surtout Toy Story en 1995, etc. ; sites Web de poésie visuelle et d’images purement numériques ; etc.);
- les arts de la numérisation d’objets ou d’images analogiques traditionnelles (photographies, dessins ou vidéo analogique, par exemple) ;
- enfin, les arts mixtes, hybrides, qui combinent les scènes et images ou sons entièrement calculés et les scènes ou images analogiques (photographie argentique travaillée et mixée avec des fragments d’images programmées ; cinéma numérique combinant des prises de vue du réel « naturel » et des effets spectaculaires entièrement calculés par ordinateur, comme Jurassic Park de Georges Lucas, 1993 ; dispositifs interactifs en fonctionnement hypertexte sur le Web, combinant arts de l’image et du son, mais aussi le design graphique).
1.2. Rappels sur l’esthétique informationnelle des années 1970 – Abraham Moles
C’est dans les années 1960-1970 que les artistes infographistes ont exploré de manière approfondie des pistes créatives intéressantes qui ont permis de développer la recherche en esthétique informationnelle. En (étant) psychosociologue, mais aussi ingénieur, physicien et philosophe des arts numériques, Abraham Moles (1920-1992) avait jeté les bases d’une esthétique de l’information, dont les concrétisations étaient alors celles rendues possibles par l’infographie, la musique électronique et électro-acoustique, et aussi la littérature « potentielle », dont l’Oulipo fut le représentant majeur (rappelons que Raymond Queneau et Georges Pérec en firent partie, mais également Abraham Moles). Les travaux graphiques à l’ordinateur de Véra Molnar, Manfred Mohr ou, entre autres, Herbert W. Franke et Victor Vasarely, ont mis l’accent sur la créativité possible et la valeur esthétique des travaux artistiques faits par le truchement des machines à calculer de l’époque (synthétiseurs de sons ; tablettes graphiques ; stations de calcul informatique de l’image et du son, mais aussi des textes littéraires ou à prétention littéraire).
Le grand classique d’Abraham Moles, Art et ordinateur, eut une première édition en 1971, puis fut republié, augmenté et remanié, en 1990 (éditions Blusson, Paris). Ce livre fut un succès de librairie, car il établissait la première théorie cohérente des arts numériques. Son argument philosophique principal résidait dans l’idée d’une esthétique spécifique aux arts numériques, mais une esthétique indépendante des critères de transcendance qui caractérisaient jusqu’alors l’œuvre d’art. Il s’agit de l’esthétique informationnelle, fondée sur la théorie mathématique de la transmission des messages dans le cadre socioculturel. Cet ouvrage fut précédé d’un livre non moins célèbre et important dans l’histoire de la théorie de l’esthétique informationnelle : Théorie de l’information et perception esthétique (1è édition française 1958 ; seconde édition intégralement remaniée, 1971). Art et ordinateur se situe dans l’exacte ligne intellectuelle du livre fondateur de 1971.
L’art à l’ordinateur, selon l’expression favorite de l’époque des années 1970, était un art combinatoire, à valeur autant ludique qu’expérimentale. Abraham Moles rappelle d’ailleurs dans Art et ordinateur, que c’est le traitement d’images scientifiques (images géographiques, médicales, techniques, industrielles, climatologiques, etc.) qui fut à l’origine de ces expérimentations informatiques à finalité artistique, car le calcul d’images y est essentiel pour la recherche scientifique et ses applications techniques. Les premiers artistes d’art informatique furent d’ailleurs des chercheurs ou ingénieurs spécialisés dans le domaine des sciences du traitement de l’image et du son. Les images de synthèse conserveront toujours cet aspect d’images scientifiques, entre autres raisons, parce qu’elles permettent d’effectuer des simulations de phénomènes physiques, en vue de réaliser des objets industriels ou de prévoir le comportement de systèmes dynamiques physico-chimiques naturels.
Ce qui explique que l’art numérique ait conservé, quant au jugement de valeur que l’on porte encore en partie sur lui, le poids de la technicité qui lui est inhérente et qui, d’ailleurs, constitue une sorte de handicap pour l’émergence d’une esthétique valorisante des arts numériques. Abraham Moles insistait sur la part prédominante d’instrumentalisation scientifique que ces arts recelaient dès leur origine, à travers la numérisation des images de la technique et de la science. Il en résultait pour lui, dans l’ordre et la ligne de cette logique technoscientifique originelle, que l’esthéticien moderne devait endosser le rôle de « praticien des sensations ». En somme, une sorte d’ingénieur physicien du plaisir ou de l’agrément esthétique à usage des masses, qui met en œuvre rationnellement un savoir théorique ayant une application technique et des retombées psychologiques. L’esthétique est, dans cette optique, un « art » (au sens premier de la téknê grecque antique : un savoir appliqué, ayant des retombées pratiques) des effets psychosensoriels produits à destination d’une communauté socioculturelle susceptible de les recevoir et de les valoriser institutionnellement au sein de structures de communication (musées et centres d’art expérimental, installations en lieux publics, galeries privées et publiques, environnements de vie quotidienne, télévision, presse, radio, et depuis les années 1990, les sites Web et les réseaux informationnels).
L’esthétique informationnelle, quant à elle, peut se résumer en termes de calcul combinatoire et de transmission de l’information sémantique et de l’information esthétique (distinguées par Abraham Moles), qu’il s’agisse d’information visuelle ou sonore (voire tactile). Elle se transmet d’un auteur à un récepteur qui réagit au message en l’intégrant psychiquement, selon le degré de complexité qu’il véhicule. D’ailleurs, la valeur esthétique du message (son « information esthétique ») est comprise comme dépendant directement du niveau de complexité ou de banalité qu’il comporte pour un sujet donné, lui-même incorporé au sein d’un groupe social capable ou non de recevoir le message, de le lire, de l’interpréter et de lui reconnaître une valeur esthétique. La fonction de communication dite « sémantique », selon le vocabulaire de Moles, est la réduction du message à sa capacité de transmission d’information intellectuelle, fonction du degré important de redondance et d’ordre habituel des composants du message (une certaine banalité dans le style de transmission).
Par différence, un message ayant une valeur esthétique, dans cette hypothèse, ne doit être ni trop banal (redondant et prévisible), ni trop complexe, car il en devient incompréhensible ou non appréhensible. Cependant, une extrême complexité (en peinture, arts graphiques ou musicaux, arts numériques multimédias, par exemple) peut être reçue comme l’expression d’une réelle valeur esthétique si le contexte institutionnel et la capacité d’intégration mentale du sujet percevant le permettent. En définitive, l’esthétique informationnelle relève de ce que Moles nommait « la créativité variationnelle », insistant par là sur l’aspect statistique, probabiliste et combinatoire de la création par ordinateur qui ouvre le champ inédit des possibles en art informatique, cette ouverture étant reliée aux attentes réceptives possibles et évolutives des groupes sociaux et des structures d’accueil institutionnelles de la société.