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Cyberthéorie

Nouvelles technologies et illusion d’immédiateté

De nombreuses technologies ont pour effet ou pour but de donner l’illusion qu’une expérience médiatisée ne l’est pas.

Depuis l’invention de la radio et du téléphone, les médias procurent, à des degrés variables, un sentiment de présence. Auparavant, ce phénomène résultait plus d’une conséquence que d’une intention, alors qu’aujourd’hui il est devenu un objectif à atteindre. Mais l’adaptabilité accrue des individus aux nouvelles technologies rend cet objectif difficilement atteignable du fait que les dispositifs technologiques deviennent vite obsolètes.

Au XXe siècle le cinéma fut par excellence l’art des effets de présence. La télévision, quant à elle, vise à créer de mêmes effets, avec une image en haute définition, un son ambiophonique et des écrans surdimensionnés. Il faut rappeler que l’effet de présence ressentie par les premiers témoins du cinéma aurait été d’une très grande intensité. Par comparaison, nos réactions apparaissent plutôt modérées et donnent l’impression d’une certaine indifférence. En contrepartie, si nous remontons un siècle plutôt, aux fantasmagories d’Étienne-Gaspard Robertson, les réactions des spectateurs donnaient l’impression d’assister à une sorte d’hystérie collective.

Le sentiment de présence n’est pas qu’une question de dispositifs, aussi sophistiqués soient-ils pour leur époque ; il est conditionné par des facteurs psychologiques et culturels. Pour étayer cette affirmation, il faut d’abord répondre, ne serait-ce que provisoirement, à la nécessité de définir ce que l’on entend par présence en tant que sentiment, effet ou illusion.

En français, le terme « présence » fut antérieurement employé en référence aux notions d’espace, de temps, de puissance ou d’efficacité. À la fin du XVIIe siècle, après Descartes, la distinction entre présence corporelle et présence d’esprit s’impose. Au XIXe siècle, Victor Hugo définit la présence comme étant « le fait de sentir comme présente une personne en fait absente ». Au XXe siècle, au théâtre, on emploie le terme présence pour spécifier les qualités d’un acteur. Le développement de la réalité virtuelle et de la téléprésence lie la notion de présence aux conceptions paradoxales d’espace et de temps caractéristiques de ces nouvelles disciplines. L’expression « réalité virtuelle » n’est probablement pas la plus adaptée puisqu’il s’agirait d’une mauvaise traduction. Cet oxymoron, qui a pris valeur d’usage et avec lequel il faut composer, n’en est pas un si l’on entend par là une, « réalité vicariante » ou une « quasi-réalité ». Ce serait apparemment ce que Jaron Lanier pensait quand il a forgé l’expression en 1985. On trouve une définition technique, récente et concise, de la réalité virtuelle chez Fuchs (2003) qui écrit :

« La réalité virtuelle est un domaine scientifique et technique exploitant l’informatique et des interfaces comportementales en vue de simuler dans un monde virtuel le comportement d’entités 3D, qui sont en interaction en temps réel entre elles et avec un ou des utilisateurs en immersion pseudo-naturelle par l’intermédiaire de canaux sensori-moteurs. »

Cette définition en appelle plusieurs autres, mais le lecteur qui ignore ce que sont des interfaces comportementales ou ce qui est une immersion pseudo-naturelle, de même que l’existence des contraintes inhérentes aux techniques, n’est probablement pas plus éclairé qu’avant. Il est important de souligner ici que les chercheurs en réalité virtuelle se basent sur la présence telle qu’entendue prosaïquement, et non pas sur une conception d’un niveau de complexité équivalent à celui en jeu dans les nouvelles technologies. En d’autres mots, la notion de présence reste dans un langage accessible, qui fait sens parce qu’elle convoque tous les sens. Cette approche est d’ailleurs conforme aux orientations scientifiques en psychologie prises au milieu du XIXe siècle. À partir de cette époque, vers 1870, les pionniers de la psychologie expérimentale Hermann von Helmholtz et Gustav Fechner conçoivent la perception comme étant un phénomène subjectif, moins déterminé par les stimuli extérieurs que par l’anatomie et la physiologie des récepteurs sensoriels. C’est là un des fondements de l’instauration d’un nouveau paradigme dont l’origine se retrouverait chez Schopenhauer, dans son œuvre maîtresse Le Monde comme volonté et comme représentation, parue en 1818. Plusieurs penseurs depuis la fin XIXe siècle, notamment Nietzsche, Pierce et Wittgenstein, ont considéré le sujet comme un projet, et non pas comme « un donné » dans un monde objectivement perceptible et compréhensible. Le sujet est appréhendé comme étant construit, non pas définitivement mais provisoirement, au moyen du langage et d’autres systèmes de valeurs produits socialement.