Depuis l’aube de l’humanité, l’homme se sert de l’objet matériel pour suppléer ses carences corporelles. Pourquoi l’animal ne le fait-il pas ? Question d’intelligence, certes, mais sans doute parce que la mutilation survenait plus fréquemment chez l’homme que chez l’animal. L’homme a passé avec la Nature un marché, un « contrat naturel », il a « échangé » ses organes de défense, ses canines, ses griffes et sa fourrure, contre son intelligence, arrivée vers lui par la manducation et la parole, par la manipulation manuelle de denrées et d’objets, ainsi que par l’accroissement de sa sensibilité cutanée, laquelle est à l’origine de la sexualité anthropienne. Faible sur un flanc, fort sur un autre, l’équilibre éco-systémique est devenu pour lui Histoire, le devenir supra générationnel plus ou moins conscientisé. L’autre gain remporté dans le troc est sa grande capacité d’adaptation. Il l’exerce de deux manières différentes et parallèles à la fois. D’un côté il devient sujet de l’accélération et de l’assouplissement de ses propres mécanismes évolutionnaires, ce qui lui permet de muer rapidement en fonction des changements de sa niche écologique, d’un autre côté il engage la production des artifices techniques, eux aussi sujets à l’évolution bio-inspirée. Les deux évolutions se complètent. Même si son insuffisance naturelle le laissait estropié, au lieu de mourir, il subsistait en tant qu’espèce dans son ensemble démographique toujours croissant. Un grand nombre d’individus survivent alors aux lésions graves, et la prothétique devient une nécessité vitale. Elle suit fidèlement les chemins de l’Evolution Universelle, suppléant d’abord les défauts des organes de locomotion et de préhension, pour ensuite passer par les organes viscéraux et le système d’irrigation, et finir par les tentatives de réparer les défaillances sensorielles pour finalement s’attaquer au système nerveux, périphérique et central.
Les trépanations et la cranioplastie, codifiées au -5ème par Hippocrate, sont connues déjà depuis le néolithique, en Europe et en Amérique du Sud, et les interventions sur les yeux depuis l’antiquité asiatique et européenne (Isaacs, R., Harary, N, Maciunas, R., 2000, « History of Neural Prostheses » in Maciunas, R., Neural Prostheses, American Association of Neurological Surgeons). Mais la prothétique consciente du vrai fonctionnement du système nerveux existe depuis peu. Suite à Galilée et da Vinci, avec Descartes on commence à comprendre que le principe de fonctionnement du système nerveux consiste en la propagation d’un flux. Plusieurs spéculations concernant la nature de l’influx qui s’achemine par les nerfs sont avancées. On y récence l’idée cartésienne des Esprits Animaux ou encore les idées pseudo-scientifiques du mouvement vitaliste au 18ème siècle, prolongé par l’énergétisme au début du 20ème. Mais déjà à la fin du 17ème, Jan Swammerdam réfute la spéculation cartésienne des Esprits Animaux. Luigi Galvani, rappelant les anciens travaux de William Gilbert, confirme expérimentalement, en 1791, le rôle de l’électricité dans la contraction musculaire, Diderot et P-H Thiry d’Holbach, mais aussi Jean-Paul Marat, le martyr Jacobin, participent à ce débat. Plus tard von Humboldt y apporte son autorité et son appui. C’est aussi au 19ème siècle, que Von Helmholtz éradique définitivement la philosophie vitaliste de l’anatomie et de la physiologie, et mesure la vitesse de l’impulsion nerveuse (27.25 m/s) pour s’intéresser, dans la même perspective, à la vision et à l’audition. A cette époque, d’après les expériences effectuées sur les grenouilles, seules les contractions musculaires étaient censées être commandées par les impulsions électriques. Or, en 1875 Richard Caton, à l’aide de deux électrodes et d’un galvanomètre découvre, dans le système nerveux, l’existence de « courants faibles ». Entre 1891-95 Beck et Cybulski démontrent la présence de courants résiduels caractéristiques du cerveau dont l’activité ne s’arrête jamais. Notons que les travaux du génial physiologiste Adolf Beck (qui a connu le même sort que Walter Benjamin et a préféré se suicider plutôt que de succomber à la persécution hitlérienne antisémite en Pologne durant la Deuxième Guerre Mondiale) ont donné une impulsion décisive au développement de l’électroencéphalographie. En 1924, Hans Berger inaugure la période clinique de cette méthode, chez l’homme. La maîtrise de la stimulation électrique a donné rapidement son essor au développement des neuroprothèses fonctionnelles.
Aujourd’hui il s’agit des accélérateurs de différentes fonctions fragmentaires, des « pontages neuraux » permettant de retrouver partiellement la connexion nerveuse contournant les endroits lésés, des effecteurs musculaires contrôlés, ainsi que des balbutiements des « puces » de soutien aux processus cognitifs tels l’orientation, le langage, la mémoire, le traitement des signaux sensoriels. Les problèmes liés à ce développement de plus en plus spectaculaire sont avant tout de nature pratique, tant du côté machine que du côté homme, mais également de nature intellectuelle, en raison des insuffisances de résultats expérimentaux et des apories doctrinales d’ordre théorique. Autant dire que les moindres avancées dans le domaine de la neuroprothèse fonctionnelle s’accompagnent de problèmes philosophiques non seulement épineux mais pour beaucoup inouïs dans l’histoire de la médecine et dans l’évolution de la « société médicalisée ».
Tous les dispositifs neurophysiologiques ayant quelque chance de réussir à suppléer efficacement une fonctionnalité cognitive posent des questions épistémologiques qui versent rapidement dans des questions anthropologiques, puisque c’est de l’efficience du couplement existentiel de l’humain et de l’environnement dont il s’agit dans la perspective des efforts entrepris par les sciences cognitives et par la cognitique. Dans cette même perspective les problèmes liés à la fabrication de l’interface prothèse / cellules nerveuses sont les mêmes que les problèmes de la biologie moléculaire quand celle-ci se mesure à l’aune de l’énigme de l’origine de la vie. L’exemple des isolateurs utilisant les matériaux nano-modifiés comme Parylene-C, une poly-paraxylene usinée par les soins de Union Carbide, est parlant puisqu’il fait immédiatement penser aux recherches fondamentales sur les composants des premières membranes cellulaires, responsables de la séparation et de la différenciation cellulaire. Les biomatériaux neurofonctionnels puisent dans les recherches sur les protoorganes sensoriels des organismes primitifs. Par exemple, la jonction, dans le fonctionnement d’une neuroprothèse, des éléments conductibles de l’électrode et des cellules réceptrices et émettrices de signaux bioélectriques, opérée, alternativement, selon la méthode dite à électron passant ou selon la méthode dite sans électron passant, retrouve le questionnement autour du rôle des processus électriques dans les premières concentrations de protéines sensibles, ancêtres des organites gérant de l’information. La vie originelle est traversée par la problématique proto-cognitive que les ingénieurs neurofonctionnalistes retrouvent actuellement à chaque seuil pragmatique de la science des biomatériaux. Le récent livre de vulgarisation d’Alexandre Meinesz « Comment la vie a commencé » donne un large panorama des accomplissements de l’Evolution qui sont des thèmes théoriques et pragmatiques de la cognitique prothésiste.
Une autre gageure qui occupe les chercheurs, est la circonscription de l’échelle pertinente des interventions de la chirurgie neurophysiologique. La question centrale du traitement de l’information par le système nerveux se définit avant tout en tant que recherche des mécanismes élémentaires à partir desquels émergent les fonctionnalités dites supérieures, telle la conscience. Entre le niveau synaptique (entre 2 et 40 nanomètres), détectable par le microscope à effet tunnel ou le microscope électronique, et le niveau des grands groupements de faisceaux nerveux, comme le faisceau cortico-spinal ou le nerf optique, le hiatus fonctionnel est immense. Jusqu’à présent tous les dispositifs réparateurs travaillaient à l’échelle « grossière ». Une « puce visuelle » dotée d’un DSP (Digital Signal Processor) permet aujourd’hui l’augmentation globale des performances de la vision résiduelle chez les malvoyants mais elle procède du rehaussement de l’activité bioélectrique dans sa globalité statistique, sans pour autant pouvoir n’effectuer aucune différenciation fonctionnelle fine. Les processus cognitifs qu’elle couvre ne sont donc pas suffisamment spécifiés pour pouvoir être connectés aux réseaux de contrôle, qu’ils soient volitionnels ou gnosiques. Les prothèses neurosensorielles actuelles « desservent » les groupements neuronaux au niveau de quelques dizaines de micromètres alors que le niveau du paramétrage des connections synaptiques nécessite la précision de quelques nanomètres. Et même si les processus telle que la pensée verbale regroupent toujours plusieurs milliers de processus non-conscientisés, les routines cognitives dites « encapsulées » qui sont à la base de notre rationalité, émergent du substrat neuronal qui se règle au niveau du voisinage plus ou moins immédiat de la cellule nerveuse individuelle (selon les idées issues des travaux de Varela).
Entrer en contact avec le sujet humain par les mécanismes de biofeedback maitrisés au niveau fin signifiera tout d’abord la possibilité de la nano-stimulation des processus sous-conscients tels que les traitements automatiques des singularités géométriques des ondes lumineuses véhiculant l’information visuelle. Ce n’est qu’ensuite que la médecine pourra envisager de passer aux processus à composante mentale, telles la discrétisation et la catégorisation du signal intelligent codifié. Viendra enfin le temps, où, au niveau cognitif et gnosique, l’interaction interhumaine médiatisée par la machine computationnelle s’engagera sur les terrains du vieux rêve et du fantasme récurant de l’Humanité que sont l’induction et le conditionnement des émotions et, dans un temps plus lointain, de la pensée intelligente et articulée elle-même.
Mais la plus grande révolution dans ce domaine n’est pas encore entrevue, elle est juste pressentie par la littérature orientée vers le futur. On la devine, entre autres, dans les écrits de Stanislas Lem. La manipulation artificielle de l’intelligence, dont les premiers modèles ont commencé à fonctionner sur les simulateurs numériques dès les années 1970, traverse aujourd’hui une crise notable. Le sous-investissement, de la part des commanditaires de la recherche publique et privée, n’en est pas la cause unique. En effet, l’échec de l’IA classique nous place devant un saut intellectuel sans précédent. Les processus de haut niveau ne peuvent pas travailler en cercle fermé, leur rôle premier étant de nous tenir en éveil sur le monde et de maintenir notre couplage au monde La construction de l’intelligence doit commencer par la sphère sensorielle et doit aboutir non sur les routines de traitement mais sur la construction de la conscience individualisée et autonome, c’est-à-dire créative.
Dans le domaine de la prothétique sensorielle qui s’engage sur la voie de cette construction « inchoatif » de l’intelligence supérieure, nous nous acheminons progressivement vers les appareils de traitement de signaux pouvant s’intégrer directement dans les segments du système nerveux. Certaines recherches sur la rétine artificielle, par exemple les travaux de Tetsuya Yagi, se placent déjà dans ce champ. Ces dispositifs bio-inspirés ne fonctionneront plus sur le mode binaire, ils s’affranchiront des traducteurs numérique/analogique et passeront directement aux algorithmes analogiques. Se dessinant à l’horizon des années 30-40 du 21ème siècle, la chirurgie nano-technologique, permettra leur incorporation soucieuse de l’individuation organique, au sens de Simondon. Au lieu de produire une intelligence artificielle, l’humanité construira donc des appareils capables d’entrer, d’une manière autonome, en contact avec le milieu pour rafraîchir la donnée du monde. Cette expérience extraordinaire permettra-t-elle de comprendre la nature de l’intelligence en général ? Comment se comportera notre cerveau, quelle conscience produira-t-il lorsque l’information sur notre monde proviendra des dispositifs mixtes, mélangeant le biologique et le technologique ? Un patient greffé de la rétine artificielle aura-t-il juste une information suffisante pour ses déplacements dans l’environnement ou bien une véritable conscience du paysage ? Pourra-t-il contempler une montagne ou un horizon marin ? Quel comportement esthétique naîtra de ses perceptions techno-procurées ? Il semble que la majorité des penseurs actuels soit tellement préoccupée par la futurologie du numérique et du computationnel que leur force d’intellect n’ait pas encore eu le temps de se confronter à ces problèmes de construction artificielle de l’autonomie mondaine de l’Ego.