Il est question aujourd’hui de l’intégrité de l’espèce humaine, ou de son existence. Il en est question, non comme un débat spéculatif, mais de manière juridique. La loi de 1994 (16-4) relative au corps humain énonce que « nul ne peut porter atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine ». En 2004 « les crimes contre l’espèce humaine » font leur apparition dans le Code pénal français1. Ils condamnent l’eugénisme et le clonage reproductif2.
Le Crime contre l’espèce humaine, n’est pas un crime contre l’humanité, même si des travaux de M. Delmas Marty ont pu permettre de les mettre en relation, et sont sans doute au moins partiellement à l’origine de cette seconde appellation3. De quoi s’agit-il exactement ? Dans la loi française, on entend par pratiques eugéniques, celles qui tendent « à l’organisation de la sélection des personnes », en précisant qu’il est question du caractère « systématique » de la sélection, et non d’une sélection fondée sur des choix propres à des couples « confrontés à l’annonce d’une maladie d’une particulière gravité ». On rejette le clonage reproductif considéré comme un crime, en tant qu’il porte atteinte au caractère sexué de la reproduction humaine, ainsi qu’à la diversité biologique de cette espèce. Encore une fois, on se réfère ici à une pratique « systématique », qu’il faut donc dissocier de l’existence de vrais et faux jumeaux humains dans la nature. Au contraire, le clonage thérapeutique n’est considéré que comme un simple délit, quoiqu’il reste cependant interdit en France.
Il n’y a pas de Crime contre l’existence de l’espèce humaine. Mais le principe de Précaution est entré dans la Constitution française (Charte de l’environnement, Article 5) depuis février 2005 : « lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veilleront, par application du principe de précaution, et dans leurs domaines d’attribution, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ». Quoique les mots « homme » ou « humain » ne soient pas cités, il est bien question, d’abord, de l’espèce humaine, puisque le principe de précaution intervient quand l’environnement est mis en danger. Les critères qui permettent de définir le concept d’environnement sont écologiques. Ils ne sont pas simplement biologiques. Ensuite il est question de l’espèce humaine concernant un problème lié à la définition du concept de « risque ». Il existe différentes formes d’estimation des risques en termes de probabilité objective ou subjective qu’un événement aléatoire se produise associées à la valeur de dangerosité de l’événement concerné. Mais les expressions utilisées dans ce texte marquent bien que « les risques potentiels » dont il s’agit sont susceptibles de se produire, alors que l’on ne peut pas aisément dire quelle est la probabilité que de tels événements se produisent. Nous avons besoin là d’une clarification de la distinction entre les notions de possible, de probable d’un côté, d’aléatoire et de plausible de l’autre.
Enfin j’ajouterais une troisième remarque préalable : non seulement le risque en question pose un problème technique et scientifique d’évaluation concernant un événement futur, mais il s’agit en plus d’un événement catastrophique, au sens d’une catastrophe majeure. Je voudrais insister tout de suite sur ce point à l’intérieur même du langage. Ce sont des énoncés à caractère autoréférentiel qui rendent possible la formulation même de ce risque : « l’humanité est devenue capable de se détruire »4. Nous sommes engagés dans une situation de « retournement »5. Ce n’est pas simplement que l’univers scientifique qui entoure ces problèmes peut être dit à juste titre « controversé » du fait de la complexité de l’objet étudié. La complexité ne vient pas seulement de là. Elle vient de notre responsabilité par rapport au risque. Ce risque engage notre responsabilité d’êtres humains, dans l’entrecroisement entre l’éthique et le scientifique.
Non seulement la rationalité scientifique butte ici sur ces limites, en ce qui concerne le risque de catastrophe, ou peut-être faudrait-il dire, de cataclysme. Elle marque ses limites pour des raisons théoriques. Il apparaît de plus en plus clairement aujourd’hui que la rationalité scientifique doit renoncer en effet au projet de trouver des fondements assurés à l’intérieur même de la science qui garantirait que nous puissions caractériser ce qu’est l’explication scientifique, mais aussi ce qu’est l’équation traditionnelle selon laquelle, lorsque nous savons expliquer, nous pouvons automatiquement aussi prévoir.
Mais elle marque également ses limites en un second sens. Comme Dominique Janicaud6 l’a indiqué, il y a un rationnel de la science, de la techno-science comme « puissance », au sens où la techno-science se définit aussi par ce qu’elle fait à l’humanité. Mais ce rationnel ambigu pose un problème conceptuel majeur.
La science produit des effets, au sens où elle instrumentalise et « artificialise » l’espèce humaine. Elle nous empêche de continuer de définir l’espèce humaine en termes de contraintes strictement naturelles et biologiques. Par les effets qu’elle produit, comme l’ont remarqué plusieurs auteurs récents, elle déplace les frontières entre le naturel et l’artificiel7. En déplaçant ces frontières, elle engage aussi notre responsabilité : ce que sera l’humanité de demain dépend des décisions que nous allons prendre, et de la manière dont nous discuterons la valeur de ces décisions. Elle fait ainsi de l’existence et de l’intégrité de l’espèce humaine, des normes éthiques ou politiques et non plus de simples faits ou normes biologiques. A ce sujet, le rationnel, cette forme intervenante de rationnel que porte la techno-science est ambiguë, au sens où elle pourrait nous laisser croire, que la méthode, les concepts et les pratiques de la science suffisent à définir en quoi consiste cette responsabilité et comment il faut se préoccuper de l’intégrité et de l’existence de l’espèce humaine, comme si la rationalité scientifique, par une sorte de fluide magique et miraculeux, pouvait ipso facto se convertir en rationalité pratique.
Nous défendrons une double position, dans cet article. Nous allons d’abord rejeter ce que J.M. Scheffer nomme « la Thèse ». L’humain dont il s’agit dans « le principe de précaution », ou dans la notion de « crime contre l’espèce humaine », ne doit pas être interprété dans le sens de ce qui ferait de l’être humain une exception ontologique dans la nature. Il n’y a pas pour nous de différence d’être entre l’homme et l’animal, et il n’y a pas non plus de prévalence cognitive de la pensée humaine, au sens où nous pourrions savoir immédiatement en regardant en nous, en quoi consiste notre nature éthique d’homme et comment il faut la préserver. Il y a donc en effet une mauvaise manière d’interpréter les notions de « précaution » et de « crime contre l’espèce humaine » de laquelle nous nous garderons.
Mais nous allons également rejeter ce que nous nommerons ici la « Contre Thèse ». La contre thèse, c’est d’abord l’idée que, puisque la techno-science a un pouvoir d’explication et de prévision des événements naturels, mais aussi de construction rationnelle d’artefacts, elle nous permet ipso facto par ses méthodes et ses concepts de pouvoir mesurer et définir en quoi consiste notre responsabilité sur les effets que la production de ces artefacts sont susceptibles d’avoir sur l’avenir de l’espèce humaine. Il y aurait ainsi un traitement technique et scientifique de cet entrelacs entre l’éthique et le scientifique que nous voyons surgir dans l’évolution industrielle et technologique, concernant la question de l’existence et de l’intégrité de l’espèce humaine.
Nous allons montrer que cette idée est une illusion pernicieuse qui occulte ce que la techno-science comme potentiel de rationalisation porte en elle : la possibilité, la plausibilité permanente qu’elle puisse tomber dans l’irrationnel, qu’elle puisse, comme effet de sa surpuissance, faire de l’avenir de l’humanité quelque chose qui annulera complètement sa puissance.
Nous allons tenter de montrer que ce qui se joue à travers ces deux problèmes de l’existence et de l’intégrité de l’espèce humaine, c’est une curieuse et nouvelle forme de relation de pouvoir fondée sur ce que je nommerai un principe de non réciprocité qui lie l’humanité d’aujourd’hui aux générations futures.
Nous sommes en mesure d’agir aujourd’hui de manière systématique, collective et concertée sur l’action, voire sur l’existence même des générations futures, et non l’inverse. Au lieu d’agir, dés lors, comme si ce qu’il y a d’humain dans l’espèce humaine pouvait être réduit à une série de problèmes biologiques, écologiques, voire économiques et sociologiques, il est en notre pouvoir d’agir, comme ci l’humanité de l’espèce humaine devait constamment et d’abord être un problème éthique et politique, dont nous sommes responsables, par ce que nous allons faire et décider aujourd’hui.
Par ce second « comme si », nous nous constituons alors comme « les représentants » des générations futures, au sein d’une relation de pouvoir démocratique et ouverte, au sein d’une structure politique institutionnelle et communicationnelle qu’il est urgent pour nous de mieux décrire et de mieux analyser. Nous allons essayer de montrer ce que cela implique et quel type de solution nous pouvons trouver dans l’éthique, en ce qui concerne l’intrication entre l’éthique et le technoscientifique.