Le qualificatif « strié » est ici compris dans le même sens que celui dans lequel l’utilise Pierre Boulez quand il parle du « temps strié ». Le temps strié selon le musicien a affaire avec la notion de coupure, et il « se manifeste par la possibilité de couperl’espace suivant certaines lois »1. Le temps dans l’EIGT (l’environnement d’interfaces gestuelles transparentes) qui fait l’objet de notre thèse n’est donc pas le temps du monde, un temps donné, mais le temps qui est mesuré, torturé, composé, opéré. Par temps strié, on entend ainsi un temps qui s’articule avec un bégaiement, une chute, une attente, un paradoxe, un doute, une béance. Pour parler simplement, c’est un temps qui gêne, ou qui peut même faire mal. Un temps qui se donne commeperception, acception chère à Jean-Louis Scheffer2.
Dans la coupure du temps, il y a l’interpénétration des trois moments du temps : le passé, le présent, le futur. S’agissant de la saisie du temps chez l’interacteur dans l’EIGT, nous verrons que le futur tantôt se retrouve dans le passé, tantôt le conditionne. Tout cela ébranlera notre impression quant à la « pureté » du souvenir. La question se pose alors de savoir si le souvenir peut comporter une structure « futurisé », et de savoir si le passé est en quelque sorte soumis au futur. Comment aborder cette indétermination remémorante dans l’EIGT à travers la phénoménologie de la conscience du temps chez Husserl ? Comment les interfaces discrètes et l’agencement intriquant de l’EIGT contribuent-ils à cette indétermination, voire modifient le souvenir ? Comment le passé peut-il n’exister que lorsqu’un point du temps dans le futur est confirmé ? En quoi la théorie derridienne d’une carte postale adestinale aura-t-elle été ici pour nous source d’inspiration ? Quel est le rapport entre le passé ainsi conçu et le futur antérieur ? Comment la modalité de l’interactivité dans l’EIGT – étant donné l’absence de médiation – forme-t-elle un terrain propice à ce jeu de « soumission » temporelle? Enfin, si la libération du son dans le monde acoustique/musical a cherché un « rythme non mesuré », se peut-il que le rythme dans l’EIGT finisse par disparaître et que la privation de « toute capacité de synthèse temporelle »3 s’y produise ? Devant cette suspension de la tâche d’actualisation et de ré-actualisation des passés et des futurs, qu’advient-il de l’« interacteur » ?