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Cyberthéorie

La nature au bord des réseaux

« Nature » et « réseau », voilà bien deux notions aux contours particulièrement indéterminées. Deux notions interprétables semble-t-il indéfiniment, à la fois concrètes dans un sens mais tout autant abstraites ou utopiques dans d’autres. Il est loisible face à de tels déploiements d’y repérer des conceptions du monde et très certainement des idéologies. Mais les ressemblances entre nature et réseau semblent s’arrêter là. Pourtant très tôt, le territoire, la géographie d’une part, le corps et le cerveau d’autre part ont été pensés comme des réseaux. Pierre Mussot dans Critique des réseaux en élaborant une généalogie de la notion de réseau fait état de l’identification du corps et du réseau, mais également de l’inversion entre modèle et symbole du corps et du réseau1 : « Jusqu’ici, le corps christique assurait dans sa fixité le passage entre l’ici-bas et l’au-delà ; désormais, c’est le réseau artificiel qui, dans ses flux et ses mailles, prend la place du corps christique, comme lieu de passage et de transition vers la société future. Tout se passe comme si le réseau artificiel se transformait de modèle en symbole, alors que le corps naturel, de symbole devenait modèle pour le réseau. Il appert ainsi que lorsque le corps naturel joue le rôle de médiateur symbolique, le réseau technique lui sert de modèle rationnel et, réciproquement, quand le réseau artificiel prend la place de passeur symbolique, alors l’organisme naturel devient son modèle expressif ».

Mais on ne saurait cependant identifier corps et nature, (ni nature et territoire) et encore moins ici le corps dans sa réversibilité avec le réseau qui n’en est qu’une exemplification particulière. La « nature », c’est ce qui était là « avant » et ce qui perdurera « après ». Après quoi ? Après l’« humain » auquel il faut peut-être étendre toute forme de vie. Le réseau n’est donc qu’une représentation propre à l’humain, croyance certes mais aussi système, opérativité technique qui développe sa propre autonomie. 

Du point de vue des réseaux, (c’est-à-dire du point de vue de la construction et de la pensée des réseaux), la nature n’existe pas, sauf comme un modèle provisoire restreint au corps et au cerveau. Mais à l’inverse, du point de vue de la « nature », les réseaux existent-ils ? En énonçant plus haut que le réseau n’est qu’une représentation propre à l’humain, je suppose que la nature n’a que faire d’une représentation de cette sorte, ni d’aucune représentation d’ailleurs. Cela ne nous empêche pas nous, « humains » de voir la nature comme productrice de réseaux à travers de multiples exemples, qui vont des réseaux fluviaux aux réseaux neuronaux par exemple. Voilà, probablement un détour quelque peu étrange qui oppose une conscience des réseaux perceptible par l’humain à une conscience de la nature qui lui échappe, conscience hypothétique et incertaine, insondable ? Cette curiosité ou cette bizarrerie me semble nécessaire pour penser « la nature au bord des réseaux », autrement dit nature et conscience sans réduire cette opposition à la vision téléologique qui voit l’aboutissement d’une conscience de la nature dans la conscience humaine.

Encore moins sauf comme une représentation et une configuration technique éphémères propres à une forme vivante qu’elle a pu engendrer (peut-être comme un simple accident). Or, c’est précisément l’accident qui fait prendre conscience à l’humain que la nature et les réseaux s’ignorent. L’hypothèse sera donc ici que l’accident est le lieu de rencontre entre nature et réseaux.

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« La nature au bord des réseaux » se présente donc comme un scénario « artistique » en trois temps : 1) la régulation, 2) l’accident, 3) la survivance. Autrement dit, il s’agira de trois rapports possibles de l’œuvre d’art contemporain à la « nature », au paysage et aux réseaux qui correspondent à trois réalisations artistiques : 

1) Telegarden de Ken Goldberg (1995 – 2004) 

2) 34 secondes pour 3400 bio-robots de Bernard Guelton (1994) 

3) Brennen und gehen2 de Lois Weinberger (1993 – 1997) 

Les notions de nature, de paysage et de réseau utilisés ici sont très larges. La nature doit être comprise comme l’environnement terrestre permettant la survie et le développement des systèmes vivants organiques. La végétation spontanée ou implantée ainsi que « le paysage » en constituent des aspects sensibles et visibles. Le « réseau », est à la fois la fois la multiplication et l’interconnexion des réseaux de communication (des corps et de l’information) qui se reconduit dans l’une de ses formes les plus élaborées : le réseau internet. 

Si le rapport de l’homme à la nature est un rapport construit de plus en plus complexe, certaines représentations artistiques contemporaines font apparaître de façon flagrante la complexité et la dynamique de cette construction. Au cœur de cette construction et de cette complexité, il y a : l’instrumentalisation de la nature, l’autonomie du développement technique, l’enchevêtrement des réseaux et (…) l’accident. Il y a l’accident subit, repérable, médiatisable, (certainement le moins dangereux), mais également son envers d’une efficacité particulièrement redoutable, la destruction invisible, progressive. Entre l’accident subit et la destruction invisible, progressive, il y a « la survivance ». 

Il s’agira donc d’une forme d’allégorie dans laquelle la régulation, l’accident et la survivance ont tous lieux « presque » au même moment. Cela veut dire qu’à l’image d’une allégorie, il s’agit d’une image en trois temps symptomatique de notre rapport à la nature, mais que les œuvres convoquées ici pour cette allégorie se sont développées en parallèle, en toute indépendance.

Entre l’hyper-régulation des réseaux et la survivance, il y a donc l’accident. Pourquoi ? Parce que « le déploiement des techniques contemporaines : leur débordement et leur puissance ne peuvent (plus seulement)3 être abordés en termes de régulation mais de déferlement »4 et ajouterais-je parce que ce déferlement inévitablement suppose une dérégulation brutale, une catastrophe. Mais c’est aussi, d’une autre façon, parce que, tôt ou tard, dans l’aveuglement technique, la conscience du milieu naturel, n’advient plus désormais qu’à travers l’accident. A travers ces exemples, la nature et le « paysage » plutôt que d’être « représentée » sont triplement « activés » : 1) entièrement contrôlés, 2) profondément déréglés, 3) partiellement régénérés ou réorientés.