Phénomènes, tel était le thème qui englobait cette première édition de la Biennale internationale d’art numérique (BIAN) et où l’on pouvait côtoyer, entre autres, des phénomènes physiques et chimiques qui d’ordinaire sont invisibles à l’œil nu et qui grâce aux instruments scientifiques et optiques, mais surtout grâce à la rencontre des arts et des technologies, peuvent changer notre perception du monde. Le lien foncier entre les arts, les sciences et les technologies n’est pas nouveau, mais plutôt continu tout au long de l’histoire de l’art, car ces domaines se nourrissent l’un l’autre. Léonard de Vinci, Muybridge, Brancusi et Mondrian en sont des exemples probants. Cette approche empirique cherche à percer tant bien que mal les grands mystères de notre monde par l’observation et l’expérimentation de phénomènes qui recèlent de grandes interrogations. La concomitance entre arts et technologies est encore le sujet de nombreux débats : « L’art technologique et l’art numérique, ont emprunté un chemin de traverse à l’écart des voies classiques de l’art contemporain, se rapprochant plus de certaines industries technologiques que des institutions muséales contemporaines. Ainsi, le monde de l’art a toujours regardé avec méfiance les machines et la technologie, associées dans un découplage cartésien classique à un corps sans âme à l’opposé de la sphère intellectuelle à laquelle l’artiste est intégré depuis Hegel1. »
Ici plus qu’ailleurs, la collaboration complexe et fondamentale entre artistes, compositeurs, programmateurs, ingénieurs, chercheurs et scientifiques est plus tangible et moins dans l’ombre qu’autrefois et s’éloigne de la figure mythique de l’artiste individualiste. La perméabilité entre les frontières de l’art et le décloisonnement entre les domaines de recherches contribuent à réfléchir sur les arts autrement que par le passé. Cette pénétrabilité entre les différents médiums peut créer des appréhensions quant aux nouvelles technologies, mais certains y verront davantage un échange salutaire et un profit réciproque.
Le titre de l’exposition, Out of the Blue / Into the Black, n’est pas anodin et est issu d’une chanson de Neil Young tiré de l’album Rust Never Sleeps de 1979. Cette chanson existe en deux versions, l’une acoustique (Out of the Blue) et l’autre électronique (Into the Black). «My My, Hey Hey (Out of the Blue)» et «Hey Hey, My My (Into the Black)» ouvre et clôt l’album respectivement. L’une des célèbres lignes : «It’s better to burn out than to fade away», a été écrite par Young lorsqu’il sentait que sa carrière était en déclin et en déliquescence due à l’émergence de la musique punk. Le choix de ce titre renvoie aux notions de cycles, de temps et d’espace-temps. Cet intitulé expose au regard le débat incessant qui oppose l’obsolète et la nouveauté, la lumière et la noirceur, l’absence et la présence.
L’exposition Out of the Blue / Into the Black s’est animée l’espace d’un mois dans les vastes pièces de l’ancienne école des beaux-arts de Montréal. Au nombre de 6, ces oeuvres très différentes de par leur langage formel, mais analogue de par leur propos, ont comme fil conducteur la noirceur. Mise au monde grâce à la collaboration créative d’Arcadi (l’Agence culturelle d’Île-de-France pour la création) et de l’Acreq (l’Association pour la création et la recherche électro-acoustiques du Québec) depuis 6 ans, l’exposition présente 7 artistes français qui ont créé des œuvres s’articulant autour de la lumière. Ces installations numériques protéiformes nous donnent à voir et à entendre des composantes variées, hybrides et dynamiques. Cette invitation prend la suite de l’événement Québec numérique à Paris qui s’est déroulé en octobre 2011 et où des artistes québécois ont été invités à montrer leur création numérique.
La noirceur des lieux dans lesquels sont conviés les spectateurs et livrées les installations, perturbe les repères spatiotemporels et confère à ces sphères une apparence secrète, un aspect mystérieux, qui incite le spectateur à s’y introduire à tâtons. Ce paramètre permet de dégager les œuvres dans l’espace et contribue à faire fi des éléments extérieurs. Les sens s’aiguisent et s’intensifient dans la pénombre et l’intimité entre les œuvres devient plus manifeste et induit une immersion, une introspection et une tension plus prégnantes. La vision nocturne rend l’environnement favorable à la réception des œuvres lumineuses en créant des environnements englobants. Construites pour dialoguer et créer un sentiment de proximité et d’inclusion qui contribue à réfléchir sur nos perceptions sensorielles, les installations audio, vidéo, électroniques, mécaniques et chimiques sont par la force des choses à expérimenter davantage qu’à contempler : « Il [l’art numérique] est en effet intimement lié à des mouvements artistiques antérieurs (Dada, Fluxus et l’art conceptuel) qui ont en commun de privilégier les instructions formelles, les notions de concept, d’événement et de participation du public et de remettre en cause l’unicité et la matérialité de l’objet d’art2. »
Bien que les arts numériques aient une identité en formation, il en est différent pour la corrélation entre les arts et la lumière. Les pratiques créatives liées à la couleur évoquent dans une certaine mesure les grands visionnaires, mathématiciens et physiciens du XVIIIe et du XIXe siècles tels que Isaac Newton, Johann Wolfgang von Goethe et Thomas Young, qui ont fait avancer la science et les arts. À ce jour, le caractère captivant de la luminescence a été le lieu de plusieurs explorations et expérimentations. Pensons pour ne nommer que les figures les plus notoires à Dan Flavin, Bruce Nauman, Jenny Holzer, Olafur Eliasson, James Turell ou plus près de nous, David Spriggs et Rafael Lozano-Hemmer. Ce dernier avait présenté lors de la Triennale Québécoise 2011, Intersection articulée. Architecture relationnelle 18, une œuvre interactive magistrale conçue pour la place des Festivals à Montréal et qui projetait de puissants faisceaux de lumière dans un rayon de plus de 15 km. Bien que ces recherches plastiques qui cherchent à moduler la lumière soient l’un des points névralgiques de la pratique de ces artistes, il est important de spécifier qu’ils ont des approches qui diffèrent considérablement les unes des autres.
Cette réflexion porte sur l’affirmation du numérique dans les productions artistiques actuelles et sur les nouveaux outils de création visuelle qui font état de la relation entre le naturel et le virtuel. Les œuvres à l’étude, A Digital Experience de collectif Visual System, Tripwire d’Ashley Fure et Jean-Michel Albert, Les Chemins blancs dans la matrice rouge d’Olivier Ratsi, Inner Spaces de Christian Delécluse, Supernova de Félicie d’Estienne D’Orves et la figure du Blue Rider, sont intimement liées à la notion d’art cinétique. La lumière et le mouvement relient l’ensemble avec adresse.