Si vous vous êtes récemment promené de nuit au cœur de Las Vegas, Toronto, Paris, Bruxelles, Berlin, Bangkok ou Séoul vous avez sans doute été interpellé par le spectacle de projections lumineuses. Les plus imposantes ont lieu sur des façades qui semblent s’animer tout à coup. Ces projections jouent le rôle de canevas monumentaux sur lesquels des flux de lumière peuvent couler, faire surgir des images, modeler le temps. On les appelle urban screen ou media façades. La lumière n’est pas toujours projetée frontalement; elle peut aussi glisser au sol, créer l’atmosphère d’un quartier ou zébrer le ciel. Actuellement, ces illuminations se répandent dans le cœur des grands ensembles urbains à la faveur des politiques municipales d’aménagement du territoire local qui cherchent à encourager la présence de l’art dans l’espace de la ville, mais surtout des avancées technologiques. De nouvelles possibilités médiumniques produisent de nouveaux modes de réception et de nouveaux effets de sens. Alliant jeux de lumière, démarche artistique, poésie, patrimoine urbain et architecture, et même réflexion sur les signes lumineux, ces pratiques plastiques encouragent la participation du spectateur, qui peut modifier intensité, motifs et couleurs du faisceau lumineux en opérant du pouce, grâce à des applications conçues pour téléphones mobiles. Les faisceaux lumineux révèlent leurs capacités physiques à modeler l’identité visuelle des centres-villes par pans de murs, de colonnes et de façades, par quartiers entiers. Citoyen replacé au cœur du processus décisionnel de la Cité le temps d’une animation lumineuse par le biais d’œuvres-interfaces, le spectateur la redécouvre et peut la redessiner. La lumière occupe les anfractuosités, corrige les angles, adoucit les formes, les liquéfie au point de ramener, dans un décalage perceptif déroutant, l’imposante présence des édifices à un ensemble d’écrans fins et volatiles. Dès lors, parler de media architecture n’apparaît pas abusif et rappelle que la lumière a toujours eu une place importante au sein des matériaux d’architecture. La lumière fascine car elle module l’aspect de la pierre, dure, lourde, immeuble, en lui donnant la légèreté d’un voile, lissant sa texture apparente. Elle change littéralement la forme et l’espace-temps de la ville grâce à sa capacité à transporter et diffuser de l’information indicative, historique, lumineuse, architecturale, ralliant la pierre à la convergence numérique actuelle des flux.
À l’occasion d’un colloque intitulé Lumières de la ville, se tenant au Cœur des Sciences de l’Université du Québec À Montréal, la cinquième biennale Toronto-Montréal-Lille réunissait récemment artistes et théoriciens autour de cette tendance, pour mettre en relief les enjeux liés à la lumière et à son utilisation, à la représentativité dans l’espace de la ville et aux problématiques d’aménagement urbain, c’est-à-dire de vivre ensemble aux problématiques que porte cette pratique naissante.
Nous nous sommes intéressé aux aspects matériels, aux possibilités et aux questions esthétiques soulevées par l’utilisation de la lumière. Pour les explorer nous nous sommes entretenu avec cinq figures importantes de l’art et de l’urbanisme : Amahl Hazelton, urbaniste, Dominique Moulon, théoricien de l’art, Michel Verjux et Yann Kersalé, plasticiens et Tania Ruiz, vidéaste.
Amahl Hazelton : créer des expériences socialisantes
Moment Factory est une entreprise québécoise spécialisée dans la création d’expériences multimédias pour des événements, des spectacles musicaux, des projections architecturales et des installations permanentes. Mêlant à l’exigence fonctionnelle la rigueur technique et le souci esthétique, mais aussi une véritable réflexion sur le sens de chacun de ses projets, Moment Factory s’est placée parmi les chefs de file mondiaux de ce segment économique et culturel. Ainsi, elle signe les visuels pour le spectacle de mi-temps de la finale du Super Bowl américain avec Madonna, celui du groupe de rock Arcade Fire ou pour différents projets dans les villes de Vancouver, Las Vegas, Dubai, Lyon ou Los Angeles. Moment Factory a tout récemment réalisé une projection sur un des pavillons de l’Université du Québec À Montréal dans le cadre de l’installation interactive Mégaphone.
Amahl Hazelton, urbaniste et chef de projet chez Moment Factory, rappelle ces singularités de la lumière qui ont permis à l’humanité de développer et élargir ses activités sociales et créatives. Il présente ensuite les possibilités de définir une identité culturelle grâce à la lumière, à travers deux imposantes créations de la société montréalaise, développées avec des technologies novatrices. Nous lui avons d’abord demandé ce qui fait de la lumière un matériau intéressant.
Dominique Moulon : une continuité historique
Dénominateur commun à toute création visuelle, la lumière permet aux artistes de se situer entre aménagement urbain et art et de favoriser un glissement sémantique qui appelle à une convergence des métiers d’artiste et d’artisan sous la férule des technologies et de l’artialisation du « réel » – terme qui, dans l’optique de cette convergence, ne correspondrait pas plus à une réalité que celui d’ « art », certainement dilué avec ceux de « technique » et d’ « esthétique ». Au-delà de la capacité de l’architecture à refléter passivement les idéologies qui en dictent les formes, les projections de lumière, par le biais du numérique, mêleraient l’art aux lieux de passages, d’habitat et de vie pour créer des expériences esthétiques, autrement dit pour produire délibérément du sens et des sensations. Alliée à des applications technologiques de pointe, la lumière permet de changer les conditions de la pratique, donc la pratique elle-même et le discours qu’elle produit. Dominique Moulon, enseignant, conférencier et théoricien de l’art, spécialiste de l’art numérique, souligne, dans une perspective historique, les effets, sur la pratique artistique, de certaines innovations technologiques liées à la maîtrise de la lumière.
Michel Verjux : la lumière, un choix logique
Michel Verjux est plasticien, enseignant et théoricien de l’art. Depuis plus de trente ans, il propose des « éclairages » en projetant de la lumière sur des cadres de fenêtres, des murs, des plafonds, sur le sol, le mobilier intérieur disposé en « obstacles » ou sur des façades d’immeubles. Ces éclairages circonscrivent des formes sur les surfaces de projection, découpent l’espace, rendent le temps perceptible et mesurable par les variations d’intensité qu’ils opèrent. Ils questionnent le rapport au visible en convoquant la fonction sémiologique d’indice mais aussi la fonction symbolique – et critique – qui permet de reconnaître l’œuvre d’art, offrant un dialogue conceptuel entre les œuvres et leur contexte d’exposition. Surtout, les œuvres mettent le regardeur dans une interaction perpétuelle avec son environnement. Pour l’artiste, c’est non seulement l’idée, mais l’acte même de montrer, faisant du lieu à la fois un espace d’exposition et un espace exposé, qui est au cœur de sa sensibilité, de son activité et de sa réflexion artistique. Michel Verjux nous explique la démarche par laquelle il a été conduit à privilégier la lumière au sein de son travail.
Yann Kersalé : échapper à un milieu, l’art contemporain
Depuis aussi longtemps que son confrère cité plus haut, Yann Kersalé conçoit des éclairages pour des bâtiments, publics et privés : tours d’affaires et d’habitation, musées, cathédrales, châteaux d’eau, moulins, verrières; pour des lieux de transit : ponts, aéroports, tramways mais aussi pour un vieil ascenseur à péniche, des jardins, des arbres, des rues, des docks, des étendues d’eau ou des sites naturels.
Ces illuminations répondent souvent à des commandes et sont préparées en atelier en étroite connivence avec des architectes internationaux. Néanmoins, en abordant la lumière comme une matière modelable et donc potentiellement narrative, Yann Kersalé revendique une démarche artistique grâce à laquelle ses propositions, intégrées aux œuvres architecturales font vivre et bouger les constructions, les rendent plus chaleureuses et accueillantes, racontent le lieu au spectateur, répondent aux stimuli de leur environnement ou aux activités qui se déroulent au sein des édifices : périodes de gestation, d’activité maximale, mouvements de la marée, etc. Il réalise également du mobilier urbain d’éclairage qu’il investit toujours d’un dialogue poétique avec le lieu ou d’une fonction allégorique. Lorsque les moyens le lui permettent, l’artiste créer des « sculptures lumineuses » et des « parcours géo-poétiques » où la variation d’intensité et les nuances colorées des éclairages, la forme des objets lumineux disposés dans l’espace ou les images qu’ils diffusent parfois évoquent les thèmes de la communication, du voyage ou de la mer, chère à l’artiste d’origine bretonne.
Nous avons cherché à cerner sa pratique. Sous un angle critique et esthétique, il expose également le choix qui l’a conduit, lui aussi, à utiliser la lumière dans sa pratique.
Tania Ruiz : Ailleurs
D’origine colombienne, Tania Ruiz est une vidéaste établie en France où elle enseigne l’art à l’université Paris VIII. Récemment, elle a réalisé un projet monumental, fruit de cinq ans de travail, en Suède, pour la gare ferroviaire de Malmö, à la frontière avec le Danemark : Annorstädes/Elsewhere/Ailleurs.
Il s’agit d’une projection vidéo panoramique de 340 mètres sur les parois latérales de la station où sont diffusés, sous la forme de fenêtres rappelant celles du train, des films captés par l’artiste dans le monde entier, aux abords de frontières, naturelles et administratives. Ces images, prises depuis des transports en commun puis ralenties à l’allure du pas invitent le spectateur à la réflexion et à la contemplation pendant les périodes d’attente, de transit. En abordant le concept de temps universel relatif à la création du chemin de fer et de son corolaire, l’abrogation de l’espace à travers nos dispositifs de médiation et de déplacement, Annorstädes/Elsewhere/Ailleurs propose de nombreux niveaux de lecture, posant au spectateur plus de questions sur notre rapport au monde et nos modes de connaissance et de communication que l’œuvre ne donne de réponses. Comme il s’agit d’une installation non-narrative incluant des projections lumineuses dans un espace public, nous avons demandé à Tania Ruiz si elle situait son travail dans le urban screen.
Pouvoir de l’image
Rappelons ici une caractéristique évidente mais fondamentale de la lumière : elle chasse les ténèbres et impose le visible au regard. L’expression « matériau immatérielle » met l’accent sur le fait que les technologies de projection et de diffusion de la lumière permettent à la forme d’épouser les moindres recoins de la ville, jusqu’à transformer son apparence, comme on l’a vu en introduction. Au delà du spectacle visuel impressionnant offert par des œuvres monumentales à l’échelle de la ville entière mais aussi du ciel qui la recouvre, il importe maintenant d’explorer la question de la portée sémantique des messages lumineux véhiculés par un corpus grandissant de productions médiatiques. Quel est leur pouvoir en tant qu’images? Leur potentiel de subversion?
Bibliographie
– Baxandall, Michael, Ombres et Lumières, Paris, Gallimard, 1999, 238 p.
– De Mèredieu, Florence, Histoire matérielle et immatérielle de l’art monderne etcontemporain, Paris, Larousse, coll. «In extenso», 2017, 816 p.
– Falk, David, Dieter Brill et David Stork, Seeing the light, New York, John Wiley, 1986, 446 p.
– Haeusler, Hank, Martin Tomitsch et Gernot Tscherteu, Urban Media Culture, Ludwigsburg, avedition.
– Jakle, John, City Lights, Illuminating the American Night, Baltimore, John Hopkins U. Press, 2001, 292 p.
– Kersalé, Yann, Manière noire : géopoétique du paysage, Paris, L’une et l’autre, 2008, 205 p.
– Roussely, François et al., Lux, le monde en lumière, Paris, Seuil, 2003, 304 p.
– Schivelbusch, Wolfgang, La Nuit désenchantée, À propos de l’histoire de l’éclairage artificiel au X1Xe s., Paris, Gallimard, 1993, 208 p.
– Verjux, Michel, «Le bon usage de la lumière», dans Michel Verjux, A arte Studio Invernizzi [catalogue d’exposition], Milan, 2001, p.49-53