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Critiques

Bodymaps: artifacts of touch de Thecla Shiphorst

Il appartient à l’oeuvre d’art d’installer un monde, cet état d’immersion par lequel l’expérience esthétique s’intériorise. L’exposition Touch:touché, présentée au centre d’artistes Oboro (Montréal, du 6 mars au 3 avril 1999), et plus particulièrement Bodymaps de Thecla Shiphorst1 témoignent éloquemment de cette convergence entre l’expérience du spectateur et la médiation de l’oeuvre.

Bodymaps occupe un espace intime, tant par la taille de la salle que par l’éclairage qui y règne. Au centre de la pièce se trouve une table de dimension moyenne, recouverte de tissus blancs, sur lesquels apparaît une image vidéo imprécise, possiblement de l’herbe ou, encore, un échantillon minéral en plan rapproché. Le regard dérouté hésite devant cette image figée. Plusieurs haut-parleurs suspendus au plafond indiquent au spectateur que quelque chose se produira, mais rien ne se passe. Tout au plus, quelques sons discrets se font entendre et se mélangent; vagues sons d’eau et de chuchotements formant un murmure indécis, une rumeur lointaine. Si ce n’était du titre de l’exposition « artifacts of touch », on pourrait être tenté de quitter. Intrigué, l’oeil s’impatiente et la main se tend. Le mutisme de l’installation suscite ce mouvement de la main qui, du bout des doigts, se hasarde sur le tissu blafard et velouté, déposé sur la table. À cet instant même, la surface s’anime.

Le tissu dissimule en fait un ensemble de capteurs électroniques. Ceux-ci contrôlent un vidéodisque relié à un ordinateur qui renvoie aussitôt une projection vidéo et sonore qui variera proportionnellement à l’intensité du contact. La curiosité initiale du spectateur se métamorphose alors en un désir d’expérimentation. L’envie d’en voir davantage fait surgir des ressacs d’impressions qu’on peut à nouveau contempler. Ce toucher du regardlie ainsi la main à l’oeil et nous amène à explorer le mouvement des images vidéo, comme l’esprit le fait avec les représentations d’un songe. 

Bodymaps: artifacts of touch appartient au registre encore très restreint d’oeuvres interactives significatives où l’expérience du spectateur est tributaire d’une immersion concrète dans un environnement à très forte charge poétique. La narrativité et le parcours y sont soumis à un ensemble de déterminations inusitées oscillant entre l’aléatoire et le contrôle. Le terme parcours est à prendre au sens littéral, car il implique un « déplacement » au travers de multiples séquences vidéo dont l’ordre et le choix ne dépendent pas des volontés unilatérales de l’auteur ou du spectateur. Il s’agit d’une forme de « hasard déterminé » qui n’est pas sans rappeler la poétique du Coup de dés de Mallarmé.

Si l’interactivité est souvent invoquée pour ses vertus émancipatrices liées à la substitution des rôles du spectateur et de l’artiste, elle est surtout utilisée ici pour son potentiel de dissémination. Bodymaps évoque l’arrière-scène de l’image, le verso mortifère qui la tient à distance d’elle-même. Des séquences d’une grande beauté évoquent un espace onirique liquide où l’expérience du sommeil voisine celle de la mort. Une mère, allongée sur le lit caillouteux d’un ruisseau, dort serrée contre sa fille, leurs figures encadrées par le rebord de la table blanche, comme pour recréer un espace pictural classique. Les personnages disparaissent pour laisser place à d’autres images, notamment l’image flottante d’un peignoir blanc qui s’introduit graduellement dans le cadrage. Le visiteur poursuit ainsi son chemin à travers un enchaînement aléatoire unique.  

Certaines séquences que d’autres spectateurs verront peut-être nous resteront inexorablement cachées et ce, peu importe le temps consacré à l’oeuvre. Le spectateur se retrouve sur la surface d’un lac au profondeurs insondables. Ainsi, l’oeuvre se garde en réserve, en retrait, ne se dévoile pas totalement et, par cette retenue, pointe vers l’absence de toute image photographique a à elle-même, à son référent en tant que reste, trace et cadrage. De plus, elle dédouble son caractère mnémonique par sa présence à la fois ponctuelle et subjective, soulignant ainsi la nature arbitraire et circonstancielle de son ici-maintenant. 

Le mouvement des mains sur le velours fait varier l’intensité sonore d’une eau courante jusqu’au déferlement de vagues qui, en croissant instantanément, s’apparente au bruit du sable projeté contre le métal. Ce crescendo sonore accentue sensiblement la pulsion narrative de l’ensemble de l’installation. Les rapports interactifs que l’oeuvre amène à expérimenter évoquent les incessantes relations d’interdépendances et de complémentarité régissant nos rapports au monde. Ici, l’interface agit en tant que métaphore à ces relations et comme l’expérience du fonctionnement de la mémoire, soit une variation de récits à partir d’événements déconnectés. 

Sur cette table pourvue de qualités extéroceptives exceptionnelles se construit une relation spectateur-acteur dont la force provient en grande partie du dispositif de présentation, les représentations amenant pour leur part une forme de réciprocité. Ces deux systèmes se répondent et se rencontrent dans cet espace de projection dans lequel la table devient le lieu d’une projection extérieure de la conscience. En plongeant encore plus profondément dans cet univers, la mouvance de l’image et la représentation métaphorique de cette mouvance s’interpénètrent de plus en plus. Chaque nouvel univers exploré redevient à son tour objet de contemplation et s’élance vers une construction autre. 

Telle une chambre aux songes, l’oeuvre de Thecla Shiphorst nous invite à faire l’expérience enveloppante de notre propre mémoire. Par la figure de style, elle exprime son écoulement et sa durée: le passage du temps qui se fraye un chemin, son arrêt, sa pause, sa mortification par la mémoire vidéonumérique dans ses formes à la fois fixes et fluides.

Elle nous amène à vivre les états liés au processus de formation de la pensée, révélant la nature mouvante et malléable de notre propre expérience. L’oeuvre nous conduit à vivre l’expérience d’une complicité avec la machine et à réfléchir sur cet univers de réciprocité et de symbiose que nous entretenons de plus en plus avec elle. Tour à tour s’y dessinent de nouveaux univers résultant de cette interaction. Ce regard y agit comme catalyseur. Le toucher réanime l’image qui nous transporte dans le mouvement insaisissable de la vidéo puis stabilise, un moment, le souvenir fugitif. Bodymaps explore cette impossibilité de fixer les images fugaces de la conscience, de s’atteindre et d’atteindre l’Autre d’un seul coup, dans le mouvement même du réel. Comme autant de parcours singuliers transportant au coeur des choses l’espace dilaté d’un instant.

En présentant des oeuvres d’une qualité sensorielle et interactive indéniable physicalité, l’exposition nous achemine vers l’expérience d’un constat prégnant: celui du caractère corporel de la mémoire dans sa relation médiate à l’intuition. Touch: touché ravive ainsi la dimension intentionnelle et conversationnelle de notre vécu historique.

Room for walking

Moins ambitieuse mais toutefois intéressante, l’oeuvre de Daniel Jolliffe2 Room for walking, présentée lors de cette même exposition, est constituée d’un chariot mobile rappelant un traîneau à roues pour enfant dans lequel est monté un système de projection qui s’actionne au moment du déplacement de l’objet par le spectateur dans une salle entièrement vide. Au plafond, le dispositif projette des images évocatrices d’une mémoire profonde et relativement abstraite semblant référer à l’enfance et aux infimes fragments qui en peuvent resurgir dans la conscience adulte. Les déplacements du spectateur dans la galerie induisent en effet le recadrage progressif d’une image fixe qui semble être un aménagement paysager banlieusard et rudimentaire vu en très gros plan. Un coin de patio, agrémenté d’un peu de gazon, se révèle ainsi progressivement au regard, comme les souvenirs d’une enfance périurbaine qui se laisseraient approcher sur un mode fragmentaire. Le visiteur-acteur obtient ainsi l’impression de parcourir le paysage projeté au plafond et ce, à la mesure de l’effort nécessaire à son déplacement dans l’espace d’exposition.

Notes

[1] Thecla Shiphorst est une artiste du domaine de l’informatique, elle a un formation en design de systèmes informatiques et en chorégraphie. Elle était membre de l’équipe de conception du logiciel Life Forms; un logiciel de composition informatique en animation et en chorégraphie. Elle recevait en 1998 le prestigieux prix Pétro-Canada. Techla enseigne présentement au Emily Carr Institute of Art and Design à Vancouver. Elle co-commissionne aussi un site Web artistique, Digital eARTh.

[2] Daniel Jolliffe réalise des oeuvres à partir de systèmes électroniques contenus dans des structures sculpturales qui détectent les mouvements et les gestes du corps. Il a exposé son travail à travers le Canada et les États-Unis. Il est le directeur du School of Media Studio du Emily Carr Institute of Art and Design.