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Des «Avatars, personnages et acteurs virtuels» à l'intersection «cinéma / interactivité / société»

Cinéma, interactivité et société1 publié par l’Université de Poitiers & CNRS/VDMC, regroupe vingt-deux auteurs artistes et théoriciens. Outre l’avant-propos d’Alain Liedts qui dirige le bureau Van Dijk Management Consultant (VDMC) et l’introduction du directeur de publication Jean-Marie Dallet, le livre comporte quatre thématiques complémentaires qui traitent  de cinéma, d’interactivité, d’autres formes de cinéma et de l’esthétique des informations. 

Pour sa part, Avatars, personnages et acteurs virtuels2 de la collection Esthétique aux Presses de l’Université du Québec regroupe seize textes d’artistes et de théoriciens préoccupés par ces nouvelles entités cinématographiques. Les deux premiers textes, signés par les co-directrices Renée Bourassa et Louise Poissant, offrent une synthèse des propos abordés par les auteurs et proposent des indices pour dépister les avatars et les acteurs dans les films cinématographiques et dans les environnements interactifs. 

Cinéma, interactivité et société

Si depuis les années 1990, comme l’avance Dallet, la programmation informatique bouleverse les modalités de l’écriture, du dessin et du traitement des photos et des vidéos et par conséquent tous les secteurs de la société, « ces schèmes techniques n’apparaissent pas ex nihilo, ils s’inscrivent dans une histoire des techniques, c’est-à-dire aussi dans une série généalogique. » (p. 11).  Il nous rappelle aussi que, comme Guattari l’avait déjà fait remarquer, l’émergence de ces généalogies croise diverses forces créatrices à l’intersection de la science, de l’art et de la société.

Le livre est divisé en 4 chapitres: 
1- Aux limites du cinéma avec Jacques Aumont, Victor Burgin, Bernard Perron, Louise Poissant et Bernard Steigler
2- Histoires d’interactivité avec Samuel Bianchini, Jean-Louis Boissier, Luc Courchesne, Anne-Marie-Duguet et Jean-Paul Fourmentraux
3- Des formes d’un autre cinéma avec Jean-Claude Bustros, Jim Campbell, Julien Maire, Jeffrey Shaw, Steina Vasulka, Gwenola Wagon
4- Une esthétique des informations avec Bertrand Augereau, Yves Bernard, Masaki Fujihata, George Legrady, Yannick Prié & Vincent Puig, Fréféric Curien & Jean-Marie Dallet 

Le champ du cinéma a été circonscrit selon un double mythe, il a ainsi été perçu à la fois comme moyen de représentation et de figuration du monde, mais aussi comme source d’émotions et d’affects éprouvés immédiatement ou ultérieurement après la reception d’une œuvre. Aujourd’hui on observe une certaine résistance face aux œuvres cinématographiques interactives. Comme le faisait remarquer Jacques Aumont, le cinéma traditionnel se rapproche du spectacle théâtral car l’effet du film sur le spectateur passe par les affects. Cette action comporte la possibilité d’une réaction qui peut être très variée selon l’individualité de chacun. Selon ce point de vue, ce serait donc la nature même du cinéma qui empêcherait l’adhésion à l’interactivité, peut-être parce que la temporalité du cinéma répond d’un autre registre que celui régit par l’intelligence artificielle utilisée dans les œuvres interactives ? (p. 43).

Suite à cette hypothèse, le lecteur, la lectrice sont conviés à explorer la topologie du cinéma, les implications sociales de l’interactivité et les registres de l’hétérotopie cinématographique, ainsi que ce que Perron appelle « la sempiternelle attraction du cinéma interactif ». Les avenues pour aborder ces questions sont multiples. Chaque dispositif, rappelle Louise Poissant, valorise des dispositions différentes entre les rôles d’auteur, les cameraperson et l’editor, dans le croisement d’un espace physique et virtuel par l’intermédiaire d’une connexion réseau.  

Si, d’une part, les perspectives développées par tous les théoriciens mettent en contexte de très importants croisements entre le cinéma, son ontologie, son image, ses techniques mais aussi sa forme et ses transgressions, d’autre part, les textes de tous les artistes, notamment les pionniers du domaine, constituent des témoignages fondamentaux. Ainsi, parmi les pionniers, l’australien Jeffrey Shaw,  le français Jean-Louis Boissier, le japonais Masaki Fujihata et le canadien Luc Courchesne constituent des figures de proue en matière d’image cinématographique interactive.

Pour nourrir la réflexion, il est intéressant de mettre en relief le constat formulé par Jean-Marie Dallet qui nous rappelle à quel point le changement de paradigme en cours est important. En effet,

[…] c’est la subjectivité qui est en train de muter dans ce monde où l’objet technique s’hybride à un corps dont la machine peut multiplier à l’infinit les artéfacts. S’il ne faut pas dramatiser la relation intime qui unit l’homme à la technique, qui mêle la mécanosphère à la biosphère, cela questionne néanmoins sur les processus de fusion et de différentiation […] sur l’instrumentalisation de la pensée par des applications interactives qui construisent du spectacle plus que du récit et qui forcent l’homme à l’usage d’un alphabet binaire alternant le oui et le non. (p. 23)

Avatars, personnages et acteurs virtuels

Comme le propose Renée Bourassa (p. 1-10),  si les avatars, les personnages et les acteurs virtuels prolifèrent au cinéma et dans les environnements interactifs, ils n’en suscitent pas moins de nombreuses interrogations, nous expose Louise Poissant (p. 11-30). Co-directrices du livre, ces auteures dessinent tant le territoire de leurs nombreuses manifestations que la portée de leur médiatisation dans le champ de la signification culturelle.

En plus des textes inauguraux des codirectrices, le livre présente dans l’ordre des articles des artistes et des théoriciens suivants : Derrick de Kerckhove, Grégory Chatonsky, Samuel Bianchini, Bertrand Gervais et Paule Mackrous, Louise Boisclair, Yannick Bressan,  Charles Perraton, Maude Bonenfant, Gabrielle Trépanier-Jobin, Carl Therrien, Dominic Arsenault, Fanny Georges, Kora Van den Bulcke et Thomas Soetens. 

Cette nouvelle humanité (p. 11), tel que Louise Poissant qualifie la communauté d’avatars et de personnages vituels, se retrouve tant dans le cinéma hollywoodien, le jeu-vidéo que dans l’art numérique d’une manière si réaliste que l’acteur vivant et l’acteur virtuel peuvent souvent être confondus par le spectateur ou l’utilisateur. Louise Poissant établit « quatre façons d’examiner un même phénomène » : la coordination (des combinaisons interactives), la projection (s’identifier, se dédoubler et redoubler), la performation (selon le néologisme de Samuel Bianchini) et l’immersion (liée à la notion de suspension of disbelief de Samuel Taylor Coleridge, 1817) (p. 21- 26).

Cette typologie des fonctions des avatars, acteurs et personnages virtuels en cours dans leur environnement topologique diversifié se nourrit entre autres des puissances du faux et d’une inquiétante étrangeté, comme les développe Renée Bourassa. En conjuguant les puissances du faux et la mesure de l’Uncanny Valley de Masahiro Mori, Bourassa propose d’explorer la capacité de vraisemblance ou de véridicité que recèle le cinéma et ses excroissances. Mais faire trop vrai peut parfois aussi sonner faux : « En se projetant dans ces êtres artificiels, n’est-ce pas l’ultime tentative pour échapper à la finitude, où est à l’oeuvre non pas une quête de vérité, mais bien une exacerbation des puissances du faux ? » (p. 49).

Ce leurre ou cette tromperie que nous contribuons à activer par l’intermédiaire des dispositifs n’en participe pas moins à ce sentiment d’appropriation qui nous transforme, jusqu’à une certaine limite, en « démiurge » avec tous les effets de présence qui alimentent cette impression. Derrick de Kerckhove voit dans ce monde élargi dans lequel nous vivons l’émergence d’une nouvelle nature humaine qu’il nomme personne-monde : 

Je suppose que la prochaine manifestation ou forme de l’humain sera la “personne- monde”. Cela veut dire que chacun de nous contiendra le monde entier dans sa pensée et vivra ou survivra en conséquence. Ce n’est qu’à ce moment de maturation technopsychologique que l’écologie deviendra non pas une mais la priorité. Et elle devra de toute nécessité prioriser le social et son bien-être.  (p. 63)

Il n’en demeure pas moins que ce phénomène n’est pas nouveau même si la discussion qui le nourrit évolue constamment. Comme le rappelle Louise Poissant, depuis la caverne de Platon, les ombres prennent de nouvelles formes au gré des techniques et des technologies que l’être humain développe. Ainsi les fonctions de coordination, de projection, de performation et d’immersion dans le domaine des jeux vidéos et sur Internet mais aussi dans l’art interactif et immersif favorisent la nouvelle posture chez les utilisateurs ainsi que divers types d’action-réaction. Pour ces raisons et d’autres qui restent à découvrir, la lecture de ce livre est aussi diversifiée qu’intéressante d’autant plus que la frontière entre entité humaine et technologique devient de plus en plus poreuse.

Bibliographie

Cinéma, interactivité et société, sous la direction de Jean-Marie Dallet, Poitiers, Université de Poitiers & CNRS/VDMC, 2013, 421 p.

Avatars, personnages et acteurs virtuels, sous la direction de Renée Bourassa et Louise Poissant, Québec, coll. «Esthétique», Presses de l’Université du Québec, 2013, 333 p.