Partie 1
De la composition
Enrico Pitozzi : Myriam Gourfink et Kasper T. Toeplitz partagent un processus de travail qui place au centre de leur pratique une notion déterminante : celle de composition. Aussi pour commencer cet entretien je partirai de cette question : pouvez-vous définir – dans votre pratique – que signifie composer ?
Myriam Gourfink : Pour composer et écrire j’utilise des données et des processus abstraits.
J’écris, à la table, avec un langage que je développe depuis 2002, il est hérité de la Labanotation, mais vise la création et non la notation d’une danse déjà existante.
Cette écriture est en perpétuelle évolution, car chaque pièce se structure à partir d’un environnement spécifique qui se construit à partir de la vision globale du projet. J’effectue une collecte des notions que je considère être en relation avec ce que je vise, ces éléments me permettent d’élaborer un lexique puis la partition. Ces éléments sont des composants du mouvement, c’est-à-dire les petites unités permettant d’évaluer précisément les facteurs : poids, temps, espace, flux.
La composition consiste à venir décoder l’intelligence des éléments collectés, leurs relations, leurs articulations, leurs agencements possibles. Pour formaliser l’écriture chorégraphique qui vient cerner le langage corporel spécifique à chaque pièce, je dois écouter, saisir ce qui est à l’œuvre à l’intérieur de l’environnement posé.
L’écriture n’est pas descriptive, elle vient cerner une idée sensible. Elle opère comme un dispositif fait d’indications concernant différents éléments de l’environnement chorégraphique, comme des strates de données venant renseigner l’interprète sur l’univers poétique visé : la partition est ouverte. Ce qui motive l’écriture chorégraphique c’est l’invention d’univers contingents, qui stimulent la créativité et mobilisent la présence de l’interprète en l’invitant à vivre ses propres choix. Pour que les composants du mouvement puissent offrir un écart d’interprétation et puissent évaluer précisément cet écart – j’ai ajouté, aux signes Laban existants, des colorations différentes, et je n’organise pas la portée chorégraphique comme en Labanotation, à l’écoute de ce que je vise je dois trouver une organisation graphique pour chaque projet.
Kasper T. Toeplitz : Composer c’est prévoir, composer c’est mettre en ordre les éléments. En musique, penser la composition et non pas le jeu signifie s’abstraire du temps réel pour passer dans un temps différé. J’ai longtemps pensé que faire de la musique c’est s’occuper, essentiellement, d’une gestion du temps. Parce qu’il est évident qu’il ne s’agit pas d’un agencement de sons – ceux-ci n’étant que ce qui donne matière, ou existence, à la musique, ce qui permet de la donner à percevoir, son corps en quelque sorte, mais pas son élément essentiel. Donc je ne pense pas que la composition soit faite pour regarder dans la matière du son. Le son n’est que le produit dérivé de la musique, il n’est que son corollaire – un peu comme le CO2 est la conséquence (inévitable) d’une agriculture intensive, ou l’abattage des animaux une question liée sine qua non à la consommation de viande. Alors, bien évidemment, faisant de la musique, je m’intéresse au son, bien obligé, mais moi ce que je fais, c’est de la musique et non pas du son – et nulle trace de « sons trouvé », de « field recording » ni même de musique concrète dans ma production musicale ; le son a un rôle, mais c’est un élément parmi d’autres.
Donc ce n’est pas le son en premier lieu : la composition n’est pas le son, elle est l’organisation des éléments temporels, une délimitation du chemin, prévoir un chemin, mais ce n’est pas regarder le son. C’est plutôt donner à voir une structure. Quand je compose, je le fais de façon très « classique », c’est à dire dans le silence: que ce soit face à du papier à musique, ou à une feuille « électronique » – donc soit un programme d’écriture de la musique, un programme de dessin, de graphisme, voire un traitement de texte – ou encore un logiciel de programmation tel que Csound ou MaxMSP, composer de la musique c’est passer énormément de temps dans le silence. Passer une journée à écrire une page de partition d’orchestre, c’est 12 heures de travail pour réaliser quelques secondes de musique : composer c’est avoir une loupe de microscope sur ce que l’on fait et aussi pouvoir revenir dessus en modifiant certaines parties, et après encore : c’est une pensée en amont.
Myriam, dans vos travaux chorégraphiques – je pense à l’écarlate (2000), mais aussi à This is my house (2006) – vous avez développé une modalité d’écriture chorégraphique qui a permis de redéfinir, avec l’apport fondamental de LOL – les règles de composition du mouvement. Pouvez-vous parler de LOL et de ses caractéristiques ?
M.G. : Nous avons développé LOL, un logiciel d’aide à la composition chorégraphique créé par l’informaticien de l’IRCAM Frédéric Voisin avec mon expertise, celle du compositeur Kasper T. Toeplitz et l’aide de la notatrice Laurence Marthouret. J’ai utilisé LOL de 1999 à 2002 pour Taire, Too generate, L’écarlate, et Rare.
Nous avons développé LOL pour pouvoir générer, dans un environnement chorégraphique défini, le plus grand nombre possible d’associations (associations des divers composants du mouvement qui ont été collectés pour l’environnement chorégraphique d’un projet).
Pour cela Frédéric Voisin a proposé une analyse de la Cinétographie de Rudolf Laban qui permet sa traduction dans un tableau à deux entrées: d’un côté il y a les parties du corps, de l’autre côté les classes de mouvement ; et chaque partie du corps choisie peut être évaluée, selon l’évaluation déterminée par le chorégraphe, dans chaque classe de mouvement choisie. Si d’autres chorégraphes venaient à se servir de LOL les résultats seraient clairement différents, car chaque chorégraphe proposerait un environnement et des évaluations en rapport avec son univers.
Si LOL est un programme qui opère toujours selon les mêmes processus, en revanche il offre la possibilité d’explorer toutes les combinaisons des éléments d’un environnement chorégraphique. Le chorégraphe fera son choix final en ayant considéré tous les possibles.
J’ai commencé à travailler avec LOL parce que tous les systèmes d’écriture du mouvement sont, avant tout, des systèmes de notation d’un mouvement déjà existant. Ils ne sont pas utilisés pour créer une chorégraphie, ils ne sont pas utilisés pour composer. Avec Frédéric Voisin, notre but ce n’était pas la représentation du geste chorégraphique, mais la recherche des connaissances utiles à la composition chorégraphique en général. Voisin a tiré de la notation Laban les paramètres utiles pour le projet d’un logiciel utile à la composition ; donc LOL c’est une question de calculs, de processus, et surtout de combinatoire.
En ouvrant le champ des possibles, LOL permet de concevoir un corps en mouvement qui n’aurait aucune limitation physique. Ne pas bloquer le corps dans l’ordre du possible a favorisé la découverte de formes, de qualités inattendues, mais surtout a stimulé l’imagination d’espaces chorégraphiques inédits, et une nouvelle organisation du temps…
…une forme d’abstraction de l’anatomie…
…oui, dans LOL le corps est défini comme une entité abstraite. LOL identifie les parties nécessaires à l’investigation chorégraphique. Un corps peut donc n’être constitué que de deux jambes par exemple si un processus envisagé n’implique que ces parties du corps, ou pourrait être constitué de trois bras. C’est un paradoxe, mais pour moi cela signifie que le corps est pensé comme un espace imaginaire en mouvement. Et pour moi la danse c’est ça, c’est projeter un espace imaginaire en mouvement. Cette opération est facilitée avec LOL. Donc LOL fait éclater le système Laban : par exemple, avec LOL, je peux faire varier la division de l’espace autour du danseur à l’infini, le diviser en sept ou en treize, ou en onze parties inégales, et cela n’est pas envisageable avec la Labanotation. Cette possibilité change la perception du performeur par rapport à l’espace. Selon les indications fournies, la perception kinesthésique sera complètement différente. Ceci parce que, pour moi, la danse c’est une relation constante entre deux dimensions : la réalité et un ailleurs qui la modifie sans cesse. Je suis attirée par cette relation avec l’imaginaire.
En prolongeant cette réflexion autour de la notation, je trouve qu’il y a, au niveau de la composition du mouvement – je pense ici à Le temps tiraillés (2009) jusqu’arriver à Une lente mastication (2012) – un travail sur le déplacement du poids et sur la gravité dans la production du geste. Pouvez-vous en parler ?
M.G. : L’étude des lois qui régissent les mouvements du corps est à l’origine du développement de la Cinétographie Laban. On ne peut pas écrire le mouvement et composer avec si on n’a pas une intelligence du mouvement, une imagination qui a développé la compétence de concevoir, de visualiser un espace dynamique. L’étude des mouvements du corps en relation avec les forces gravitationnelles est à mon avis l’enjeu de la danse moderne au siècle dernier, elle est fondamentale.
Grâce au travail avec la respiration, proposé dans les pratiques de yoga, j’ai senti que les transferts d’appuis pouvaient devenir très méticuleux. La conscience du souffle amène la personne en mouvement à trouver les points où les forces s’annulent mutuellement, à goûter l’équilibre, et dans cette suspension du temps, à percevoir pleinement l’attraction terrestre et la pression atmosphérique.
Cette compréhension m’a amenée à jouer avec certains facteurs de mouvement : dans Marine (2001), je stimule la verticalité de l’axe médian du corps ; cela facilite l’équilibre, les transferts de poids sont fluides. Au contraire, dans certains passages de Contraindre (2004), This is my house (2005) ou Les temps tiraillés (2009), l’axe médian est contraint à ne jamais être vertical, la matière est plus épaisse et oblige la personne qui danse à trouver un dialogue avec la pression atmosphérique.
Si la personne qui danse s’autorise à prendre tout le temps nécessaire pour réellement sentir, elle comprend que c’est le souffle, la respiration cellulaire, qui lui permet de transférer son poids d’un millimètre tout en restant complètement en équilibre. Le jeu respiratoire du plein et du vide dans chaque cellule permet l’exploration de l’espace millimètre après millimètre, et en retour ce dépôt du corps au sol millimètre après millimètre engendre cette même respiration cellulaire. Ainsi cette danse naît de l’imbrication du temps qu’on s’octroie pour l’effectuer, de notre connaissance de la répartition des poids et des contrepoids pour se mouvoir sans tension, et de notre amplitude et fluidité respiratoire. Ces trois aspects fondent une danse qui se conçoit dans une idée de passage perpétuel.
Une logique développée au niveau moléculaire
La vision moléculaire du mouvement déclinée par Myriam, je la retrouve aussi en ce qui est de votre partition musicale, dans sa structuration par stratification de fréquences. Pouvez-vous pousser plus loin votre vision de la musique comme ensemble de particules, en citant votre travail avec Myriam, Bestiole (2012) ou Abois(2013) pour exemple?
K.T.T. : Effectivement Bestiole est un bon exemple ; une partie de la musique de ce spectacle, ainsi qu’une couche sonore d’Abois, ont-ils une origine musicale assez proche, c’est comme avoir écrit deux pièces d’une orchestration similaire, elles reprennent un peu les mêmes contraintes et les mêmes aspects structurels. Donc il y a effectivement dans les deux pièces une couche, une partie de la musique, qui est organisée par une stratification de fréquences, sur une molécularité – techniquement, c’est réalisé avec des amas de sons formés de petits grains… Toutefois ce n’est pas le son des petits grains qui m’intéresse, c’est plutôt la rencontre du lisse et du rugueux, ou comment créer du continu par un ensemble de petites choses distinctes ; comme regarder le sable ou un rocher, donc du discontinu et du solide… C’est une continuité, une plage de sable fin, une stratification qui arrive à une dune de sable, donc à un élément unique, comme un montage, mais formé d’un amas de discontinuités : le sable dans son ensemble devient une entité très douce alors que chaque grain, séparément, peut être coupant…C’est exactement l’idée des couches bruiteuses de ces deux compositions. C’est comment rendre lisse l’accidenté.
Par ailleurs, dans les deux compositions il y a des parties dans le « grave » qui sont parfaitement lisses et qui ne produisent du mouvement que par leur rencontre dans l’air, dans la réalité de l’air. Elles sont faites d’ondes pures, statiques – très très droites – les formes d’ondes les plus simples, des sinusoïdes qui à un moment deviennent des triangles, des choses sans accident, sans harmoniques aigus. La rencontre de ces masses parfaitement statiques dans l’air produit le mouvement, un accident à distance, de la variation.
Le son moléculaire dont tu parles me fait penser à la synthèse granulaire – processus numérique – que je ne l’ai pas utilisé dans ces pièces, mais dans d’autres ; là effectivement le son peut être conçu comment un ensemble de particules, même dans une autre réalité sonore, parce qu’on peut créer un mouvement à l’intérieur d’une chose statique ou rendre statique une chose en mouvement. Mais cela c’est un processus que j’ai utilisé plutôt dans mes pièces de basse électrique.
Je reviens pour un instant à LOL sur la base de ce que Myriam a dit précédemment à propos du micromouvement. LOL est un logiciel, donc un instrument informatique. Comment les technologies ont-ils changé votre modalité de perception du mouvement ? Je vous pose cette question parce que je crois que les technologies sont des instruments étonnants pour étendre la perception du corps et, par ailleurs, donné des possibilités inédites au mouvement.
M.G. : LOL a surtout changé ma perception de l’espace. Espace plus ténu, plus précis, espace imaginaire. LOL a été le vecteur de constructions imaginaires dans l’espace, des architectures imaginaires en mouvement, qui viennent soutenir le mouvement, qui le guide. Personnellement je pense que toute prise de conscience mentale invite au changement de perception, donc le fait de penser autrement l’espace, autrement le corps, invite forcément à le percevoir autrement. Penser et percevoir fonctionne ensemble.
Kasper, vous êtes arrivé aux technologies seulement dans une deuxième phase de votre parcours à l’intérieur de l’univers des sonorités. Qu’est-ce que les dispositifs technologies ont changée dans votre vision du son?
K.T.T. : Dans la vision du sonore, très peu, mais dans la façon de travailler et de penser, beaucoup : ne serais-ce que parce qu’on peut produire des sons qui n’existent pas dans le monde réel. Un son sinusoïde, un son totalement dépourvu d’harmoniques, n’existe pas dans le monde réel, bien qu’il y ait sans doute des choses qui lui soient très proches. Une sinusoïde c’est un son très simple, et je ne crois pas que dans la nature existent des sons ainsi simples, j’ai l’impression qu’on est tout de suite dans des choses beaucoup plus complexes.
On peut produire une énorme complexité avec les technologies numériques, mais je ne sais pas si ces choses peuvent être plus complexes que ce qui se trouve dans la nature : je pense aux sonorités de l’eau, des vagues par exemples, à leurs niveaux d’articulations internes. De toute façon avec une technologie numérique, avec les ordinateurs, on ne sait pas produire du bruit, du hasard ou de l’aléatoire ! Cela dit, ces technologies ont beaucoup changé ma vision musicale. Par exemple, la possibilité d’aller au plus petit, de prévoir des petits écarts et de rendre très clairs ces changements à l’écoute. Cela a donné la possibilité d’agir sur des paramètres impossibles à programmer jusqu’à ce moment-là.
D’autres aspects changent également, par exemple dans la temporalité mesurée de la musique, pouvoir enfin l’articuler sur plusieurs temporalités différentes, plusieurs déroulements temporels indépendants.
Le principe de résonance entre danse et musique
Myriam, par rapport à ce que vous avez souligné auparavant, on peut parler d’un travail sur le corps que plutôt que privilégier la forme, il s’atteste sur les intensités du mouvement, sur ses variations infinitésimales comment dans Une lente mastication (2012). La lenteur, caractéristique primaire de votre pensée du mouvement, est la modalité pour rendre visible ces processus.
M.G. : Ma danse ne recherche pas une esthétique graphique qui ferait bon effet; le mouvement est organique, il n’est pas efficace; je ne veux pas dans mes partitions préciser le placement du corps dans une forme repérable. Il n’y a pas de positionnement du corps et donc c’est pour cette raison qu’il n’y a plus une position mais une posture : en yoga, une posture est une forme qui se transforme graduellement, parce qu’elle est sculptée par les mouvements du souffle et par l’étirement des muscles, une posture se déforme constamment et infiniment millimètres après millimètres, vivre une posture c’est accepter d’être passages, d’être mutations d’un état vers d’autres états, c’est laisser tomber l’idée d’un but à atteindre, laisser tomber l’idée de la perfection, pour lui préférer l’inattendu, l’inconnu. En pensant cette danse j’essaye de prendre en considération toute la personne et la complexité de son organisation : les cellules, les tissus, la modalité de la respiration par rapport au poids, la qualité des mouvements articulaires, la tension d’un muscle ou son relâchement, la concentration, la perception etc. Dans Une lente mastication je donne des indications permettant aux danseurs de formuler pour eux mêmes ce qui motivera leur danse, formuler ce qu’ils veulent accomplir en dansant, je stimule leurs émotions, leurs désires, leurs sentiments. Souvent, dans mon travail, le mouvement est initié dans la zone de la sphère génitale, il y a, par exemple, beaucoup de contractions et dissociations des différentes zones du périnée, cela a pour effet de stimuler toute la musculature profonde, et surtout cela provoque le jaillissement et la circulation des sensations et des émotions…
…une sorte de réorganisation interne des sensations du corps…
…c’est l’exploration d’une géographie de perceptions extrêmement riches qui renvoient aux cinq sens, au goût, à l’odorat, à la vue, à l’ouïe et au toucher. Cette danse laisse tous ces aspects dialoguer entre eux, et si l’on désire être à l’écoute de cette complexité pour la saisir intérieurement, le temps se diffracte, et le mouvement s’effectue de façon continue. Pour reprendre les catégories rythmiques définies par la musique contemporaine en ce qui concerne le temps : le temps strié ne m’intéresse pas, j’aime le temps lisse, un temps sans interruption. Ce que je cherche, c’est la linéarité d’une tension continue et constante sans incident rythmique, sans évènement visible. J’aime travailler sur le temps continu, parce qu’au niveau de l’interprétation, c’est comme quelque chose de précieux que tu portes à l’intérieur de toi, tout le temps, et que tu ne veux pas briser. L’idée est d’essayer d’avoir conscience de tous les actes, de tous les états sur tout le déroulement de la pièce. Le temps continu est, à mon avis, le résultat d’une révolution intérieure, donc je ne dirais pas que la lenteur est la modalité qui rend visible ces processus, ni d’ailleurs que la lenteur est la caractéristique de ma pensée du mouvement, c’est tout le contraire, le ralentissement est le résultat visible de tout ce processus, c’est la partie émergée de l’iceberg. Il est d’ailleurs pour le danseur essentiel de venir différencier les intensités de cette révolution complexe à l’intérieur de sa personne en mouvement, pour venir goûter, immergé dans ce temps qu’il se donne, les variations de vitesses (qui parfois vécues de l’intérieur peuvent être d’une fulgurance extrême) de ce qu’on pourrait nommer vu de l’extérieur un ralentissement.
Pouvez-vous parler ici des principes de compositions d’Aranéide (2013), de la particularité du dispositif ?
M.G. : À force d’observer de l’extérieur cette danse hypnotique, qui donne à voir, même s’il est au sol, un corps qui se soulève comme s’il était en lévitation, lorsque la danseuse aérienne Clémence Coconnier m’a demandée de lui écrire un solo pour trapèze, j’ai pensé que pour amplifier cette sensation d’un corps porté par l’air ce serait une bonne idée.
Je n’aime pas l’objet trapèze, aussi j’ai imaginé une structure ressemblant à une toile d’araignée, ainsi Clémence est perchée à cinq mètres de haut, et danse sur une structure de cordes presque invisible de six mètres de long.
Pour matérialiser l’espace aérien, et pour donner le sentiment que la danseuse repose sur l’air, la partition propose un espace très horizontal avec des obliques qui plongent légèrement au-dessous et au-dessus des fils. La danseuse n’est jamais debout, elle évolue entre les fils, elle se dépose sur de toutes petites surfaces du bassin et des bras à l’écoute de la moindre oscillation du poids du corps. Pour stimuler la concentration et l’allégement auquel le dispositif oblige, je lui ai proposé des techniques respiratoires qui viennent donner à la personne qui les effectue une sensation de vide.
Donc parlez-vous d’une sorte de modulation interne à la linéarité, plutôt qu’une dynamique?
M.G. : Pas exactement, à l’intérieur les sensations kinesthésiques, les émotions, les sentiments circulent sans cesse, mais pas du tout de façon linéaire. Cela s’opère plutôt par bascule, on change d’état soudainement, on arrive comme dans un espace puis par culbute on arrive dans un autre espace. Intérieurement il n’y a pas une linéarité du discours, les sensations, les émotions ne s’ordonnent pas selon une dramaturgie préétablie, elles jaillissent, et c’est pour cela que je parle de révolution intérieure. Intérieurement il y a une dynamique énorme, qui donne à voir extérieurement des petites modulations du temps continu. Cette danse vise la non fixité, la fluidité interne, aussi plutôt que de formes je préfère parler de passages. L’écriture chorégraphique peut stimuler une respiration, demander de changer la direction ou le niveau d’un bras, inviter au transfert d’appui, mais le corps en mouvement ne peut pas être compris dans une écriture rigide et détaillée. La partition c’est plutôt une piste à laquelle l’interprète donne vit, cela reste très organique. Il peut y avoir des indications plus formelles, comme demander d’effectuer un geste avec une certaine amplitude, préciser la nature des tensions musculaires, mais toutes les indications expriment, comme en Laban d’ailleurs, des changements d’états . Comme en Laban à partir du moment où j’écris un signe je signifie une opération, un changement, je pense uniquement en terme d’espace dynamique. La petite différence c’est qu’en notation Laban la portée impose une écriture chronologique décrivant une suite d’évènements : on va déduire l’écriture d’un passage à partir de la connaissance du mouvement qui le précède. Mon écriture est discontinue, l’organisation de la portée est ouverte et propose aux danseurs d’organiser les évènements dans le temps selon leur vécu.
Cette modularité a une résonance avec l’idée de « masse sonore » qui dessine un temps lisse, modulaire, dans le traitement de la musique. Si je pense à vos compositions avec la basse – Elemental II(2001), partition que Eliane Radigue a « écrit » pour vous – ou à votre composition pour Aranéide de Myriam, ces travaux me semblent organisés dans un temps continu dont je te demanderais de pousser plus loin la réflexion.
K.T.T. : Je dirais que la musique est un travail sur le temps, sur la durée.
Elemental II est une composition dont je ne suis « que » l’interprète et donc la marge de variations est seulement dans l’interprétation. J’ai fait deux enregistrements de cette partition et un fait qui est très particulier, en mettant en relations ces deux enregistrements, c’est que pris point par point, dans chaque moment, la pièce n’est pas exactement la même. Globalement c’est la même, la structure est la même, les parties ont toujours la même durée, mais dans chaque moment de chaque partie – disons la minute 14:32 – ce que l’on entend séparément, ce n’est pas le même son, alors que le son global est exactement le même. Par contre la durée des deux enregistrements – à 7 ou 8 années de distance – est exactement la même. C’est donc le même temps global, mais distribué, ou interprété différemment.
Pour ce qui est d’Aranéide, la temporalité est plus floue uniquement parce qu’elle s’appuie sur la danse, ce que je ne fais que rarement ou même jamais, mais, dans cette pièce, du fait des contraintes techniques liées au projet (la danseuse est sur un fil, à cinq mètres de haut), il fallait je suive la danse, et celle-ci est contrainte par la capacité physique de la danseuse à suivre sa partition temporelle. Il fallait, là, que je mette en place un rapport entre le développement de la partition chorégraphique et mon développement musical. Donc là on a une forme d’élasticité du temps, qui ne provient que d’une contrainte inhabituelle.
Par rapport à la question du temps, je travaille beaucoup sur les sons continus ou en développements très lents ; les cassures et les événements brutaux sont rares dans mes compositions (il y a une seule cassure dans Aranéide). Je privilège l’exploration d’un espace musical; le remplir, le vider, le faire bouger.
L’écoute demande une durée, une immersion. Cela signifie induire le spectateur – exactement comme sur le plan du micromouvement – à s’immerger dans la densité des fréquences, naviguer dans le timbre, projeter l’oreille dans la musique, dans sa « masse sonore »?
K.T.T. : La « masse sonore » c’est l’ensemble de la musique. Ce qui m’intéresse c’est la mise en situation de la musique, la mise en concordance : cela est un aspect central de mon travail musical. Le son mis en réaction avec d’autres sons est une façon de produire un discours musicale qui sort du sonore.
J’aime les masses, des nuages sonores, de bruits complexes qui se présentent avec des mouvements différents, des vitesses différentes. La relation entre les choses. Ce que m’intéresse, c’est le travail sur les blocs sonores, sur les bruits extrêmement denses. Dans ce registre, avec une pensée issue de l’électronique, on dispose de plus de finesse que ce qu’autorise la division musicale en demi-tons, ou encore la notation des changements de timbre : on se place dans un continuum. Je passe beaucoup de temps à créer des masses sonores, dans lesquelles il n’y a pas d’événements rythmiques, mais où se déploient des textures. La machine permet de faire varier des dizaines de paramètres en même temps, ajoutant une complexité de structure à un premier niveau qui paraît statique.
L’élaboration d’une « masse sonore » a un corrélat direct avec plusieurs de travaux composés par Myriam : Corbeau (2007), Choisir le moment de la morsure (2010) en arrivant à l’expression radicale d’Aranéide, le corps est appui sur l’air et la densité du son amplifie cette impression…
M.G. : …pour Corbeau, je voulais encore plus éviter d’employer un vocabulaire faisant référence à la forme, car je travaillais avec une danseuse de l’opéra de Paris – Gwenaëlle Vauthier –, et je souhaitais qu’elle laisse radicalement de côté son univers formel, pour comprendre vraiment ma façon d’envisager cette présence. Elle a dû apprendre une suite d’indications lui demandant par exemple : de contracter, dans un espace très proche d’elle, les segments de son corps, des centres articulaires vers la périphérie, et durant cette contraction construire une posture, puis relâcher de la périphérie vers le centre en laissant résonner le mouvement et en laissant les segments du corps se déplacer… Ou au contraire dans un espace très grand, très éloigné de son axe central, organiser le déplacement de ses segments corporels et leur contraction de la périphérie vers le centre, et pendant le relâchement du centre vers la périphérie, laisser faire la résonance du mouvement, en déplaçant les segments, le moins possible. Il y a donc 4 espaces circulaires, définis par rapport à l’axe central, un très proche, le second moyennement proche, le troisième assez éloigné, le dernier très éloigné. Il y a une qualité assez contractée, et l’autre un peu plus relâchée. Il y a la possibilité de contracter ou relâcher les segments du corps du centre articulaire vers la périphérie ou de la périphérie vers le centre. Il y a la possibilité d’indiquer que le mouvement s’effectue sur la contraction ou sur le relâchement. Si le mouvement s’effectue sur la contraction, il peut être soit continu, soit il est parfois arrêté, cet arrêt s’effectue par l’action de relâcher, ce n’est pas un arrêt formel (fixe), il peut résonner un peu dans l’espace, il est un maintien vivant.
Sa présence est donc stimulée par la complexité de ses perceptions, orchestrée par la partition (contraction, détente, nature des déplacements, espace de jeu). D’ailleurs la partition, lui demande aussi de se concentrer plus fortement sur l’un des 5 sens : c’est donc parfois avec l’odorat ou le goût, qu’elle viendra renifler ou savourer l’air autour d’elle. Ou bien la partition lui demandera de vraiment regarder, contempler ou palper, écouter chaque particule d’air. La partition l’invite à danser avec l’air, comme avec un partenaire, mais c’est encore plus fort car elle est elle-même dans le corps de l’air.
K.T.T. : L’élaboration de ces trois chorégraphies-là n’était pas faite par Myriam en rapport avec la musique, parce que la musique n’existait pas a priori – les deux domaines, danse et musiques ayant été composés en même temps mais séparément.
Choisir le moment de la morsure est un bon exemple de « masse sonore », un peu moins Aranéide parce que le dispositif n’est pas frontal, mais circulaire, et permet donc des regards et des écoutes multiples, le son est enveloppant, dans ce travail. Dans Corbeau je ne parlerais pas de « masse sonore ». Il a un son assez petit, presque acoustique, mais précis. Ce n’est pas un gros son. C’est un exemple de musique frontale, il y a clairement, sur le plateau, une ligne d’émission sonore, ligne sur laquelle sont placés les haut-parleurs.