J.-P.-Fourmentraux: La conception des œuvres d’art pour ordinateur promeut une hybridation des savoirs par le déploiement, dans l’acte de création, de compétences composites. Les différentes contributions, artistiques et informatiques, instaurent un morcellement de l’activité créatrice et des modes pluriels de désignation ou de localisation de ce qui pourra, dans ce contexte, « faire œuvre ». Autrement dit, l’activité promeut une polyphonie énonciative et un travail de négociation permanent qui confronte deux logiques d’actions et deux formes d’écriture : l’écriture de l’idée ou du concept artistique et l’écriture de l’algorithme de programmation. La notion de dispositif permet ici de rendre compte de l’enchâssement ainsi que de l’agencement artistique de ces multiples fragments d’une œuvre qui apparaît bel et bien partagée entre un algorithme, une interface et un contenu, aux devenirs souvent instables et incertains.
Antoine Schmitt :
S’il y a (souvent) séparation entre deux logiques (artistique et algorithmique), c’est surtout en raison de la difficulté apparente de la technique de la programmation. C’est-à-dire que c’est une séparation d’ordre pratique et non intrinsèque aux deux logiques. Il se trouve que la programmation est à la mode, et que c’est une technique inhabituelle. La séparation entre les deux processus est vouée à être temporaire : lorsque les artistes auront pris la mesure exacte de la technique de programmation, soit ils programmeront eux-mêmes, soit ils feront autre chose. Ce clivage étrange, qui tend à tirer les œuvres programmées vers l’art conceptuel dans lequel l’idée prime sur la forme, ne résistera pas au temps.
Grégory Chatonsky :
La distinction entre le concept artistique et la pratique programmatique est pour le moins problématique dans le domaine artistique qui est parfois celui qui remet en cause la distinction entre « tekhne » et « épistème » (Bernard Stiegler). Si une telle distinction apparaît c’est simplement que l’énonciation sociale d’un projet pour trouver des moyens de réalisation (financement, coopération, diffusion, etc.) prend inévitablement des voies conceptuelles. Ce qui est en jeu avec une œuvre d’art est moins un concept qu’une anté-forme et il faudrait voir comment dans cette anticipation non langagière de la forme, la programmation (qui est un langage structuré sur des fondements logicomathématiques) intervient non pas a posteriori mais a priori, non pas comme un simple instrument de réalisation mais comme une matière à part entière. Ceci suppose que nous n’envisagions plus les technologies (programmatiques) du point de vue instrumental, comme le moyen de certaines fins, et que nous ne pensions plus l’art du point vue idéaliste hérité du romantisme allemand.
Samuel Bianchini :
Devons-nous distinguer la mise en œuvre de l’œuvre elle-même? On aimerait simplifier en nous référant à des modèles traditionnels et alors tout s’enchaînerait. Cela est toujours possible : énonciation, spécification, implémentation, prototypage, tests et corrections, mise en public. Et déjà on remarque que la scission entre langage d’énonciation et de programmation n’est pas si simple. Dès lors que la description devient spécification, elle passe dans le champ performatif (où dire c’est faire, et même faire faire). La négociation entre « idée » et « programme » va donc passer d’un registre de langage à un autre avec des tensions entre logiques afférentes à chacun d’eux, au croisement de méthodologies ascendantes ou descendantes (bottom-upou top-down). Outre cette stratification du langage (on parle d’ailleurs de bas niveau, etc.) qui induit des formes méthodologiques de travail (que l’on trouve déjà dans beaucoup d’arts temporels et en particulier dans la production cinématographique), le travail en collectif et en particulier avec et sous l’influence des réseaux court-circuite la linéarité, la séquentialité, la consécutivité. Un des points sensibles est alors l’initiation, l’énonciation première : qui parle le premier? Et est-ce que celui-ci va se poser en « général » 7? Mais le court-circuit va plus loin, il boucle de la conception à l’utilisation, ce qui par exemple remet considérablement en cause la question de l’exposition abordée comme finalité. Et ce n’est pas là une nouveauté découverte seulement par le champ artistique mais tout autant par le champ managérial, voir par exemple le concept de P.L.M. (Product Life Management) particulièrement soutenu par IBM.
Avec IIWU, nous avons rencontré nombre de difficultés depuis l’initiation de ce projet. Des difficultés principalement d’ordre méthodologique car nous avions opté pour une méthodologie ascendante que nous avions cru légitimée par le travail en « open source » ; c’était un leurre. Bref, pour ma part, pas de recette, mais avoir conscience de ces questions et surtout être en mesure de naviguer entre les différents niveaux de langage pour finalement être capable de trouver les distances justes et appropriées (du synoptique à la spécification la plus précise) avec le projet. S’entendre avec l’autre, en l’occurrence, commence par savoir faire coïncider les strates de langage et même, dans la mesure du possible, les partager.
Douglas Edric Stanley :
Je ne peux que confirmer l’hésitation de mes collègues devant cette distinction entre une écriture conceptuelle artistique et une écriture algorithmique. Aujourd’hui ces termes se sont déplacés. On témoigne de plus en plus d’une ambiguïté institutionnelle entre artiste et chercheur, où l’art et l’exploration technoscientifique ne se confondent pas, mais échangent quelques a priori. Il faudrait ajouter que les termes comme « art » ou « oeuvre » ont été ébranlés ou repositionnés au cours du vingtième siècle, et que les transformations d’aujourd’hui se trouvent quelque part héritées de ce repositionnement. C’est assez ironique, parce que les travaux actuellement visibles dans les galléries et les musées sont encore sous le choc de ces ébranlements, alors que sur le web et dans la culture des « hackers » on voit le prolongement et la réponse à ces repositionnements entre art, oeuvre et société. On n’a jamais eu de meilleur exemple de Situationnisme que Netochka Nezvanova, alors que NN est *avant tout* une manifestation spécifique aux changements du millénaire et au d3MØ (ULtUr3).
Maintenant, pour répondre plus spécifiquement à la formulation (écriture de l’idée/concept artistique, écriture de l’algorithme), dans mon cas les deux pôles font partie du même mouvement. Je retrouve facilement, à l’intérieur du travail, des réflexions conceptuelles, des intuitions artistiques, et des réflexes technologiques. Ils arrivent tous les trois en même temps sans hésitation.
Peut-être le problème vient du fait que l’on représente trop souvent la programmation comme un langage formaliste, abstrait, ou purement logique ; du coup on ne comprend plus comment elle peut traverser une oeuvre plastique. Il est vrai, bien sûr, que les langages de programmation utilisent souvent des signes formalistes, que ces signes sont écrits « d’avance », et que l’ordinateur fait abstraction des choses. Mais que faire du jeu vidéo alors, à la fois de son code (programme), de sa représentation ou manifestation physique, et de son actualisation à travers l’interactivité? Ces trois pôles font partie d’un même pseudorganisme dans le jeu. Un jeu vidéo est un langage de manipulation (interactivité), c’est-à-dire qu’il n’est pas si loin d’être lui-même un langage de programmation. Du coup on contredit le postulat d’a priori de la programmation. Et pour revenir sur l’écriture, je vois dans un jeu vidéo de l’écriture partout. Cette écriture est non seulement active, actualisante, concrète, elle est également récursive : elle est de tous les côtés de la chaîne de production. Elle prend comme objet de traitement, son traitement ; elle en joue. Je vois dans des structures de jeu comme le classique DOOM, un labyrinthe de données – ou de ce qu’on pourrait tout simplement appeler des images – face à des stratégies informes de manipulation, d’altération et de déterritorialisation de ces données. Le joueur déjoue le labyrinthe écrit par le programmeur, le joueur déprogramme donc la machine. Dans le jeu, on découvre la programmation comme un processus joyeux, c’est une véritable « machine » qui se définit dans un processus d’articulation et de désarticulation. On est loin du constat froid et désengagé d’un langage formaliste *imposé* sur des contenus, *imposé* sur des savoirs. J’ai toujours aimé le slogan « programming is fun ». On devrait le comprendre à la fois comme une invitation à jouer et une définition ontologique.
Anonymes :
En ce qui concerne la confrontation de l’écriture de l’idée ou concept artistique avec l’écriture algorithmique de programme, on peut dire que l’écriture du scénario anticipe la conception du programme et offre deux stratégies possibles. Partir tout d’abord d’une idée d’interactivité (l’algorithme) pour aller vers une production d’image adéquate, ou à l’inverse, trouver intuitivement pour une image l’interactivité la plus sensible.
Pour ce qui est de l’hybridation de savoirs, nous faisons l’expérience d’un espace d’écriture (narration + interactivité) en ligne pouvant à tout moment être complété et modifié. Ce mode d’écriture permet d’appréhender la notion de transition, alors que le multimédia se penche aujourd’hui encore peu sur les différentes modalités de liaison qu’offre l’interactivité, préférant des coupures sèches aux passages réfléchis.
Dans cette perspective – écriture puis réalisation – la phase de programmation s’inscrit dans une phase de concrétisation. Autrement dit, c’est l’image qui génère l’algorithme et non l’inverse.