LâĂ©change Ă©pistolaire par courriel est une pratique maintenant courante, que beaucoup ont apprivoisĂ©. Que ce soit dans le domaine professionnel ou privĂ©, on Ă©change, on communique par millions de messages tous les jours.
Pourtant, combien dâentre nous auront Ă©tĂ© surpris un jour ou lâautre, de voir leur message mal interprĂ©tĂ© par leur correspondant. Combien se seront Ă©tonnĂ©s de lire sous la plume dâun tel des propos Ă la limite du comprĂ©hensible.
Alors que tous les outils en notre possession devraient nous conduire Ă lâinverse, on peut lĂ©gitimement se poser la question de savoir dâoĂč viennent les ratĂ©s de la communication Ă©crite par le rĂ©seau.
Pour commencer, donc, partons dâun degrĂ© idĂ©al de la communication, qui nâexiste pas : tel partirait le message, tel il arriverait.
Tel lâĂ©metteur le concevrait, tel le rĂ©cepteur lâentendrait.
Mis Ă part des phĂ©nomĂšnes dâincompatibilitĂ© entre systĂšmes dâexploitations, gestionnaires de courrier, ou autres problĂšmes de serveur, largement rĂ©solus en 2003, il est peu dâoccasions oĂč un message transmis par le Net ne parviendra pas Ă son destinataire exactement semblable Ă son Ă©tat dâorigine.
Que lâon suppose maintenant un rĂ©cepteur et un Ă©metteur partageant le mĂȘme contexte culturel, et rien ne sâopposera Ă leur parfaite comprĂ©hension. LâĂ©tat idĂ©al de la communication envisagĂ© plus haut semblerait donc tout prĂšs dâĂȘtre atteint.
Pourtant, et beaucoup ont pu lâĂ©prouver Ă leur dĂ©pens parfois, il est loin dâen ĂȘtre ainsi.
Combien de fois, au contraire aurons-nous reçu un message dont nous aurons mal interprĂ©tĂ© lâintention rĂ©elle? Combien de fois lâironie que nous voulions laisser percer nâaura pas mĂȘme Ă©tĂ© envisagĂ©e par notre correspondant? Combien de fois une annotation lapidaire, laissĂ©e pour toute rĂ©ponse en marge de notre question nâaura soulevĂ© en nous que doute, interrogation, voir profond agacement? Combien de fois le second degrĂ© que pensait employer notre correspondant ne nous aura paru quâun premier degrĂ©, au mieux plat, et au pire proche de lâinsulte?
Dans toutes ces situations dâincomprĂ©hension, dĂšs lors quâaucun problĂšme technique ne pouvait ĂȘtre rendu responsable, et dĂšs lors que la qualitĂ© de communicant ni les capacitĂ©s intellectuelles de notre interlocuteur ne faisaient aucun doute, on peut ĂȘtre saisi de perplexitĂ©.
Dâautant plus pour nous, de culture française, dont la langue permet tant de nuances dâexpression, et dont la littĂ©rature regorge de chefs-dâĆuvre du genre Ă©pistolaire.
Alors âŠ
Les deux explications les plus couramment avancĂ©es sont dâune part la vitesse de rĂ©daction des courriels, et donc leur manque dâĂ©laboration, et dâautre part l’absence de modĂ©ration que les inflexions de la parole, les mimiques corporelles, viendraient apporter au discours.
Sâil est facile de rĂ©gler son compte Ă la premiĂšre source dâerreur, il est par contre plus difficile de venir Ă bout de la seconde.
Pourquoi devrait-on en effet moduler lâexpression Ă©crite comme sâil sâagissait dâune expression orale?
La communication Ă©crite sur le Net reste toujours une communication Ă©crite (pardon pour la lapalissade). Elle ne devrait pas avoir besoin des modĂ©rations tonales ou physiques que l’on Ă©voque couramment.
Le moyen utilisĂ© pour les pallier, ces fameux Ă©moticons, permettrait de signaler Ă notre interlocuteur, par lâutilisation dâun J, que nous mettons un bĂ©mol Ă lâexpression de notre doute, ou que nous voulons dire exactement le contraire de ce que nous Ă©nonçons.
Mais pourquoi ne disons-nous pas tout simplement ce que nous voulons dire, exactement comme nous lâentendons. Pourquoi aller vers une communication trĂšs imparfaite, graphico-iconique?
Est-ce parce que, quand nous Ă©crivons notre courriel, nous sommes en face d’un systĂšme complexe, multimĂ©dia, dont nous nâarrivons toujours pas Ă intĂ©grer les capacitĂ©s et les limites?
Cet Ă©cran si familier, devant lequel nous passons tant dâheures, et sur lequel nous voyons les lettres sâafficher comme des icĂŽnes, et les icĂŽnes se charger de dĂ©peindre notre sentiment intime, sur lâinstant, ne pensons-nous pas quâil devient peu Ă peu davantage quâun Ă©cran? Ne croyons-nous pas quâil finit par nous voir, par capter nos pensĂ©es, par comprendre le moindre de nos hochements de tĂȘte, de nos courbements dâĂ©chine?
Les haut-parleurs, qui transmettent jusquâĂ la voix de nos interlocuteurs, dans les mails sonores, ne croyons-nous pas quâils enregistrent dans le mĂȘme temps notre message?
Le brouillage perceptif que ce systĂšme complexe aura crĂ©Ă© en nous, nous ne le connaissions pas dans la communication Ă©crite, Ă main nue, quand nous devions faire appel Ă cette mĂ©moire profonde des lettres, et de leur composition en mots, quand nous devions pour la moindre phrase nous rappeler que la chose Ă©tait absente, et que nous ne la ferions pas accĂ©der Ă la prĂ©sence si nous ne la dĂ©crivions pas correctement, et mĂȘme lâorthographions correctement, riviĂšre et non riziĂšre, baie et non bĂ©e, jeune et non jeĂ»ne.
Mais est-ce seulement ça?
Sommes-nous seulement en phase de transition, devant un moyen de communication qui nous donne dĂ©jĂ beaucoup, et dont nous croyons quâil nous offre davantage encore?
Cet ordinateur, connectĂ© au rĂ©seau, nous le voyons certainement tel quâil sera dans quelques annĂ©es, bardĂ© de capteurs audio-olfactivo-visuels, de sondes corticales plongeant dans une connexion Ă mĂȘme notre peau, de palpeurs dâhumiditĂ© soupesant la moiteur de notre paume.
Notre corps, que nous projetons dĂ©jĂ vers notre destinataire, lui susurrant Ă lâoreille notre message dans toutes ses nuances, nous le voudrions prĂ©sent dans le rĂ©seau, Ă la fois ici et lĂ -bas, un corps douĂ© dâubiquitĂ©, et qui nâaurait besoin pour sâexprimer correctement que de penser ce quâil a Ă dire.
Ce que nous avons du mal Ă accepter, câest que notre corps soit absent de cette communication, quand nous le pensons dĂ©jĂ si prĂ©sent.
Ce que nous ne voulons pas voir, câest que notre corps nâest toujours prĂ©sent que dans lâici et le maintenant.
La communication par courriel se joue des catĂ©gories les plus anciennement apprises, par ce quâelle donne dâun cĂŽtĂ©, et ne donne pas de lâautre. Au rebours du tĂ©lĂ©phone, qui laisse passer une partie de notre corps, Ă travers le grain de notre voix, ou encore de la photographie, avec cette part de matĂ©rialitĂ© quâelle nous arrache, nous emprunte, la communication interpersonnelle sur le net met le corps entre parenthĂšses, dans un entredeux oĂč nous ne savons pas encore comment ni oĂč le saisir.
Quand nous aurons apprivoisĂ© cette prĂ©sence dans lâabsence, ou cette absence dans la prĂ©sence, nous aurons rĂ©solu les piĂšges de ces Ă©changes interpersonnels. Il nous faudra pour cela crĂ©er de nouvelles catĂ©gories, certainement plus lĂąches, plus floues que celles apprises jusquâĂ maintenant : un ici qui soit Ă la fois un nâimporte oĂč, un maintenant qui soit Ă la fois un nâimporte quand, un Ă©tant qui soit Ă la fois un peut-ĂȘtre.