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Cyberculture

Le long voyage: Histoire véridique de la conquête des nouvelles technologies

L’esthétique du multimédia, multimédium hybride, est encombrée de manière obsédante par les notions de métissage, de nomadisme et de migration. Ces notions ont une signification précise liée à leur contexte d’élaboration, ces concepts ont une histoire. Pourtant ils fonctionnent comme les clefs magiques d’une réflexion sur les enjeux des sociétés en réseau, de manière absolument décontextualisée de l’horizon idéologique qui a présidé à leur élaboration. Ces notions sont aussi les clefs idéologiques d’un certaine world culture, les fétiches d’un irénisme de pacotille, qui comprend le métissage comme une variante pseudo-généreuse du slogan « United colors of Bennetton ».

Caravelle portuguaise89

Ces lignes voudraient montrer que l’arrière-plan sur lequel se sont développées ces notions n’est pas anodin. L’horizon épistémologique qui est le lieu d’élaboration de ces concepts a pour contexte l’aube des temps modernes, époque des grandes découvertes. La colonisation du Nouveau Monde, la Conquête, faite de violence et d’ouverture, d’ombre et de lumière inextricablement mêlées, a été une chance et un drame. Il convient d’en prendre la mesure, et d’essayer de comprendre si nous ne vivons pas notre rapport aux « nouvelles technologies », dans la répétition d’une matrice imaginaire, de mythes propres à la découverte du Nouveau Monde. Ces mythologies ont précisément pour lieu d’élaboration la côte de Californie, nouveau monde, devenu ancien pour l’occasion. Si l’on se place du point de vue de la vieille Europe, il n’est pas innocent que nous ayons précisément quelque chose à dire sur ces renouvellements. Ces lignes proposent donc l’examen d’une thèse, qu’il convient de mettre à l’épreuve : la découverte du continent Internet s’est opéré selon des modalités similaires à la découverte et la conquête du Nouveau Monde, à l’aube des temps modernes. L’allégorie de la Conquête, envisagée comme métaphore permet selon nous une articulation critique de divers thèmes exerçant une forte fascination dans la technoculture, ceux-ci sont peut-être solidaires d’une théorie de l’image.

Nous avons suivi une piste indiquée dans deux ouvrages qui ne traitent pas de la culture des réseaux. Le premier est celui écrit par Bernal Díaz del Castillo en 1551, Histoire véridique de la conquête de la nouvelle Espagne2, chronique envoyée à la cour d’Espagne en 1575. L’histoire véridique est la première description de ce qu’a été, non pas la découverte de l’Amérique telle que Colomb à la recherche d’un passage vers les Indes (via les Antilles et Cuba) a pu la vivre au cours de ses voyages successifs, mais la conquête du Mexique par les premiers conquistadors. Elle diffère sensiblement du texte antérieur, laudatif, décrivant la geste héroïque des exploits de Cortés, rédigé par Gómara. Elle marque sa différence du fait que l’Histoire véridiquetémoigne de l’expérience par un soldat du rang, compagnon de Cortés, de ce qu’a été le quotidien de l’épopée cortésienne qui fournira le modèle des récits de conquête postérieurs (Pérou, Chili, Amérique latine). Le récit de Bernal Díaz, s’il n’est pas une étude critique de l’entreprise cortésienne -comme la célèbre relation de Las Casas3 -, démythologise toutefois cette entreprise. Le second ouvrage qui nous a inspiré témoigne du renouvellement des études ibéro-américaines concernant la Conquête. Il s’agit de La pensée métisse4 de Serges Gruzinsky. Ce livre, se démarquant d’approches purement économiques, politiques ou historiques, rend compte du formidable travail d’élaboration – intellectuel et mental – qu’a été la Conquête. Il envisage de comprendre les phénomènes de mondialisation et de ré-identification5 au travers de la notion de métissage, telle qu’elle fut élaborée sur horizon de conquête. La globalisation n’est pas de son point de vue un phénomène récent.

L’enjeu esthétique de notre travail se noue quelque part autour des formidables déplacements de frontières qui se sont opérés dans le monde de l’art consécutivement aux grandes découvertes. L’art baroque de la contre-réforme comme réponse à une infinitisation du monde fait éclater le cadre de l’œuvre. Peut-on voir dans l’esthétique du multimédia et des réseaux (hyperesthétique), un lointain écho d’une même infinitisation que les concepts d’hybridation, de nomadisme, et de métissage viendraient thématiser? La même question avait été posée par l’historien d’art allemand Aby Warburg6, quand il partit en 1896 chez les indiens Hopis du Nouveau-Mexique, avec le projet d’opérer une synthèse de l’indianité et de l’imagination mythique. Warburg a proposé de croiser anthropologie et histoire de l’art, de les hybrider. « Sans l’étude de leur culture primitive, je n’aurais jamais été en mesure de donner un fondement élargi à la psychologie de la Renaissance » écrit-il.

On compare en effet souvent l’époque de Gutenberg, qui opéra une révolution de la diffusion du texte biblique depuis sa petite imprimerie de Mayence, et le partage d’informations qu’opèrent les réseaux interactifs7. D’un point de vue strictement méthodologique, on sait sur quoi débouche la méthode comparative en histoire : arbitraire, oubli des singularités d’une histoire chaotique et dont la probabilité de répétition est infime. A quoi bon comparer les contextes différents de la conquête des Amériques et de la conquête par l’Amérique d’un continent virtuel; aventures séparées par plus de quatre siècles de distance? L’histoire ne se répète pas. Dit-on. Si l’histoire traite d’objets, d’événements soumis aux lois du chaos et de l’incertitude, dans une irrégularité quasi météorologique, ce fait oblige à un scepticisme nominaliste. Nous pensons qu’il n’en va pas de même de l’histoire des mentalités. 

L’histoire ne se répète pas, mais la psychanalyse nous apprend sur le versant de la critique des idéologies, que l’esprit humain, du fait de ses limites internes, fait l’expérience de continuelles répétitions. Rapprocher l’histoire de la conquête du Nouveau Monde de la conquête des « nouvelles technologies » procède donc du collage onirique (condensation, déplacement). La métaphore peut-elle se prévaloir de sérieux méthodologique sur de telles bases métapsychologiques, imaginaires? On répondra que la métaphore propose positivement des métamorphoses de sens. Son aspect arbitraire peut faire figure d’exercice de style, de formule rhétorique; mais son aspect métamorphique, mutant, s’accorde précisément avec le type d’écriture déployé sur le web, fait de collage et de rhétorique. On dira que l’objet de notre recherche contamine notre démarche; à moins qu’on puisse penser que le type d’objet analysé induise sa saisie par l’invention d’outils propres. A la manière des aèdes de l’antiquité, pour qui l’histoire était poésie8, l’usage de la métaphore fait ici se rejoindre les régimes concurrentiels de l’histoire et de la poésie. Nous voudrions montrer qu’une certaine impureté méthodologique, plus familière au poète qu’au scientifique, permet d’obtenir des résultats justes à partir de prémices fausses (d’un point de vue puriste).Nietzsche distinguait à l’origine du problème de la vérité les deux valences de la probité philologique et de l’erreur utile9. Nous nous situerons du point de vue pragmatique de l’erreur utile, pour comprendre le lien critique qui unit imaginaire du réseau et imaginaire de la conquête de la Nouvelle-Espagne. Car les horizons épistémologiques des deux époques communiquent, selon nous, au travers de la métaphore de la découverte. La métaphore, image poétique et méthode, constituera donc l’organon de cette réflexion. Son genre hybride, composite, se veut à la hauteur de la fugacité des reflets, leurres, mirages et hallucinations qui brillent à l’horizon des conquêtes. En voici le récit.