Si l’on passe la porte du 4550 rue Garnier à Montréal aujourd’hui, nous nous trouvons bien loin de l’effervescence régnant, 40 années plus tôt, au 1604 de la rue Saint-Denis. Certes, le décor et le contexte ont changé, l’utopie ambiante et la réalité économique aussi, mais le Vidéographe est toujours présent, et est toujours ancré dans le paysage artistique montréalais. Ce lourd bateau, ayant chaviré à plusieurs reprises au cours des années, tente aujourd’hui de retrouver son cap, à l’heure où les dernières technologies ont affolé les boussoles et ont semé le doute quant à la direction à emprunter. Nous proposons de retourner en arrière, de comprendre les conditions de création de cette structure, de son essor à ses moments les plus sombres, jusqu’à aujourd’hui, en étudiant les perspectives qui s’ouvrent devant elle.
Des prédispositions politiques et culturelles stimulantes
À la suite du rapport de la Commission Massey en 1951, recommandant la création d’une institution fédérale afin de répondre au développement culturel national, le Conseil des Arts du Canada ouvrira ses portes en 1956. Cette nouvelle entité, encore balbutiante, va très rapidement encourager les artistes à se rassembler en collectif afin de centraliser les subventions qu’elle accorde au milieu de l’art. De nombreux centres, apparus à l’aube des années 70 bénéficieront des aides accordées par le Conseil, jusqu’au milieu de la décennie, lorsque ce dernier décidera de geler les fonds distribués aux seuls organismes incorporés afin de limiter la prolifération grandissante de ces structures. Si certes la politique fédérale a été un stimulant important pour inciter la création de regroupements, il n’en reste pas moins que c’est avant tout l’aventure d’une poignée de créateurs, animée d’un idéal commun autour des promesses portées par la bande magnétique. Le Vidéographe trouve ses racines dans l’expérience du Groupe de Recherches Sociales, mené par des cinéastes et producteurs issus de l’Office National du Film. Bien que les projets de ce groupe soient souvent rapprochés de l’expérience Challenge for Change / Société Nouvelle car nombreux sont ceux ayant collaboré aux différents programmes, le Groupe de Recherches Sociales se démarque par une approche plus indépendante et un détachement des commandites de bases. Fernand Dansereau est chargé par le Ministère Fédéral du Travail de filmer la ville de Saint-Jérôme pour « observer comment se comportent les hommes et les institutions en période de changements socio-économiques accélérés ». Une fois sur le terrain, et se rendant compte de la situation dégradée des travailleurs, Dansereau livre un travail immersif de réflexion grâce au médium. On se sert de la caméra pour matérialiser les problèmes rencontrés par la communauté, et lui donner les moyens de réfléchir par elle-même à la résolution de ces conflits. S’en suivra un travail important d’accompagnement des films produits par le Groupe, en suivant le chemin des animateurs de l’Office National du Film, afin de sensibiliser différentes populations à la réalité des changements économiques de la fin des années 60. En parallèle, le projet visionnaire de Challenge for Change et de son pendant francophone Société Nouvelle, a renouvelé le rapport des documentaristes et de leur public, en redéfinissant leur rapport aux sujets :
(…) les cinéastes ont senti les limites de leur action, partagés entre le désir de sensibiliser le public à une certaine réalité et la nécessité de suggérer des moyens pratiques de changement à cette misère, sinon de s’impliquer : ils se sont sentis coincés entre leur statut de cinéastes et de citoyens. (Marsolais 1997 : 123)
Dans l’expérience de Challenge for Change, la place du cinéaste est davantage occupée par les « acteurs » de l’œuvre. Dans le film VTR St-Jacques de Bonnie Sherr Klein (1969), une caméra vidéo est introduite dans un milieu défavorisé, celui du quartier Saint-Jacques de Montréal. Les citoyens utilisent eux-mêmes ce médium pour donner la parole à une population marginalisée, en proie avec d’importants problèmes socioéconomiques. Le film final est ensuite diffusé à cette même communauté afin d’en extraire les problématiques et de soulever des débats et des réflexions afin de les résoudre.
En cette période de grands changements dans la société québécoise, les groupes communautaires ont trouvé les moyens de faire entendre leurs voix, grâce à l’entremise de ce nouveau médium qu’est la vidéo. L’arrivée sur le territoire provincial de la caméra vidéo Portapak permettra la création du Vidéographe, dans le but d’offrir aux différentes populations un outil d’expression à la hauteur de leurs revendications sociales.
La Portapak, outil de démocratisation par excellence
Commercialisée par la firme japonaise Sony en 1965, la première caméra vidéo nommée Portapak apparaît sur le marché américain deux années plus tard. Elle y trouve un foyer propice à la réflexion des possibilités qu’elle offre alors. De nombreux praticiens explorent les caractéristiques nouvelles de la vidéo, à l’image de l’un des artistes les plus prolifiques du moment, Nam June Paik, qui se joue des fluctuations magnétiques de la bande grâce à des circuits électromagnétiques dans l’œuvre Demagnetizer. Autour de la Portapak émerge un véritable engouement pour son faible coût et l’enregistrement du son synchrone. En 1969, Robert Forget, du Groupe de Recherches Sociales, découvre cet outil et propose à l’Office National du Film d’en faire l’acquisition. Tout d’abord réticente, l’institution accepte d’expérimenter la Portapak afin de poursuivre le mandat de Challenge for Change, dont les coûts devenaient trop importants. Au-delà de ce programme, Forget voit en la caméra vidéo un nouveau moyen de stimuler la création émergente :
Le projet pilote Vidéographe a remporté un grand succès. Des locaux loués dans le centre de Montréal sont utilisés comme centre de production et salle de visionnement. Il s’agissait de permettre à des jeunes, qui n’auraient pas eu normalement accès aux techniques du cinéma, de s’exprimer à l’aide du ruban magnétoscopique. Vingt-six œuvres ont ainsi été réalisées et présentées. (Office National du Film 1972 : 10)
Les débuts du Vidéographe sont très prometteurs ; ouvert 24 heures sur 24, le centre met à la disposition à ceux porteurs d’un projet, qu’ils soient professionnels ou amateurs, une diversité d’équipement et un service de distribution alternatif. Des caméras vidéos peuvent être empruntées, des espaces de montage sont disponibles, avec la possibilité d’utiliser l’éditomètre, une invention locale permettant une synchronisation du son et de l’image.
Toutes ces expérimentations vont de pair avec les possibilités de câblodiffusion qui font rêver les praticiens d’alors. La vidéo, par son essence primaire, permet d’offrir la parole à des communautés en mal de représentation, et la télévision, média en forte croissance au Québec à ce moment-là, propose un terreau fertile pour la diffusion de ces œuvres. Les premières tentatives de télévision communautaire ont été menées à Normandin, au Saguenay, afin de permettre à la population locale de présenter elle-même des émissions sur les ondes pour une durée précise. Le Vidéographe poussera cette démarche plus loin en instaurant un système précurseur de la « vidéo à la demande » avec l’expérience de la Sélectovision en 1972. À Beloeil, Mont-Laurier et Gatineau, les abonnés de la chaîne BHMO ont un choix de 81 vidéogrammes proposé par le centre. À l’aide d’un simple appel à un standard téléphonique, ils peuvent voter pour la vidéo de leur choix ; celle récoltant le plus de voix au bout des dix jours du projet sera diffusée sur les ondes. Bien que cette expérience fut un succès à court terme, la Sélectovision imposa une limite au mandat du Vidéographe ; nécessitant d’être mené dans une zone ayant un accès au câble, elle exclut les populations en marge des grandes villes, et le langage hermétique de certaines productions eut raison d’un désintérêt de la part des communautés. Se dissociant de l’Office National du Film à la suite des événements d’Octobre, en partie dû à des désaccords artistiques et une ligne éditoriale « de gauche » opposée à l’institution fédérale, le Vidéographe s’incorpore en 1973, et devient un lieu de passage important pour les vidéastes revendicateurs, autant qu’expérimentateurs.
Le passage difficile des années 80
En 1975, il apparaît aux yeux de la direction du Vidéographe que l’utopie fondatrice du centre ne s’est pas avérée concluante. Ayant initialement pour but d’encourager la population a prendre en main ses problèmes et de développer le sens artistique des nouvelles générations grâce au médium vidéographique, l’idéal du centre doit reconnaître que le public touché fait toujours partie d’une certaine classe aisée. Après plusieurs coupes budgétaires dues en grande partie à une scission entre Ottawa et Québec, les télévisions communautaires et les regroupements ne sont plus subventionnés. Obligé de fermer ses portes de 1976 à 1977, le Vidéographe s’oriente alors vers une économie plus lucrative : la distribution. Après le référendum de 1980 et les espoirs déchus portés par le Parti Québécois, l’idéologie d’un changement sociétal prend du recul et laisse place à la vague néolibérale américaine, forçant désormais les organismes culturels à répondre à certaines exigences. Ces derniers se sont multipliés au cours des dernières années, et les structures subventionnaires imposent alors aux centres autogérés de s’administrer comme toute entreprise. Le milieu de la vidéo est alors en pleine effervescence, comme en témoigne l’événement Vidéo 84, organisé à Montréal. À travers, les diverses expériences proposées par des artistes venus de nombreux pays, la diversité et la disparition des frontières du médium sont palpables, et annoncent déjà la future tendance de la bande magnétique. On y mélange théâtre, installation, performance. La vidéo, utilisée auparavant comme outil de revendication sociale se mélange désormais à l’expression artistique la plus pure, et la plus provocatrice parfois, s’imposant comme l’outil subversif par excellence. Les luttes des genres, du féminisme, des minorités empoignent les caméras portables pour donner corps et voix à leurs maux, et tenter d’occuper une place sur les ondes télévisuelles. Le Vidéographe, malgré les remous politiques, tient bon la barre et s’instaure comme un véritable lieu créatif de la communauté d’artistes, de la part de ceux orientés autant par l’expérimentation que par la revendication.
Le renouvellement des années 90 et 2000
Jusque dans les années 90, la bande magnétique reste un outil de choix pour le grand public et pour les vidéastes en quête de grande liberté matérielle. Bien sûr se pose toujours le problème de la diffusion, de l’hermétisme de certaines vidéos produites par le Vidéographe, empêchant une véritable distribution télévisuelle (comme le démontre l’expérience de Kaléidoscope, un programme de court métrage vidéo composé par le Vidéographe). En 1995, le monde de l’audiovisuel est secoué par une nouvelle venue sur le marché, fruit d’un consortium entre les fabricants japonais de matériel de prise de vue : la DV, ou Digital Video. Le numérique fait son apparition dans les mains des praticiens, le métier se transforme, informatisant une bonne partie de la chaîne de production. Dans ce contexte, le Vidéographe se renouvelle en faisant l’acquisition de caméras numériques, jusqu’à la HD au début des années 2000, pour répondre aux besoins des vidéastes. Mais ces innovations eurent lieu dans des sphères bien loin des considérations artistiques, et les industriels tentent aujourd’hui de démocratiser le matériel audiovisuel afin de toucher une plus grande partie de la population. Il y a-t-il encore un réel besoin de fournir des équipements, qui sont désormais accessibles à faible coût sur le marché ? Les métiers de la postproduction s’étant progressivement installés derrière les ordinateurs, il est possible aujourd’hui de monter un film grâce à des logiciels spécialisés, mais accessibles au grand public (Final Cut Pro). De même pour le pôle Distribution du Vidéographe ; Internet a modifié le rapport à la diffusion des films et permet aujourd’hui de se passer des intermédiaires que sont les distributeurs grâce à des sites spécialisés. Dans ce contexte, il est donc une tâche ardue de vouloir miser sur la capacité de distribution des œuvres indépendantes, tout en opérant un travail d’archive des vidéogrammes accumulés depuis des années. Mais le Vidéographe a développé, à partir de la moitié des années 2000, le projet de catalogue en ligne précurseur Vithèque, permettant un accès web à la quasi-totalité de la collection du centre, dans l’objectif d’offrir une diffusion aux œuvres d’hier et d’aujourd’hui. Se placer au service des artistes a toujours été, certes, la ligne majeure dans le mandat du centre, mais elle est aujourd’hui compromise, entre une transformation du métier et des champs d’action, ainsi que des restrictions de plus en plus draconiennes des subventionneurs et de l’obligation de générer des revenus autonomes pour pérenniser son activité. Le modèle des centres autogérés, dont le Vidéographe reste un fier représentant, ne peut servir sa communauté de la même façon dont il en avait été question dans les années 70 ; il serait peut-être intéressant d’envisager de nouveaux modèles, en fusionnant différents centres proposant les mêmes services de production ou de distribution, afin d’éviter une dispersion trop grande du peu d’aide accordée à la création indépendante. Mais ces organismes sont le fruit d’un travail de nombreuses années, de l’investissement de personnes passionnées, qui auront encore du mal à voir leur progéniture se fondre dans de nouvelles structures. Le Vidéographe, pour pouvoir espérer redresser à nouveau la barre, devra prendre en considération ces questions et remettre en cause son ontologie pour répondre au mieux aux nouvelles exigences de la réalité de la communauté artistique.