Jean-Claude GuĂ©don est professeur titulaire en littĂ©rature comparĂ©e Ă l’UniversitĂ© de MontrĂ©al. Membre du collĂšge scientifique du REFER (rĂ©seau Ă©lectronique francophone pour l’enseignement et la recherche), il a publiĂ© La PlanĂšte cyber. Internet et cyberespace chez DĂ©couvertes-Gallimard. Chantal Pontbriand, directrice de la revue d’art contemporain Parachute, l’a rencontrĂ© pour discuter des retombĂ©es artistiques et sociales de la « rĂ©volution cyber ».
Note: Cet entretien a Ă©tĂ© initialement publiĂ© dans la revue d’art contemporain Parachute, no 84, octobre-novembre-dĂ©cembre 1996. Nous le reproduisons ici avec l’aimable autorisation des auteurs et de la revue Parachute.
C. P.: Comment les images et les contenus mĂ©diatisĂ©s redĂ©finissent-ils la sociĂ©tĂ© actuelle et, en particulier, lâart?
J.-C. G.: Ă mon avis, ils redĂ©finissent lâart de beaucoup de maniĂšres. Un document numĂ©risĂ© nâa pas le mĂȘme comportement quâun document non numĂ©risĂ©. Il est trĂšs difficile de possĂ©der un objet numĂ©risĂ© de façon exclusive dans la mesure oĂč il est aisĂ© dâen dĂ©multiplier les exemplaires, dâen faire une collection trĂšs vaste et de lâenvoyer trĂšs vite nâimporte oĂč sur la planĂšte. Le rapport du crĂ©ateur Ă lâĆuvre est immĂ©diatement remis en question par la numĂ©risation et on peut se demander, justement, sâil est possible de se limiter Ă un seul crĂ©ateur dans le cas dâune Ćuvre numĂ©risĂ©e.
Prenons le texte comme exemple. LâimprimĂ© avait permis de le fixer â en fait, mĂȘme, de lui donner une forme canonique et dâassurer du mĂȘme coup lâexistence dâun auteur. Dâassurer aussi, incidemment, un circuit commercial pour ce texte car celui-ci, prenant la forme dâun objet, peut se vendre comme tel. Ainsi, grĂące Ă lâimprimĂ©, un dispositif socio-Ă©conomique sâest mis en place qui a permis au texte de circuler. Avec la numĂ©risation, par contraste, le texte peut âdĂ©riverâ en passant dâun lecteur Ă lâautre si bien quâĂ la fin, on ne sait plus qui en est lâauteur.
Ă mon avis, lâĆuvre dâart en gĂ©nĂ©ral subit un peu le mĂȘme type de tension, le mĂȘme type de redĂ©finition â non seulement du rapport du crĂ©ateur Ă lâĆuvre, de la dĂ©rive de lâobjet dâun âcrĂ©ateurâ Ă dâautres crĂ©ateurs, mais aussi du lecteur qui devient un petit peu un crĂ©ateur. Alors, Ă moins de trouver une façon de bloquer rĂ©ellement la forme-contenu â si on peut lâappeler comme ça â de lâĆuvre dâart, on peut sâattendre Ă ce que lâart redevienne, dâune certaine façon, ce quâil Ă©tait Ă lâorigine: un artisanat, une construction factice, artificielle, une façon de crĂ©er des objets qui se ressemblent les uns les autres et qui maintiennent en mĂȘme temps certaines rĂšgles de production. Il y a lĂ une dĂ©rive insensible, dâun objet Ă lâautre, plutĂŽt quâune logique de la diffĂ©renciation dure, une logique de la distinction dirait Bourdieu, qui caractĂ©rise, je crois, la production en rĂ©gime imprimĂ©.
Marcel Duchamp aurait préfiguré cette logique avec son readymade, non?
Dans la dĂ©marche de Duchamp, je lis dâemblĂ©e une sorte de renversement dâune rĂšgle gĂ©nĂ©rale de la production de lâart. Renverser les rĂšgles de la distinction en prenant un objet parfaitement commun et en me lâappropriant en lui donnant une fonction, une sorte de regard â câest ma distinction Ă moi, ma maniĂšre de mâĂ©tablir. MĂȘme sâil est exactement comme il Ă©tait avant, en lâinvestissant dâun regard, cet objet prendra tout Ă coup une autre valeur.
Dans le monde dont je parle, câest la notion mĂȘme de distinction qui tombe. Ce nâest plus une sociĂ©tĂ© oĂč chacun essaie dâĂȘtre le gĂ©nie romantique ou lâindividu qui se dĂ©marquera par son originalitĂ©. Câest plutĂŽt chaque individu travaillant dans un collectif qui se dĂ©veloppe sans cesse.
Dans le domaine du texte â que je connais mieux que celui de lâart â, il y a la notion dâhypertexte. Quâest-ce quâun hypertexte? Câest une organisation dâĂ©lĂ©ments textuels qui diffĂšre de lâorganisation linĂ©aire oĂč lâon suit en gros lâordre des pages, la forme libre classique. Dans lâhypertexte, il existe des liens permettant de se promener en boucles, de revenir, de sauter par-dessus certains textes, dâaller ailleurs dans le corpus, dâeffectuer des dĂ©rives qui sont de style mĂ©taphorique ou mĂ©tonymique et non pas de style purement logique ou causal. Ces modes de navigation, incidemment, correspondent beaucoup plus Ă©troitement Ă lâensemble de nos diffĂ©rents processus intellectuels.
Ce qui est important dans lâhypertexte, câest quâil nâest jamais terminĂ©. On peut imaginer, par exemple, lâEncyclopĂ©die de Diderot comme un hypertexte â des rubriques alphabĂ©tiquement organisĂ©es et ensuite des renvois. On pourrait imaginer une encyclopĂ©die oĂč les gens, au fur et Ă mesure quâils la liraient, crĂ©eraient de nouveaux liens, ajouteraient des textes, et ainsi de suite. Un hypertexte se prĂȘte justement Ă ce genre dâopĂ©rations. Si bien que le corpus se mettrait Ă croĂźtre de maniĂšre presque naturelle â si je peux employer ce terme â avec, du mĂȘme coup, une possibilitĂ© pour tout un chacun dâentrer dans le jeu de la production, sans quâil soit considĂ©rĂ© comme Ă©tant lâAuteur de la chose, mais simplement comme un collaborateur Ă lâensemble. Et donc, le rapport entre lâĂ©nergie crĂ©atrice et lâobjet lui-mĂȘme, toujours en train de se constituer et de se transformer, est difficile Ă cerner puisque cet objet change constamment. Sa structuration se modifie, le corpus Ă©volue et, en gĂ©nĂ©ral, sâagrandit. Bref, on est dans une situation qui ressemble Ă©normĂ©ment Ă une situation de vie, comme le corps dâun enfant en train de croĂźtre.
Vous voyez lâhypertexte comme un processus trĂšs organique…
TrĂšs organique dans la maniĂšre de le penser, en tout cas. Je ne veux pas faire dâextrapolations sur lâorganicitĂ© de la chose, mais le mode organique se prĂȘte trĂšs bien Ă la saisie de ce type de dĂ©veloppement.
En art par exemple, cette notion pourrait sâapparenter aux procĂ©dures utilisĂ©es par les surrĂ©alistes pour le cadavre exquis. Cette procĂ©dure me semble ĂȘtre parfaitement adaptĂ©e Ă la numĂ©risation en ce sens que des gens ajoutent des choses, se mettent en relation avec des Ă©lĂ©ments proches de leur environnement dans une espĂšce dâensemble dont on ne connaĂźt jamais les limites ni le centre. Il y a ni dĂ©but ni fin, une fois que câest lancĂ©. Il y a un dĂ©but et un commencement, mais il nây a pas de dĂ©but logique, ni de fin logique. On peut faire des rĂ©gressions quasiment a posteriori â ce qui est un paradoxe.
On se retrouve dans une situation complĂštement diffĂ©rente de celle quâon a vĂ©cue alors quâil fallait crĂ©er des objets originaux, qui devaient dâailleurs lâĂȘtre Ă cause de la nĂ©cessitĂ© de les vendre en tant quâobjets. Cette notion socio-Ă©conomique me semble fondamentale dans la comprĂ©hension de lâart actuel puisquâelle risque dâĂȘtre remise trĂšs fortement en question par la numĂ©risation.