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Luminosités périphériques - Lumière/Matière de Yann Kersalé et In situ-in tempo de Tania Ruiz

Lumières de la ville  (Montréal, février 2013)

Pendant des millénaires, seule la lumière du système solaire éclairait la terre. En fonction de cet éclairage naturel, les premiers être vivants ont du adopter une vie diurne jusqu’à la domestication du feu, il y a environ 800 000 ans1. Le feu aura ainsi permis un contrôle sur le visible d’une durée qui pouvait excéder celle du cycle solaire. Il faudra pourtant attendre jusqu’en 1879 afin que l’électricité entre dans les foyers grâce à Thomas Edison. Comme le souligne Divina Frau-Meigs, « [a]vec l’électricité, pour la première fois, la lumière est radicalement séparée du feu : la flamme faillible de la bougie le cède à la fiabilité de la commutation contrôlée par la volonté humaine »2    

Énergie vibratoire, la lumière est à la fois une onde électromagnétique ondulatoire et un corps composé de photons. Son spectre de rayonnements visibles par l’œil humain s’étend de 380 à 780 nanomètres. En dessous de 380 logent les ultraviolets, tandis qu’au-dessus de 780 se retrouvent les rayons infrarouges. Comme tous l’expérimentent un jour, la lumière qui traverse un cristal se décompose en un continuum de couleurs. Autre phénomène chromatique, l’arc-en-ciel rend visible le spectre continu de la lumière du ciel quand le soleil brille pendant la pluie. Enfin, qui n’a pas tenté un jour ensoleillé de placer une loupe entre la source solaire et une feuille de papier, pour apercevoir le papier prendre feu.

Clin d’oeil à la comédie dramatique américaine City Lights de Charles Chaplin (1931) par le choix de son titre, le colloque Lumières de la ville3 met en vedette le corps ondulatoire de la lumière dans l’espace monumental et urbain que divers courants artistiques mettent en forme. « Dans ce nouveau paysage urbain, la lumière est appelée à jouer un rôle déterminant : illumination, invitation à la célébration, vecteur d’information, appel à la connectivité, lieu d’expression, et bien d’autres fonctions »4. Autour de cinq sous thèmes, les artistes et chercheurs internationaux théorisent la composition et le contexte de leurs oeuvres d’art ainsi que les courants esthétiques auxquels elles s’associent.

Dans le sous-thème Lumière et aménagement urbain: célébration, les artistes Yann Kersalé et Tania Ruiz exposent leur reconfiguration de l’architecture dans la ville, soit l’espace terrestre et aquatique pour le premier, une gare ferrovière pour la seconde, en ciselant distinctement et singulièrement ce matériau immaterial. S’ils ont un point commun, c’est l’aménagement d’un lieu à valeur artistique. Ainsi Yann Kersalé aménage la luminosité dans l’ambiance naturelle tandis que Tania Ruinz joue avec les inversions du temps et de la vitesse.

Yann Kersalé : sculpter la lumière

Yann Kersalé, Lumière Matière, réalisation Alain Durand adonprod.com

Au carrefour de l’ingénierie et de l’architecture, l’artiste sculpteur Yann Kersalé joue avec la lumière, son matériau de prédilection. Dans la nature ou dans la ville, il insuffle à un lieu une vie de lumière comme d’autres habitent la scène d’une histoire. Sa narration emprunte non pas les mots ni les maux, mais les ondes vibratoires chromatiques et leurs êtres corpusculaires. Il les sculpte à travers, sur et dans des monuments, une façade, un relief géographique. Chaque création anime le lieu avec une aisance remarquable, comme si elle n’avait rencontré aucun obstacle pour son insertion.

Ainsi il envahit un phare avec des miroirs, il capte divers reflets de la houle. Pour « Le Sillon noir », il plante dans une bande de terre 450 tiges touffues de led (diode électroluminescente). Le vent et l’ambiance de la tempête participent à une mise à l’infini d’une dorsale de vent. Pour « Le chaos du diable », il s’empare d’une roche gigantesque de 450 tonnes qui émerge de l’eau. On sent l’eau, on ne la voit pas directement, sinon dans les reflets de miroir.

Yann Kersalé , À des nuits lumière, La Ville/ La Nuit/ La lumière, 2013

Le jeu du miroir ou du reflet demeure une constante de l’œuvre de Kersalé. Ainsi pour l’édifice des Galeries Lafayette, il utilise des plaques de verre qui changent de couleur selon la température ambiante. Se proclamant hors musée et antigalériste, Yann Kersalé noue des relations artistiques avec des promoteurs immobiliers et des ingénieurs qui contribuent à la faisabilité de ses projets. De fait, la noirceur est son plan, tel le tableau celui du peintre, et la lumière son pigment qu’il sculpte à travers sa masse monumentale.

Mais il y a un autre élément à considérer. Les matériaux sonores sont ambiants. En effet, ils proviennent en majorité du lieu, de ce qui le distingue d’un autre et le caractérise dans son essence. En ce sens, Kersalé n’hésite pas à capter la mer en direct ainsi que le souffle du vent, son rythme, ses montées et ses chutes. Il n’hésite pas non plus à capter le son sous l’eau, ses gargouillis, son atmosphère subaquatique. Ses pièces deviennent de véritables sémiophores – des porteurs de signes  – dont le sens n’appartient plus uniquement au lieu, ni à l’intention artistique comme telle,  mais plutôt à leur triangulation avec le visiteur.

Yann Kersalé, Verticale allongée, 2012

Tania Ruiz : animer la gare

Tania Ruiz Gutiérrez, Annorstädes, Elsewhere, Ailleurs, 2010

Avec l’installation de Tania Ruiz, intitulée Elsewhere / Annorstädes / Ailleurs, la triangulation avec le visiteur passe par l’instance de la gare  –  une entité qui englobe ses composants les wagons et le quai  –  et celle des fenêtres – des écrans cinématographiques qui instituent un jeu de frontières entre champ et hors champ. Pour ce faire, l’installation se compose de 46 projections simultanées qui s’étendent sur 368 mètres. Elles sont diffusées durant 16 heures par jour dans l’enceinte de la Gare Centrale de Malmö en Suède. Une temporalité croisée de l’ailleurs et de l’ici maintenant alimente la perception de l’usager de la gare, un voyageur en transit. Déjà ce transit commence avant même qu’il/elle ne soit à l’intérieur du train.

Dans le croisement du paysage diffusé sur des écrans vidéos et de celui des fenêtres d’un wagon, le voyageur voit défiler l’ailleurs avant même qu’il ne quitte l’ici et maintenant. Si Tania Ruiz se présente comme artiste visuel, la cinéaste en elle n’est pas loin. Sur le site de la gare de Malmö en Suède, elle assemble et rassemble divers endroits en un même lieu, divers temps dans une seule temporalité. En somme, comme elle le dit elle-même, elle joue avec les frontières. Celles-ci peuvent apparaître dans le plan séquence ou encore loger dans l’interstice entre le champ et le hors champ, le mouvement fixe d’un cadrage qui allonge le temps et le mouvement accéléré qui le rythme entre les raccords.

Ce jeu s’harmonise avec ce lieu ferroviaire, le quai étant conçu comme un wagon où les écrans prennent l’allure de fenêtres. Diverses couches de temporalité s’entrelacent. Celui de la production de l’installation, celui du tournage et du montage des scènes qui circonscrivent les frontières d’un paysage ou d’une zone d’intérêt et celui de la perception spectatorielle. Il aura fallu plusieurs heures de tournage et de montage pour totaliser 60 heures de vidéo qui se déroulent 16 heures par jour. Mille cinq cents séquences constituent la banque dans laquelle les projections puisent. Avant de revoir exactement la même scène, un délai de trente mois est nécessaire.

Au moment de concevoir son installation, Ruiz s’approprie l’environnement et son pivot central, la gare. Elle conçoit l’espace environnant les rails comme un immense wagon où le train entre, s’arrête et repart pendant que le voyageur passe de l’attente à l’embarquement ou de la circulation au débarquement. Sur le quai, le voyageur est entouré de vingt-trois écrans qui longent la voie ferrée de chaque côté. Tous présentent des scènes filmées dans les environs. Une fois dans le train, l’accélération graduelle du départ produit un effet par rapport à la vitesse de la scène filmée, mais il faudrait avoir expérimenté l’installation pour traduire plus précisément les subtilités de leur frottement.

Il n’en demeure pas moins qu’un jeu perceptif s’enclenche. Nous avons tous un jour expérimenté le phénomène suivant. On se demande lequel des trains est arrêté, lequel est en mouvement, celui où l’on se trouve ou l’autre qui entre en gare ou encore celui qui nous double. À Malmö, vous êtes debout en attente d’un côté ou de l’autre des rails et vous apercevez des images où une personne marche, une voiture traverse un paysage, ainsi de suite. Vous êtes spectateur d’un ailleurs qui se déroule dans votre présent. Cet ailleurs est multiple et selon l’endroit où vous vous trouvez, l’heure du jour et le jour de la semaine, vous percevez des scènes différentes.

Avec Ailleurs, les écrans du wagon architectural qui englobe les fenêtres des wagons créent une mise en abyme évoquant un train voyageur dans un train architectural et cinématographique. Aux confins de la ville, cette expérience prend son envol dans un espace-temps présent où les images s’imbriquent dans l’espace-temps personnel et physique. Ainsi cette installation joue sur l’interpénétration du voyage en train et du voyage en images. En outre, elle démultiplie l’espace par la traversée incessante d’une frontière à une autre. Enfin elle exacerbe la temporalité de multiples temps déconnectés de leur origine, raccordés à l’attente et entremêlés à l’accélération du mouvement et de la vitesse.

Notes

[1] Voir le site Nethistoire. Consulté le 22 avril 2013.

[2] Voir Divina Frau-Meigs, « Technologies de la fascination » in Lux des lumières aux lumières, Les cahiers de médiologie 10, 2000, Gallimard-enssib, p. 179.

[3] Colloque Lumières de la ville, Biennale d’échanges artistiques – 5e édition Toronto Montréal Lille, 20-22 février 2013, organisé par Louise Poissant, Pierre Tremblay et Alain Fleischer, voir le site du colloque.

[4] Voir l’article de Louise Poissant et son introduction du colloque Lumières de la ville dans cette présente édition d’Archée.