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Entretiens

Myron Krueger Live

Myron Krueger est l’un des pionniers de la réalité virtuelle et de l’art interactif. Ayant débuté sa carrière en 1969, il a développé le prototype de ce qui allait devenir la réalité virtuelle.

Ces environnements interactifs répondaient aux mouvements et aux gestes du spectateur via un système élaboré de planchers sensitifs, de tablettes graphiques et de caméras vidéo. Les spectateurs dialoguaient directement avec les projections vidéo des autres spectateurs avec qui ils partageaient un espace commun. Krueger fut aussi le premier à développer des expériences télécommunicationnelles créées par ordinateur sans artillerie lourde, sollicitant de la sorte la participation libre et entière du corps, et a lancé l’expression « réalité artificielle » en 1973 pour définir ce concept.

Jeremy Turner : Les critiques de la réalité virtuelle affirment souvent que la virtualité a d’abord séduit le corps par une promesse d’évasion (par immersion), mais qu’elle a finalement diminué l’intégrité matérielle de l’espace humain en la rabaissant à une réalité « trompeuse » et « secondaire ». D’autres, au contraire, avancent que l’expérience virtuelle est aussi valable que l’expérience réelle. Qu’elle est votre position?

Myron Krueger : Votre question touche plusieurs points que j’aborderai de manière distincte : le charme de la réalité incomplète; le rejet du corporel; la fuite du réel; et le statut de l’expérience virtuelle.

La réalité virtuelle est incomplète.

Il est vrai qu’aujourd’hui la réalité virtuelle procure des rétroactions tactiles très limitées, à peu près pas de feedback proprioceptif (comme marcher sur une plage sablonneuse ou sur un terrain rugueux), de rares occasions de humer et peu de mobilité. Cependant, cela ne fait que commencer. Critiquer une nouvelle idée sous prétexte qu’elle n’est pas pleinement aboutie m’apparaît exagérément prématuré. À ce compte, les grottes de Lascaux n’auraient jamais été peintes faute de palette élaborée et d’animation en trois dimensions. Laissez-nous encore quelques siècles et réévaluez cette critique.

L’immersion est-elle une négation de la matérialité?

L’être humain a toujours habité dans un univers conceptuel tout aussi important que le monde matériel. Le langage, les symboles, les mythes, les croyances, la philosophie, les mathématiques, les théories scientifiques, les structures organisationnelles, les jeux, les sports et l’argent présentent des dimensions totalement abstraites qui font tout autant partie de notre humanité que les pierres et les arbres. 

À l’origine, notre monde conceptuel ne reposait sur aucune représentation matérielle ou perceptuelle. Par la suite, ça s’est gâté. La lecture et l’écriture nous ont conduit à l’immobilité, engageant uniquement nos yeux et notre cerveau, sédentarisant l’intellect bien avant l’arrivée de la télévision.

Aujourd’hui, l’infographie rend l’information perceptible. La réalité virtuelle fait un pas de plus en mettant à contribution la machinerie dont nous nous servons pour fonctionner dans le monde matériel. Plutôt que de renier le corps, la réalité virtuelle le reconnecte à l’activité de l’esprit. J’ai toujours considéré la participation du corps comme la caractéristique propre de la réalité virtuelle.

La réalité virtuelle par immersion nous détournera-t-elle de la réalité?

La fuite de la réalité n’est pas un enjeu récent. Mes parents se sont déjà inquiétés parce que j’étais attiré… par le monde des livres. Il est certain que les films, les vidéos, les jeux vidéo et l’Internet ont déjà réussi à nous détourner du monde réel. Toutefois, on n’a rapporté aucun cas de personnes envoûtées par l’actuelle immersion technologique. Elle n’est pas encore assez perfectionnée.

Faut-il craindre la séduction?

Nous nous sommes efforcés de contrôler la nature et, ce faisant, nous avons également tout fait pour tenter d’en recréer l’expérience. La musique nous amène beaucoup plus loin que les sons de la nature, mais elle est loin de lui ressembler. Là où l’expérience quotidienne est embrouillée et décousue, les arts narratifs y apportent structure et signification. Les forces militaires sont convaincues que l’expérience par simulation est le meilleur mode d’apprentissage étant donné que l’expérience du réel induit souvent en erreur. Il n’y a que les Talibans pour affirmer que ceux qui n’ont jamais connu d’expériences artificielles sont supérieurs à ceux qui en on déjà vécues.

Non seulement la réalité virtuelle offre-t-elle une dimension nouvelle à l’expérience artificielle mais, à plusieurs égards, elle fait mieux que la réalité. Un des principes de la vie moderne est le désir d’entretenir les relations humaines malgré la distance. Des lettres de John et Abigail Adams, aux interminables appels téléphoniques de ma jeunesse, en passant par le clavardage, nous nous efforçons de croire que nous sommes côte à côte alors que nous ne le sommes pas. Un point central de ma contribution était cette idée que la réalité virtuelle fournit un environnement permettant d’interagir à la fois physiquement et verbalement avec des personnes éloignées. En clair, c’est la relation qui est réelle, le milieu physique de part et d’autre est secondaire – et c’est normal car il n’est pas partagé. Dans le futur, notre habileté à communiquer par l’intermédiaire de la réalité virtuelle sera si perfectionnée que nous choisirons de l’utiliser même en étant ensemble. Ce sera plus excitant que d’être seulement là.

Dans l’un de mes premiers écrits, on peut lire : « Le résultat est une réalité artificielle, un tout nouveau domaine d’expérience humaine dans lequel les lois de cause à effet sont créées par les artistes. » Dès le début, j’ai fais une mise en garde contre le « piège à réalisme » qui réduirait la réalité virtuelle à une simple imitation de la vie alors qu’elle offrait la possibilité d’un monde totalement nouveau. Nous devrions célébrer ces nouvelles réalités, les explorer et être confiants que les univers que nous créons sont sans conteste aussi légitimes que celui qui nous a vu naître. En fin de compte, la réalité c’est ce qu’on définit comme telle. On ne devrait pas se laisser intimider par ceux qui veulent nous restreindre à la position du missionnaire alors que le Kama Sutra de la réalité virtuelle nous attend. Pour nous, faire moins que possible signifie diminuer son potentiel.

J. T. : Aujourd’hui, plusieurs des nouvelles réalités construites à partir des technologies émergentes et prometteuses sont associées à des propriétés exclusivement immersives. Toutefois, dès le début, vous avez avancé que la réalité virtuelle (d’abord appelée « réalité artificielle ») était non pas immersive mais originellement composée de propriétés externes. Vous avez également débattu la possibilité que les réalités exogènes s’harmonisent avec le « réel » plutôt que de simplement l’investir. On pouvait d’ailleurs, en parcourant un espace physique, expérimenter un prototype que Michael Heim appelle aujourd’hui « l’exovirtualité ». Peut-on y voir un retour graduel à votre idée d’origine?

M. K. : En 1970, j’ai envisagé l’utilisation des casques de réalité virtuelle (Head Mounted Displays) pour les rejeter par la suite, car je croyais, malgré leur indiscutable contribution au monde de l’immersion visuelle, qu’ils étaient parasités par un attirail encombrant. À mon avis, cela éloignait les participants du monde dans lequel ils auraient dû être plongés. Lorsque je songeais à quoi devait ressembler l’expérience ultime, j’en concluais qu’elle devait être indifférenciable de l’expérience réelle. Elle ne serait pas séparée de la réalité par un processus d’habillage consistant à porter de l’équipement spécialisé et à être relié à un ordinateur par des fils dissimulés. Plutôt qu’une planète étrangère abordée par un sas, ce serait une porte ouverte sur un monde fantastique qu’il suffirait de franchir pour y accéder.

Plutôt que de limiter votre participation à la manipulation d’un objet-pointeur en 3D, votre image apparaîtrait dans le monde réel et chaque mouvement de votre corps pourrait y produire une réaction sur-le-champ. Là où les défenseurs des casques de réalité virtuelle croyaient que l’image 3D constituait l’essence de la réalité, j’avais, pour ma part, le sentiment que c’était plutôt le degré d’implication physique qui donnait la mesure de l’immersion. Au lieu de mettre l’accent sur la scénographie, je focalisais sur le jeu.

Comme je défendais l’aspect pratique, le naturel et l’authenticité, mes concepts étaient fin prêts pour les avancées technologiques en pleine expansion. Étant donné que 99% des programmes sont 2D et que 99% des programmes 3D sont commandés par des interfaces 2D, on s’est, dès le départ, très peu intéressé aux systèmes d’immersion nécessitant des casques de visualisation dans les milieux de travail. De plus, considérant que les gens passent la majeure partie de leur temps à communiquer avec leurs collègues, on peut comprendre le manque de tolérance à l’égard d’une technologie qui donne aux utilisateurs un air idiot ou les dissocie de leurs semblables.

Pour ma part, j’ai posé comme postulat un monde virtuel externe dans lequel l’ordinateur reconnaît visuellement les utilisateurs, écoute ce qui se dit et répond par des voix synthétisées et des projections d’images infographiques. Cette interface « pointer-parler » était perçue comme une extravagance par les chercheurs académiques, mais aujourd’hui, même Bill Gates parle d’« interfaces gestuelles ». Trois décennies après ma première démonstration, cette approche domine maintenant la recherche et son développement se poursuit dans la majorité des grands laboratoires académiques et industriels.

On remarque deux tendances dans les dispositifs qui alimentent cette progression vers les réalités externes. La première consiste en l’arrivée de projecteurs bon marché fonctionnant avec des puces distinctes. La seconde réside dans le potentiel des écrans d’affichage géants, peu coûteux, actionnés par des voyants DEL organiques pouvant être intégrés à n’importe quelle surface. Qu’on le veuille ou non, nous finirons par être entourés d’écrans numériques réagissant à la parole et aux mouvements du corps. La virtualité sera omniprésente. L’enjeu sera d’en échapper, non pas de s’y perdre.

Les casques de réalité virtuelle sont très prometteurs, mais on ne les utilisera surtout que lorsqu’ils procureront des avantages significatifs sur les autres modes de visualisation. Si on arrive à les intégrer à une simple monture de lunette, si on ne modifie pas l’apparence de l’utilisateur et qu’on ne le dissocie pas de sa collectivité, ils deviendront les dispositifs les moins encombrants et les plus abordables pour une utilisation mobile, notamment les ordinateurs et les téléphones portables, la « réalité enrichie » et les systèmes ludiques.

Le jour où les gens se déplaceront quotidiennement avec un support aussi discret qu’une paire de lunettes pour la vue, permettant de lire du texte et de l’information visuelle, notre relation à l’information changera radicalement. Les applications liées à la « réalité enrichie » sont d’un grand intérêt, mais elles mettront du temps à se développer et à se démocratiser. Le monde réel peut être annoté par un complément d’informations tels des modes d’emplois, des babillards virtuels, le nom des gens à qui vous parlez, le nom de la plante ou de l’insecte que vous apercevez en marchant dans le bois. Les personnes avec qui vous télécommuniquerez apparaîtront en trois dimensions dans votre espace propre.

Par conséquent, la virtualité s’appliquera au monde réel, celui dont les sceptiques craignent d’être séparés. Elle rendra ce monde encore plus riche en information. Vivre sans cette plus-value virtuelle équivaudra à vivre sans lunette pour un myope : possible mais ennuyeux.