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Critiques

Un site qui fonctionne bien

Dans sa chronique du journal Le Devoir parue en mai 1998, Lise Bissonnette nous parle de sa « Conversion virtuelle ». L’article porte sur le rapport entre le spectateur et cette forme d’art particulière qu’est l’installation. 

Elle relate son expérimentation d’une oeuvre interactive caractérisée par l’intégration de composantes technologiques, aménagées dans des espaces plus ou moins utérins dans lesquels le corps s’efface au profit d’une expérience purement sensorielle. Elle remarque que ce type de dispositif est souvent abordé de façon très superficielle par le visiteur et, quand il s’y investit pour la peine, le contexte physique (ou technique) le ramène au caractère artificiel et illusionniste de son expérience. En effet, ces oeuvres ne sont-elles pas souvent contaminées par des lumières et des sons parasites, et notre concentration n’est-elle pas mise à l’épreuve par le va-et-vient des visiteurs? Ayant constaté ce conflit entre le lieu réel et le lieu fictif, elle se tourne alors vers les productions en ligne, toujours considérées ici comme des « installations », mais virtuelles cette fois:  « Les virtuelles, dit-elle, fonctionnent mieux que les réelles, me semblent plus convaincantes, et de loin ». 

L’intérêt de ce commentaire réside d’abord dans le fait qu’il s’agit d’un des très rares articles que consacrent nos médias imprimés à cette nouvelle forme d’art diffusée sur le Web. 

En effet, les critiques de journaux et de revues ne s’y intéressent à peu près pas (probablement parce qu’il se passe déjà beaucoup de choses dans les galeries et les musées). Par ailleurs, l’article affiche un certain scepticisme face aux conditions d’expérimentation quelque peu utopiques que l’on cherche parfois à créer dans les lieux d’exposition. Un scepticisme d’ailleurs mal venu devant des oeuvres qui ont coûté si cher, qui ont intégré des technologies si nouvelles, qui ont été si laborieuses à produire. Mais le texte nous a surtout intéressé pour cette réflexion conduisant à la « conversion virtuelle ». En résumé, les oeuvres visibles à l’écran chercheraient moins à tromper par l’illusion et la fiction, toutes deux sources de malentendus.

Mais voyons ce qu’il en est en étudiant une oeuvre Web choisie pour l’occasion, soit Agree to Disagree Online, une oeuvre réalisée en 1996 par un collectif d’artistes new-yorkais : Janet Cohen, Keith Frank, Jon Ippolito. Essayons d’explorer les spécificités de l’art en ligne en soulignant les aspects qui révèlent son potentiel interactif. Et tout en vous méfiant du naïf enthousiasme que peut engendrer la nouveauté, vous aurez le loisir de décider si l’oeuvre virtuelle fonctionne mieux qu’une installation de Bill Viola ou de Gary Hill. 

On a choisi l’oeuvre du trio Cohen, Frank, Ippolito parce que le jeu de l’action réciproque s’exerce à plusieurs niveaux. D’abord, leur travail est motivé par le désir d’afficher, plutôt que de masquer, les rapports conflictuels qui résultent d’un travail à trois. Ainsi, la collaboration doit d’abord tenir compte des individus, de leurs divergences, de leurs désaccords. On s’entend même à rester à ce niveau, celui  du débat, et qui va s’animer par la mise en forme d’un système visuel donnant à chacun l’espace qui lui est nécessaire pour réagir. L’interactivité est donc le point de départ à la réalisation de Agree to Disagree Online. 

En format Shockwave*, l’oeuvre représente une conversation, ou plutôt un débat d’opinions entre les trois participants symbolisés et identifiés par leurs initiales disposées en triangle. 

De chaque point émergent des affirmations à partir desquelles vont s’enchaîner les répliques. Avec la souris on déclenche donc une série d’événements qui vont dessiner peu à peu le schéma des rebondissements de la discussion. De plus, cette discussion, comme toute discussion, déborde et provoque des digressions, engendrant des configurations connexes qui se présentent comme autant d’options. L’interactivité des échanges est alors redoublée par l’implication du spectateur. Ce dernier navigue ainsi dans un petit réseau de flèches où le verbal s’étend en surface, définissant un jeu de relations spatiales plutôt que linéaires. 

Dans le contenu de la discussion elle-même, on retrouve une logique similaire à celle suggérée par la disposition graphique. En fait, elle s’articule autour d’une opposition entre la linéarité du livre et la non-linéarité de la carte (routière par exemple) « In the future, books will be replaced by maps » dit-on pour lancer le débat. 

Et parmi des interventions plutôt anecdotiques on peut trouver, çà et là, des idées fort intéressantes – « Maps are less linear, and therefore do not privilege Western thought over other ways of thinking » –  sans être développées comme on le voudrait, par manque d’espace pourrait-on dire. 

Donc, que se soit au niveau de l’intention, de la forme ou du sens, l’interactivité débouche sur un questionnement portant sur le mode linéaire propre à la consultation du livre, linéaire parce que le chemin serait tracé à l’avance: « In a book, the author directs the reader; in a map, terrain directs the author » . Toutefois, il existe une autre façon de lire, celle qui permet de se fabriquer plus librement un circuit parmi ceux déjà tracés: « To find your way around a map is to read it; the purpose of a map is to orient yourself, while a book is already oriented for you. » 

L’espace nous manque aussi puisqu’on voudrait poursuivre la discussion.  Car on cherche, comme Lise Bissonnette, à identifier la source du malentendu qui émerge de certaines oeuvres dites interactives. Pour nous, le malentendu vient du peu de place laissé au dialogue, plus que d’une intention à nous faire décrocher de la réalité. 

Parfois le spectateur est plus passif qu’actif lorsqu’on l’invite à expérimenter un dispositif interactif. Il faut donc se demander si, derrière le beau décor et les beaux effets, la route est tracée à l’avance ou si elle laisse place à une certaine dérive, un peu à l’instar de la navigation sur le Web. Mais que se soit sur le Web ou ailleurs, l’interactivité demeure un potentiel difficilement mesurable. Une chose est certaine cependant, c’est qu’après avoir consulté quelques oeuvres sur Internet, on ne voit plus vraiment les choses de la même façon.

Note

Un document qui doit être visionné à l’aide du module d’extension Shockwave disponible sur le site de Macromedia.