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Entretiens

Entrevue avec Sandeep Bhagwati

AndrĂ© Éric LĂ©tourneau : Sandeep Bhagwati, tu es compositeur et artiste interdisciplinaire mais tu as d’abord eu une formation de compositeur en musiques classique et contemporaine.

Sandeep Bhagwati : J’ai fait mes Ă©tudes Ă  Salzburg et Ă  Munich en tant que compositeur et chef d’orchestre. Ensuite j’ai fait un cursus annuel Ă  l’IRCAM à Paris, un centre de recherche sur la musique et l’acoustique oĂč on dĂ©veloppe des logiciels. Je suis toujours chef d’orchestre, je dirige des opĂ©ras ou des concerts et j’écris des Ɠuvres pour orchestre et quatuors Ă  cordes mais j’ai toujours un intĂ©rĂȘt pour l’interdisciplinaritĂ©. Il y a quelques annĂ©es, j’ai fait des grands spectacles oĂč j’étais metteur en scĂšne de projets pluridisciplinaires et interdisciplinaires. J’ai aussi dirigĂ© et crĂ©Ă© des mises en scĂšne de piĂšces de thĂ©Ăątre. AprĂšs mes Ă©tudes j’ai fait des expositions, Ă©crit des poĂšmes, des textes littĂ©raires


A. E. L. : Dans le travail thĂ©Ăątral que tu prĂ©sentais, est-ce que tu Ă©tais l’auteur des textes ?

S. B. : C’étaient des textes que je dĂ©veloppai pendant les rĂ©pĂ©titions.

A. E. L. : Donc, dĂ©veloppĂ©s de maniĂšre collective
 ?

S. B. : En effet.

A. E. L. : Quels sont les sujets que tu abordes dans tes textes ? Nous avons vu qu’il s’agit souvent de lipogrammes ou de textes soumis à d’autres rùgles formelles.

S. B. : Ce qui m’intĂ©resse pour le moment, entre autres, c’est la crĂ©ation de poĂšmes qui peuvent aussi ĂȘtre des partitions. C’est-Ă -dire qu’on peut les lire comme des poĂšmes, mais en mĂȘme temps ils reprĂ©sentent des instructions pour faire une piĂšce de musique. Le poĂšme fait partie du morceau, il faut donc trouver un moyen de l’intĂ©grer Ă  la piĂšce. J’ai Ă©crit deux ou trois textes de cette maniĂšre. J’aime beaucoup cette mĂ©thode de travail qui implique les contraintes de la littĂ©rature. Mais j’écris aussi des textes libres et des essais, surtout lorsque je suis en Allemagne oĂč je produis des Ă©crits pour les mĂ©dias comme la radio pour des Ă©missions d’essai sur la vie musicale et sur la musique contemporaine. J’ai Ă©tĂ© rĂ©guliĂšrement appelĂ© en ondes, Ă  l’époque, lorsqu’il y avait une crise quelque part dans le monde et qu’on voulait avoir l’avis d’un artiste.

A. E. L. : Pourquoi faisait-on appel à toi, en particulier, dans des circonstances aussi spécifiques?

S. B. : Je ne sais pas. Peut-ĂȘtre parce que les gens me connaissaient par la radio oĂč je faisais des Ă©missions? Dans les annĂ©es 1980 et 1990, la radio allemande dĂ©sirait reprĂ©senter l’ensemble de la sociĂ©tĂ© et les artistes inclus. On avait alors souvent recours Ă  des Ă©crivains parce qu’ils ont des opinions politiques. Mais naturellement les autres artistes avaient aussi des avis sur certaines situations, on avait alors commencĂ© Ă  inviter des artistes visuels, des compositeurs et des musiciens. Je faisais donc partie de cette petite cohorte de gens que sont les mĂ©dias qui une fois qu’ils ont leurs personnes ressources, ils les appellent rĂ©guliĂšrement.

A. E. L. : Il y a donc un aspect politique à ton travail ?

S. B. : Il y a souvent un aspect politique. Je trouve que l’artiste est un ĂȘtre dont l’articulation de la vie est marquĂ©e par la politique. 

Cynthia Noury : Comme artiste interdisciplinaire, qui n’est pas cantonnĂ© Ă  une seule pratique, comment percevez-vous la notion de discipline artistique ?

S. B. : Les disciplines sont souvent des modes d’apprentissage. La discipline est trĂšs prĂ©cieuse, Ă  travers laquelle ont transmet du savoir. Je ne voudrais pas abolir les disciplines. Par contre, la crĂ©ation ne connaĂźt pas de disciplines. Parce qu’en crĂ©ation, il ne s’agit pas de transmettre quelque chose ni de formaliser quelque chose. Il s’agit de trouver des connexions, si on est trop inhibĂ©s par la notion de discipline, on trouve plus difficilement les connexions Ă©videntes et pertinentes qui sont nĂ©cessaires au processus crĂ©atif. 

C. N. : Donc quand vous crĂ©ez, c’est l’intention qui compte au dĂ©part, ensuite le travail se manifeste Ă  travers un mĂ©dium et le type de pratique artistique par lequel vous jugez que ça doit ĂȘtre rĂ©alisĂ©?

S. B. : En effet, c’est d’abord l’intĂ©rĂȘt artistique, ou l’intĂ©rĂȘt politique qui compte, aprĂšs je cherche le moyen de l’exprimer. Parfois, j’ai l’idĂ©e trĂšs prĂ©cise d’une maniĂšre de travailler et je commence un travail. Souvent aprĂšs quelques temps, je me demande « Ă  quoi ça sert Â» ! 

A. E. L. : La notion de concert, de monstration, de performance en direct est importante pour toi. Il y a une physicalitĂ©, une prĂ©sence ? Il y a de l’improvisation, c’est le moment prĂ©sent qui compte et la physicalitĂ© des performeurs ou des musiciens ?

S. B. : Oui, c’est une chose qui est souvent oubliĂ©e. Avec toutes nos possibilitĂ©s mĂ©diatiques et tout l’« apparat Â» qu’on a Ă  notre disposition: l’«apparat» technique, technologique mais aussi conceptuel. On oublie qu’en fin de compte, c’est un humain qui parle Ă  d’autres humains. Et je trouve que c’est trĂšs important pour nous de savoir qu’il y a quelqu’un en face, qui fait quelque chose en notre prĂ©sence. Mais je trouve aussi que, plus on a le pouvoir de manipuler, plus on oublie qu’on n’est pas vraiment un ĂȘtre qui a beaucoup de pouvoir. L’homme n’est pas un ĂȘtre qui a beaucoup, beaucoup de force. C’est un ĂȘtre trĂšs faible, par rapport Ă  tout ce qui nous entoure. Et je trouve que cette faiblesse se montre toujours dans une situation live. Parce qu’à ce moment-lĂ , on est intĂ©ressĂ© par la faiblesse de l’autre, par la potentialitĂ© de failure, de l’échec. On ne veut pas d’un chanteur capable de chanter n’importe quoi, n’importe comment, tout le temps, Ă  la perfection. Ça ne nous intĂ©resse pas ! Par exemple, j’ai dĂ©veloppĂ© des logiciels qui peuvent improviser. Et si on Ă©coute ces logiciels qui peuvent improviser, c’est la mĂȘme chose que ferait un humain. Sauf qu’aprĂšs trois ou quatre minutes, on sent qu’il n’y a personne derriĂšre. C’est plaisant et intĂ©ressant tout le temps. Mais tous les auditeurs, tous les gens avec qui on a fait un petit test sur ces questions disent: « C’est bon, mais est-ce que c’est vraiment un musicien qui joue ? Â» 

Ce que l’on souhaiterait c’est le moment oĂč ce questionnement disparaĂźtra.

C. N. : Mais justement, quand vous faites de la co-improvisation, donc de la composition humain-machine avec de l’improvisation, vous jouez vraiment sur cette ligne entre la place de l’homme et celle de la machine. OĂč concevez-vous cette limite dans votre travail ?

S. B. : La machine m’intĂ©resse, surtout l’ordinateur, cette machine-Ă -tout-faire. Les machines ont un trĂšs grand pouvoir de sĂ©duction. On est sĂ©duit par le fait qu’on peut manipuler et contrĂŽler quelque chose qui semble ĂȘtre en vie. Mais une vie qui n’existe que dans une certaine enclave, un territoire qu’on a dĂ©fini Ă  l’avance. Ce qui m’intĂ©resse dans cette interaction c’est que l’ĂȘtre humain qui rentre dans ce jeu va ĂȘtre beaucoup plus libre par rapport Ă  l’ordinateur. Il va introduire des Ă©lĂ©ments inattendus qu’il ne se permettait peut ĂȘtre pas s’il s’agissait d’une interaction avec un autre ĂȘtre humain parce que dans ce cas, on a la pression de la sociĂ©tĂ©, de la conformisation, d’ĂȘtre quelqu’un « reliable», «dĂ©pendable». Une fois que tous ces rĂŽles sont pris par l’ordinateur, les musiciens humains – ou l’acteur humain – a beaucoup plus de libertĂ©, d’agir comme quelqu’un qui serait fou, d’agir comme quelqu’un qui est libĂ©rĂ© de cette responsabilitĂ© d’ĂȘtre « responsable». Cette situation m’intĂ©resse.

C. N. : Votre dispositif Native Alien justement, permet-il selon vous l’exploration pour les musiciens de cette zone de folie et d’imprĂ©vu

S. B. : Le Native Alien, c’est une sorte d’installation et la conceptualisation d’une piĂšce pour un soliste, n’importe quel soliste musical, voire sonore. Ça peut aussi ĂȘtre un acteur, un comĂ©dien. Et un dispositif d’ordinateur. Dans l’ordinateur il y a un logiciel de neural network. Ce rĂ©seau neuronal apprend le langage sonore qui lui est offert. Il ne se trouve aucune conception de la composition dans l’ordinateur. L’ordinateur apprend le langage qui lui est offert et Ă  partir d’un certain moment, trĂšs tĂŽt, aprĂšs quelques secondes, l’ordinateur se lance dans une sĂ©rie d’improvisations. Qui sont dĂ©rivĂ©es de ce jeu, de ce langage. On peut le faire en direct, c’est-Ă -dire s’il y a un tromboniste qui joue par exemple, on peut demander Ă  l’ordinateur de jouer le trombone aussi. Mais, c’est un peu dĂ©routant pour le musicien parce que ce jeu de miroirs devient un peu unsettling. C’est pour ça qu’on a choisi de traiter le signal. C’est Ă  dire qu’il y a toujours un logiciel de base qui s’appelle OMAX et qui a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ© Ă  Paris, Ă  l’IRCAM. Il y a toujours les mĂȘmes instruments qui sortent et nous prenons ce rĂ©sultat sonore et le traitons en temps rĂ©el avec plusieurs facteurs qui sont aussi dĂ©rivĂ©s du jeu des musiciens. 

Cela crĂ©e une sorte de miroir mais un miroir qui n’est pas vraiment clair pour les musiciens et qui se prĂ©sente comme une autre entitĂ©, un autre ĂȘtre, sonore. Et lĂ , commence le jeu. Dans ce dispositif il y a aussi une partition. L’ordinateur ne gĂ©nĂšre pas seulement du son. Il prĂ©pare aussi une partition en temps rĂ©el. Les musiciens peuvent la lire, la suivre ou pas. Ils ont la libertĂ© de la regarder ou pas. Mais souvent ils le font. Parce que ce que l’ordinateur propose est intĂ©ressant. Il commence avec ça, c’est un nouveau thĂšme peut-ĂȘtre ? Un thĂšme qui est dĂ©rivĂ© de leur jeu avant. Et cela crĂ©e une mĂ©moire musicale intĂ©ressante parce qu’on peut le suivre comme auditeur. On comprend intuitivement qu’on a dĂ©jĂ  entendu une mĂȘme mĂ©lodie mais, pas identique, pas exactement cette mĂ©lodie. C’est ainsi qu’on peut bĂątir des grandes formes. Une dramaturgie qui est naturellement gĂ©rĂ©e par les musiciens, mais appuyĂ©e par l’ordinateur Ă  travers la partition. Ainsi est constituĂ© le dispositif Native Alien.

Pour rĂ©pondre Ă  votre question Ă  savoir si le dispositif Native Alien permet l’exploration aux musiciens de cette zone de folie et d’imprĂ©vu, je rĂ©pondrais qu’ en effet c’est possible une fois qu’ils l’ont apprivoisĂ©e. Au dĂ©but, cela les intimide parce que ce dispositif semble Ă©norme et peut les imiter en jouant des phrases musicales plus longtemps qu’eux, sans avoir les contraintes physiques d’un musicien humain (souffle, vitesse etc.). Mais aprĂšs un certain temps, les musiciens commencent Ă  comprendre que ça leur donne une sorte d’espace qui n’était pas lĂ  avant que la machine n’intervienne. 

Dans Native Alien, il y a une sorte de dramaturgie cachĂ©e. Elle est liĂ©e aux Ă©motions. L’ordinateur est programmĂ© pour jouer avec neuf « Ă©tats d’ñme» : Ă©tats mentaux, Ă©tats Ă©motifs. Et, ça change toujours d’une certaine maniĂšre. C’est-Ă -dire que l’ordinateur peut ĂȘtre comique, dĂ©sastreux, hĂ©roĂŻque ou calmant


A. E. L. : Ces changements d’état sont-ils programmĂ©s dans l’algorithme ? Est-ce quelque chose qui est partiellement alĂ©atoire, une espĂšce de hasard dirigé ? Ou bien, dĂ©pendant de ce que les musiciens produisent, l’ordinateur va-t-il aller vers l’une ou l’autre de ces directions ? Comment fonctionne cette petite intelligence artificielle musicale ?

S. B. : Il y a un petit «trick Â». On on a cet univers au complet, on a les Ă©tats de l’ordinateur. Il y a aussi une sĂ©quence des « Ă©tats d’ñme» qui est imposĂ©e par un texte que j’ai Ă©crit, et qui est basĂ© sur l’idĂ©e de neuf Ă©tats. J’ai Ă©crit un lipogramme, un texte oulipien qui a seulement neuf lettres. On suit l’évolution de ce texte et il dĂ©termine l’approche, la prochaine Ă©motion qui arrive. Mais, le moment de transition est toujours choisi par l’interprĂšte. C’est Ă  dire qu’il a une pĂ©dale qu’il peut actionner et indiquer « voilĂ  je veux voir la prochaine Ă©motion ». Et Ă  partir de ce moment, il se dĂ©clenche une sorte de mouvement transitionnel entre deux Ă©motions, ou bien une coupure. 

Et c’est pour ça qu’on a « un directeur de l’ordinateur », une sorte de chef d’orchestre de l’ordinateur, qui surveille un peu le processus, et qui peut dĂ©cider musicalement si on veut une transition lente, une transition vite, une transition retardĂ©e, ou mĂȘme avancĂ©e. Mais Ă  un certain moment il peut dire « voilĂ , un des musiciens joue dĂ©jĂ  avec un certain type d’émotion, il faut vraiment avancer Â». Il peut pousser l’action vers une autre Ă©motion. Mais l’ordinateur ne peut pas «jouer». Il peut seulement dire, « voilĂ , vas-y ! Â», comme un chef d’orchestre.  Il donne une sorte d’instruction dramaturgique Ă  l’ordinateur. Et le reste est fait par le systĂšme, qui s’organise autour du son, qui prend du son, le mixe et le traite, le transforme pour arriver Ă  la prochaine Ă©motion.

A. E. L. : Et ce texte oulipien constituĂ© Ă  partir de neuf lettres, tu le permutes pour crĂ©er des mots, un poĂšme ? Il n’est pas audible. Pourrait-on dire qu’il fait parti de la partition cachĂ©e ? 

S. B. : En effet !

A. E. L. : Alors, pourquoi décider de garder enfouie et cachée cette composante ?

S. B. : C’est une piĂšce avec une histoire ! C’est-Ă -dire Native Alien, c’est la derniĂšre rĂ©alisation d’un projet d’Ɠuvres que j’ai entrepris il y a vingt ans. Depuis, j’ai crĂ©Ă© plusieurs Ɠuvres avec ce poĂšme. Ce poĂšme parle d’un dĂ©part de la maison, dĂ©part d’un environnement contrĂŽlĂ©, « the native land » parce qu’on n’est pas Ă  l’aise dans ce « native land ». Et on cherche partout dans le monde, dans plusieurs itĂ©rations et on trouve qu’au bout du compte le pays natal est en soi. VoilĂ . C’est l’histoire du poĂšme. Cela m’intĂ©ressait, parce que c’est aussi un peu mon histoire.

Pour revenir a « Native Alien », j’ai Ă©crit d’abord des Ɠuvres pour trombone et orchestre, mais l’orchestre Ă©tait divisĂ© en huit parties dont huit sections autour du soliste : c’était une grande installation spatiale Ă  Berlin en 2004, Inside a Native Land.  Au milieu, il y avait le tromboniste, le public Ă©tait autour du soliste, et autour du public il y avait l’orchestre. C’est dans la maniĂšre de donner des signes et de diriger que cela fonctionnait. Le tromboniste Ă©tait aussi le chef d’orchestre, et en quelque sorte le mixeur. Parce qu’il pouvait baisser le son de cette partie d’orchestre, et Ă©lever le son de l’autre. Il faisait tout, et il rĂ©citait aussi le poĂšme. La deuxiĂšme version Ă©tait dans la Disney Concert Hall Ă  Los Angeles, et s’appelait Vineland Stelae. Cette fois lĂ , on a ajoutĂ© des musiciens Ă  l’orchestre qui n’étaient pas issus de la tradition occidentale :  des musiciens indiens, japonais et africains. Mais naturellement une piĂšce de ce genre est trĂšs difficile Ă  monter. Je ne connais aucune organisation musicale Ă  MontrĂ©al qui aurait le budget pour la produire. Bref, j’ai pensĂ© qu’il faudrait une « version de poche». Native Alien, c’est la version de poche. C’est Ă  dire, qu’on a seulement besoin d’un laptop, d’un systĂšme sonore et d’un tromboniste pour rĂ©aliser la mĂȘme piĂšce. Mon texte oulipien se trouvait alors toujours comme Ă©tant Ă  la fondation de cette sĂ©rie de morceaux.

A. E. L. : Est-ce qu’une version qui ne serait pas rĂ©duite, pourrait ĂȘtre rĂ©alisĂ©e dans un contexte oĂč il y aurait peu de moyens ? Par exemple, aller en Afrique, trouver une ville, des musiciens de diffĂ©rentes rĂ©gions et les rĂ©unir. Puis faire une version qui aurait quand mĂȘme une certaine envergure, qui ne serait pas la version de poche et pas non plus la version du Disney Concert Hall. Est-ce que tu serais intĂ©ressĂ© Ă  voyager avec cette piĂšce, voir sur place, localement, comment des musiciens pourraient rĂ©agir avec ce type de proposition ?

S. B. : C’est ce que je fais d’une certaine maniĂšre, mais autrement. J’ai rĂ©utilisĂ© la maniĂšre de travailler l’espace avec l’orchestre autour du public. Il y a une piĂšce que nous avons prĂ©sentĂ©e ici Ă  l’Agora Hydro-QuĂ©bec de l’UQAM en 2011. Quatre percussionnistes se trouvaient aux quatre coins de la salle, un quatuor Ă  cordes au milieu, et le public entre les deux. C’est le mĂȘme systĂšme de spatialisation musicale mais pour une autre musique qui s’appelait Alien Lands

Alien Lands, c’est aussi un mot qui vient de ce poĂšme, bien qu’il ne soit pas ici utilisĂ© pour gĂ©nĂ©rer une structure. Maintenant, je travaille avec beaucoup de musiciens. J’ai fondĂ© un ensemble Ă  MontrĂ©al, Berlin, et Pune en Inde qui regroupe des musiciens de musique traditionnelle et de musique eurologique savante, on pourrait dire. On essaie de trouver un langage commun, d’abord. L’un des enjeux avec cette version plus grande, c’est qu’il y une partition qu’il faut pouvoir lire. Elle est Ă©crite pour les musiciens de formation trĂšs avancĂ©e. Je ne crois pas que des Ă©tudiants de musique contemporaine peuvent la jouer sans beaucoup travailler au prĂ©alable. C’est vraiment pour des professionnels expĂ©rimentĂ©s qui peuvent lire, mĂ©moriser et/ou improviser sur ce qu’ils lisent, ce qui est trĂšs difficile. J’étais chanceux de pouvoir travailler avec des musiciens de ce calibre, mais cet ensemble ne peut pas se transporter partout. Je m’intĂ©resse beaucoup Ă  des projets comme ça, qui commencent de rien et oĂč on trouve quelque chose qui surgit de l’interaction entre les gens. Par exemple Ă  Pune, je vais enregistrer un disque avec des musiciens indiens qui ne lisent pas les partitions occidentales, qui n’ont pas de tradition de lecture dans leur musique, mais qui possĂšdent une incroyable capacitĂ© de mĂ©morisation et un talent super aiguisĂ© pour improviser
 On peut jouer une mĂ©lodie : ils la captent tout de suite et peuvent la reproduire ou bien un rythme compliquĂ©. Ils ont des capacitĂ©s trĂšs particuliĂšres et je travaille avec eux depuis un an maintenant. Et on va enregistrer un disque avec les piĂšces qu’on a crĂ©Ă©es ensemble.

A. E. L. : Comment rĂ©ussis-tu Ă  dĂ©tourner les habitudes de certains musiciens classiques alors qu’ils sont accordĂ©s d’une certaine maniĂšre, quand ils rencontrent des musiciens d’autres cultures, car les intervalles entre les notes doivent ĂȘtre diffĂ©rents ? Certains musiciens ne sont pas toujours nĂ©cessairement Ă  l’aise avec ces phĂ©nomĂšnes comme faire cohabiter des modes, des Ă©chelles et des gammes diffĂ©rentes. Est-ce que cela a dĂ©jĂ  posĂ© des problĂšmes ?

S. B. : Cela pose toujours des problĂšmes! Surtout Ă  Berlin, on a un ensemble trĂšs disparate. L’ensemble Ă  MontrĂ©al est plus homogĂšne, d’une certaine maniĂšre. On y retrouve beaucoup plus de gens d’Asie de l’Ouest (que l’on appelle aussi le Moyen-Orient, je prĂ©fĂšre le terme Asie de l’Ouest). Cela gĂ©nĂšre une certaine cohĂ©rence. Mais dans notre ensemble Ă  Berlin il y a plusieurs cultures et cela nous a dĂ©cidĂ© d’en faire une piĂšce. On a d’ailleurs fait une piĂšce, oĂč on joue avec les modes respectifs de chacun pour s’accorder, qui s’appelle Tuning et oĂč on explore justement les diffĂ©rences des «accordements» d’une maniĂšre productive. Dans cette piĂšce, la mĂȘme mĂ©lodie est jouĂ©e deux fois : une fois accordĂ©e d’une maniĂšre, une fois accordĂ©e d’autre maniĂšre. On crĂ©e mĂȘme parfois des jeux sur une seule note. On repĂšre quelle sera la prochaine note et on entend les diffĂ©rentes prochaines notes pour chacun
 Mais on fait vraiment de la musique, on ne fait pas une dĂ©monstration pĂ©dagogique.

C. N. : En faisant de telles expĂ©riences vous rĂ©ussissez Ă  faire des concerts ou bien tout doit ĂȘtre travaillĂ© en studio ?

S. B. : Non, on fait des concerts live, parce qu’on n’est pas encore prĂȘt. À Berlin, on travaille depuis deux ans, ici depuis un an et Ă  Pune aussi depuis un an. On n’est pas encore vraiment arrivĂ© Ă  quelque chose qui devrait ĂȘtre enregistrĂ© en studio. On cherche encore. Et on veut chercher jusqu’au dernier moment et Ă  ce moment-lĂ  on enregistrera. Mais on fait des concerts, c’est-Ă -dire avec l’ensemble de MontrĂ©al on fera un concert le 10 octobre ici au GesĂč : on va prĂ©senter notre premiĂšre annĂ©e de travail ensemble. C’est sur un thĂšme, c’est Ă  dire qu’on a choisi une mĂ©lodie commune inspirĂ©e de l’Ɠuvre de Claude Vivier, un compositeur quĂ©bĂ©cois qui a crĂ©Ă© la piĂšce : « Je reverrai cette ville Ă©trange Â». Pour nous, la ville Ă©trange c’est MontrĂ©al. Parce qu’on est presque tous des immigrants. Il n’y a, je crois, qu‘un seul quĂ©bĂ©cois d’origine parmi nous.

A. E. L. : Sandeep, tu nous as apportĂ© des musiques. Nous avons Ă©coutĂ© un extrait de Native Alien. Tu nous as aussi apportĂ© l’enregistrement d’une Ɠuvre qui s’appelle HaĂŻku composĂ©e de 17 petites piĂšces comme 17 haĂŻkus. Sont-elles construites sur les principes similaires Ă  ceux que tu nous as dĂ©crits prĂ©cĂ©demment ?

S. B. : En fait c’est diffĂ©rent. Un haĂŻku est souvent construit avec 17 syllabes: 5 plus 7 plus 5. Donc chaque morceau reprĂ©sente une syllabe. Il y a 5 piĂšces basĂ©es sur seulement les hauteurs, 7 piĂšces axĂ©es sur le rythme, et 5 piĂšces utilisant les deux paramĂštres. Mais dans chaque piĂšce, on trouve aussi 17 unitĂ©s de pensĂ©e musicale, divisĂ©s encore une fois en 5 pensĂ©es initiales, 7 contre-pensĂ©es et 5 pensĂ©es de synthĂšse entre les deux.

Le Miyagi HaĂŻku, c’était une piĂšce que j’ai Ă©crite trĂšs rapidement en rĂ©action au tsunami qui a dĂ©vastĂ© le Japon en 2011. J’ai organisĂ© une sorte d’évĂ©nement artistique Ă  la SAT (SociĂ©tĂ© des arts technologiques), pour rĂ©colter des fonds. Mais surtout pour crĂ©er ne connexion artistique avec le Japon. Je ne savais pas quel musicien allait venir, alors c’est une piĂšce sans instrumentation : 

il n’y avait aucune indication Ă  savoir qui allait jouer et avec quoi. Il existe une version crĂ©Ă©e par trois musiciens de jazz de New York : Peter Evans, Dave Taylor, Felix Del Tredici. Ils ont Ă©tĂ© fascinĂ©s par la partition et ont trouvĂ© une solution pour le faire en trio, ils l’ont travaillĂ© sans moi. Puis ils ont fait la premiĂšre mondiale Ă  New York. Et un an aprĂšs, le festival MontrĂ©al Nouvelles Musiques les a invitĂ©s Ă  rejouer la piĂšce ici. Plutard nous avons rĂ©alisĂ© un enregistrement. Dans cette version, ils n’ont pas seulement leur trombone et leur trompette, mais aussi un dispositif pour prĂ©parer le son et des petits instruments percussifs ou metal sheets. Jouer sur le metal sheetdonne une autre rĂ©sonnance. Ils ont fait des expĂ©rimentations avec toutes sortes de choses. En fait la partition est constituĂ©e uniquement d’une ligne mĂ©lodique qu’il faut prendre et adopter de plusieurs maniĂšres. Un trio comme le leur peut l’adapter trois fois de maniĂšre diffĂ©rente. Ils ont ainsi explorĂ© 17 variantes. Il y a des versions oĂč il y a une sorte de rĂšgle. Il y a des versions oĂč il y a musicien un soliste et les autres musiciens l’accompagnent. Il y a plusieurs organisations sociales qui se mettent en place dans cette piĂšce entre trois personnes.

A. E. L. : J’ai cru dĂ©celer une influence de la musique japonaise traditionnelle dans cet enregistrement.

S. B. : Ces trois musiciens connaissent bien la musique traditionnelle japonaise. En fait, Felix Del Tredici est Ă  moitiĂ© japonais, comme moi qui suis moitiĂ© indien. Il se peut bien qu’il y ait une influence japonaise, mais pas dans toutes les interprĂ©tations.

A. E. L. : Cette approche avec laquelle tu as de crĂ©er des rencontres entre les cultures me semble liĂ©e Ă  ce que tu viens de dire. Tu as toi-mĂȘme un bagage personnel qui est dĂ©jĂ  hybride. Peux-tu nous en parler ? Quel impact cela a sur ton travail ? 

S. B. : Au dĂ©but, dans les premiĂšres interviews, aprĂšs avoir fini mes Ă©tudes alors que j’étais lancĂ© comme jeune compositeur, on m’a toujours demandĂ© « Il est oĂč le cĂŽtĂ© indien dans votre musique ? Â» J’ai toujours rĂ©pondu « Aucune idĂ©e ! » Parce que cela m’agaçait un peu. J’ai un nom indien mais j’ai une formation totalement europĂ©enne. Mais au fur et Ă  mesure, qu’on devient plus mĂ»r, on comprend qu’il y a des traces. Comme je vais en Inde une fois par annĂ©e, j’ai naturellement redĂ©couvert l’aspect indien dans mon travail. Il y a plusieurs choses que j’ai commencĂ© Ă  rĂ©aliser de moi-mĂȘme Ă  travers l’étude de l’esthĂ©tique et des pratiques artistiques indiennes. Je viens d’une famille oĂč quelques femmes Ă©taient danseuses. J’ai grandi dans cet entourage. Mais cela reste trĂšs personnel. C’est mon imaginaire qui est encore indien. J’ai passĂ© mes six premiĂšres annĂ©es en Inde. Par la suite, j’y allais pour quelques mois tous les deux ans. Cela a sĂ»rement formĂ© mes sentiments, mes goĂ»ts, etc. Je crois que cela est manifeste dans ma musique. 

Naturellement, comme enfant, je cherchais Ă  questionner la communication de mes parents parce que j’avais compris que les rĂšgles qu’on me donnait en Allemagne Ă©taient des rĂšgles locales. Par exemple, si on mange d’une certaine maniĂšre Ă  table c’est parce qu’en Allemagne on mange de cette façon. En Inde, c’est diffĂ©rent. Cela est trĂšs important pour moi. Chaque fois que quelqu’un fait une affirmation, je pense « oui, c’est vrai ici ! (Mais pas nĂ©cessairement ailleurs) ». Car il existe toujours des modes de faire qui sont autres. Examiner ces modes est instructif. C’est une mĂ©thode qui permet de penser Ă  des alternatives. Il y a toujours une alternative qui est valable, vivante et qui existe de son propre steam. Ce n’est pas une alternative fictionnelle, imaginaire. Elle existe vraiment. Je crois que ça m’a formĂ© d’une certaine maniĂšre. Cela influence tout ce que je fais. Mais c’est plus profond de ça. Je ne suis pas interculturel parce que c’est une bonne chose d’ĂȘtre interculturel. Je le suis naturellement. Je ne peux rien ĂȘtre d’autre.

A. E. L. : J’ai l’impression que ton travail est une rĂ©flexion sur les similitudes et les diffĂ©rences posĂ©es comme problĂšmes par cette interculturalitĂ©.

S. B. : En effet, c’est trĂšs pertinent. Par exemple, je trouve certaines choses similaires qui pour un homme «monoculturel» sont trĂšs diffĂ©rentes alors que moi je les trouve trĂšs proches l’une de l’autre. Je ne crois pas Ă  certaines idĂ©es comme : « On est tous des rockers Â» ou « Nous nous comprennons tous » ou encore «  On est tous frĂšres ou sƓurs dans le monde Â». On est trĂšs diffĂ©rents les uns des autres, pas pour des idĂ©es aussi superficielles, c’est seulement dans la profondeur des rĂ©flexions, des comportements que la vraie diffĂ©rence se montre.

A. E. L. : Je voulais savoir si pour toi le jazz et la musique improvisĂ©e avaient eu un impact sur ton travail ? Parce qu’à l’écoute il me semble qu’il y a des Ă©lĂ©ments qui se rapprochent aussi du jazz.

S. B. : Depuis quelques annĂ©es, la composition et la co-improvisation sont des choses trĂšs importantes pour moi, en particulier la composition avec improvisation. Le jazz naturellement a toujours Ă©tĂ© une musique que j’aime beaucoup, mais pas toutes les sortes de jazz.

A. E. L. : Le free jazz aussi, celui peut ĂȘtre de Ornette Coleman ou de Cecil Taylor ?

S. B. : Oui, Ă  une certaine Ă©poque ça m’intĂ©ressait mais je n’en ai pas tirĂ© de modĂšle ou d’idĂ©es parce que je trouve que le free jazz est une illusion. Il n’existe pas de free jazz. Il y a toujours un jazz informĂ© d’une certaine maniĂšre de penser, d’un certain travail corporel. Chaque musicien travaille pendant des annĂ©es Ă  apprendre Ă  jouer de son instrument d’une certaine maniĂšre. Cet apprentissage devient comme une sorte de partition ! Ils n’ont pas vraiment de libertĂ©..

A. E. L. : Le corps du musicien devient comme une partition


S. B. : Le corps devient comme une partition. Et si on l’étiquette comme free jazz, je crois que c’est une maniĂšre de faire de la promotion pour avancer l’idee d’une sociĂ©tĂ© liberale, mais ce n’est pas une vraie Ă©tiquette. C’est pour cela que je prĂ©fĂšre les gens qui disent « VoilĂ , il y a des rĂšgles dans mon travail et j’accepte qu’il n’y ait pas de libertĂ©, mais il y a autre chose bien plus plus intĂ©ressante, c’est la dimension artistique. Â»

C. N. : Tout à l’heure tu me parlais d’un prochain projet qui s’en vient, qui a un titre trùs accrocheur : le Body Suit Score. Qu’est-ce que c’est ?

S. B. : Une partie de mon travail c’est aussi faire de la musique dans les espaces publics. Je suis un peu contre l’institution du concert oĂč le public est assis et Ă©coute avec plus ou moins d’attention. Les environnements musicaux m’intĂ©ressent beaucoup ainsi que les situations oĂč on ne sait pas nĂ©cessairement que c’est un vrai concert qu’on entend. J’ai fait des projets de ce type comme Nexus, il y a quelques annĂ©es, dans les rues autour de l’universitĂ© Concordia et Ă  l’intĂ©rieur de ses bĂątiments pendant un congrĂšs sur les humanitĂ©s oĂč les musiciens apparaissaient chacun leur tour mais tous connectĂ©s par un rĂ©seau wifi. Cela fonctionnait bien, sauf que le problĂšme avec cette piĂšce, venait du fait que les musiciens Ă©taient en dĂ©placement continuels, ils devaient donc apprendre toute la partition par cƓur. Cette partition n’était pas faite comme une sĂ©quence normale, mais selon une une sĂ©rie d’instructions comme un « software Â». La partition dictait au musicien la marche Ă  suivre, par exemple « Si tu traverses un seuil, il faut jouer ça. Si tu rencontres quelqu’un qui parle, il faut jouer ça. Si tu rencontres
 Â». Il y avait toute une sĂ©rie de rĂšgles pour interagir avec le public. C’était difficile pour le musicien de les apprendre toutes, et de le retenir dans une situation rĂ©elle, de la sorte on avait totalement perdu l’aspect qui m’intĂ©resse dans la musique : la synchronicitĂ©. 

En tant qu’ĂȘtres humains on est axĂ©s sur la synchronicitĂ© des choses. La synchronicitĂ© c’est le moteur de la sĂ©mantique d’une certaine maniĂšre. Les choses qui sont synchrones ce sont les choses qui nous font penser. Et dans une improvisation comme ça, oĂč les gens ne peuvent pas s’entendre, on ne peut pas crĂ©er de moments de synchronicitĂ© pour un public. Je pensais alors qu’il fallait trouver un autre moyen pour que ça se fasse dans ces conditions. Pendant la derniĂšre annĂ©e, on a commencĂ© Ă  travailler, Ă  dĂ©velopper une partition qui serait un vĂȘtement avec Joanna Berzowska Ă  Concordia, Marcelo Wanderley et Isabelle Cossette de McGill. Nous avons crĂ©Ă© un vĂȘtement avec des vibrateurs, des actuateurs vibratoires et plusieurs compositeurs concevaient les piĂšces pour chacun de ces dispositifs.  

Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Comment un musicien peut-il comprendre ces signaux ? Comment peut-il apprendre le langage sans avoir Ă  lire une documentation de milles pages ? Je connais mes musiciens, je sais qu’ils ne les liront pas ! On commence donc Ă  crĂ©er des jeux auditifs, avec un concepteur de jeux, qui entraine les musiciens Ă  l’utilisation de ce systĂšme. Par exemple, ils jouent de leur instrument et si ils font des « bonnes choses» ils auront une sorte de rĂ©compense et ils pourront avancer au niveau du jeu suivant


C. N. : Si je comprends bien, c’est le vĂȘtement qui, en envoyant des vibrations, va donner des indications sur l’action Ă  performer en fonction de ce qui se passe. 

S. B. : En effet, il y a plusieurs instructions qui peuvent se transmettre. Par exemple pour dire « Jouer plus fort Â» on conçoit un signal qui bouge d’une certaine maniĂšre. Il y a des informations beaucoup plus difficiles. Comme « Progresser au mode 2. Â»

A. E. L. : Mais alors, comment traduitre cela par le sens du toucher artificiel de la combinaison ?

S. B. : On a devisĂ© un systĂšme qu’on appelle des « tactons ». C’est-Ă -dire que ce n’est pas un vibrateur mais ce sont des unitĂ©s de plusieurs tacteurs qui bougent d’une certaine maniĂšre, qui constituent ainsi un signal.

A. E. L. : Est-ce que le musicien doit mĂ©moriser les sĂ©quences des signaux ou est-ce que, intuitivement, les musiciens, par la nature mĂȘme de la maniĂšre dont le signal est rĂ©parti sur le corps, peuvent comprendre ce que vous voulez communiquer ?

S. B. : Ça dĂ©pend. Si on veut Ă©voquer une information analogue comme l’intensitĂ©, ça fonctionne. Mais comment Ă©voque-t-on par exemple « changer les registres du plus haut au plus bas »? Il y a des tactons qu’il faut apprendre et c’est pour cette raison que le jeu est conçu parce qu’on apprend les tactons par le jeu : D’abord le premier ensuite on accĂšde au niveau suivant qui est Ă  deux tactons, puis il faut diffĂ©rencier le prochain niveau qui a trois tactons. C’est de la sorte que les musiciens apprennent. Mais l’ordinateur doit reconnaĂźtre si le musicien a vraiment reconnu le tacton par le jeu seul, cela est le plus difficile. 

Le but serait, par exemple, d’avoir vingt-cinq musiciens sur l’esplanade de la Place-des-Arts en train de jouer et qui, Ă  un moment donnĂ©, pourraient commencer Ă  jouer ensemble parce qu’ils seraient connectĂ©s Ă  une source d’information qui leur dirait : « voilĂ , l’un d’entre vous fait ceci, il vous faut donc faire cela», etc. Et cela sur des harmonies qui surgiraient et qui disparaĂźtraient crĂ©ant une sorte de musique spatialisĂ©e mais vivante.

A. E. L. : Cette partition soulĂšve une question intĂ©ressante. Cette indication est physique, alors que, quand on veut synchroniser des musiciens dans un espace aussi vaste, on peut utiliser la radio par exemple, avec des mĂ©tronomes, un clic-track avec des indications, avec des hauteurs. C’est une chose qui se fait dĂ©jĂ . Alors quelle est la diffĂ©rence entre cette vieille technique, avec un petit Ă©couteur qui nous donne quelques indications qu’on peut suivre comme musicien, et cette expĂ©rience presque immersive du corps. Qu’est-ce que cela peut modifier le rĂ©sultat musical ?

S. B. : Oui, c’était notre souci du dĂ©but. C’est une question d’ergonomie. J’ai fait des piĂšces aussi avec le clic track, et les indications auditives. Mais le mĂ©dium des musiciens c’est l’audio et si une autre source auditive leur arrive Ă  l’oreille au moment de jouer, cela sera difficile pour eux Ă  gĂ©rer. Ça peut les dĂ©router et prendre, d’une certaine maniĂšre, une part d’énergie qui manquera Ă  la musique. Les musiciens ont souvent dit « Ouf les clics track ! Quand tu nous parles dans les oreilles pendant qu’on joue, c’est vraiment agaçant. Â» On s’est demandĂ© que faire alors ? Un musicien peut-il « comprendre Â» les vibrations pendant qu’il joue ? On a eu la vison de sons vibrants sur le corps, qui peuvent donner des patterns trĂšs complexes. Et si ces vibrations procurent des sensations agrĂ©ables, cela peut devenir une seconde nature dans le sens qu’ils ne pensent pas mais ressentent directement. C’est comme conduire une voiture, on ne pense pas au mouvement du pied qui semble agir tout seul. 

On est orientĂ© vers le but, vers la situation autour de soi, c’est le but des Body Suit Score. Et c’est pour ça qu’il est sur le corps et que le corps est impliquĂ©. IdĂ©alement, ça devient comme une deuxiĂšme peau qui semble trĂšs naturelle, et les rĂ©actions de cette peau deviennent quelque chose qui nous amĂšne comme musicien Ă  poser gestes diffĂ©rents.