{"id":1108,"date":"2016-12-01T18:59:54","date_gmt":"2016-12-01T18:59:54","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=1108"},"modified":"2022-11-10T19:00:09","modified_gmt":"2022-11-10T19:00:09","slug":"decembre-2016-recherche-creation-et-mediologie-partie-2","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/decembre-2016-recherche-creation-et-mediologie-partie-2\/","title":{"rendered":"D\u00e9cembre 2016 – Recherche-cr\u00e9ation et m\u00e9diologie (partie 2)"},"content":{"rendered":"\n

L\u2019\u0153uvre d\u2019art du point de vue de la m\u00e9diologie<\/h2>\n\n\n\n

Dans le caract\u00e8re circonstanciel de sa fonction (magique, politique, sociologique…), l\u2019\u0153uvre d\u2019art op\u00e8re une transmission : fondamentalement, elle met en contact celui qui cr\u00e9e avec ceux pour qui l\u2019\u0153uvre <\/s>est cr\u00e9\u00e9e. Elle est exclusivement m\u00e9diatique. Mais l\u2019objet de la mise en contact, c\u2019est aussi, au-del\u00e0 des particularismes, la transmission de la culture qui sert de liant \u00e0 chaque communaut\u00e9 humaine et en assure la persistance, car la m\u00e9moire ne se relaie que par des media<\/em> (langues, \u00e9critures, artefacts). Revenons \u00e0 l\u2019\u00e9nonc\u00e9 des \u00e9l\u00e9ments de la probl\u00e9matique m\u00e9diologique qui ouvre cet article : tel artiste privil\u00e9gie tel medium<\/em> dans tel milieu pour transmettre tel message. Puisque l\u2019\u0153uvre d\u2019art est le lieu par excellence de la communication d\u2019un sens entre un auteur et un r\u00e9cepteur via l\u2019acad\u00e9mie (mus\u00e9e, revues sp\u00e9cialis\u00e9es, universit\u00e9) comme organisation mat\u00e9rialis\u00e9e de la transmission, qu\u2019elle est donc un medium <\/em>m\u00e9diatis\u00e9, un moyen de transmission en soi o\u00f9 la mati\u00e8re de cette transmission informe aussi le message, nous entendons que l\u2019\u0153uvre d\u2019art est la candidate id\u00e9ale \u00e0 l\u2019appr\u00e9ciation m\u00e9diologique. En r\u00e9v\u00e9lant que \u00ab l\u2019\u0153uvre d\u2019art met les m\u00e9diations techniques \u00e0 la f\u00eate \u00bb, Debray trace la voie \u00e0 la m\u00e9diologie de l\u2019art. <\/p>\n\n\n\n

Le m\u00e9diologue de l\u2019art propose des liens de cause \u00e0 effet entre le medium<\/em> et son message, pressent une r\u00e9ciprocit\u00e9 entre l\u2019id\u00e9e et sa mat\u00e9rialit\u00e9. La perception du r\u00e9el influence le d\u00e9veloppement de la perspective dans les arts et, r\u00e9ciproquement, la perceptive picturale influence la fa\u00e7on de percevoir le r\u00e9el. La m\u00e9diologie de l\u2019art permet de comprendre ces rapports, les enjeux de ces rapports et regarder l\u2019\u0153uvre d\u2019art comme un prisme o\u00f9 se d\u00e9composent les structures des id\u00e9es d\u2019une soci\u00e9t\u00e9, entendu que les couleurs du prisme ne se d\u00e9couvrent qu\u2019\u00e0 la lumi\u00e8re de la soci\u00e9t\u00e9 qui les projette. C\u2019est une perspective rapproch\u00e9e sur les faits de transmission, mais aussi une m\u00e9thodologie qui aide \u00e0 saisir les multiples couches agissantes de l\u2019\u0153uvre d\u2019art. Quand l\u2019iconologue s\u2019int\u00e9resse \u00e0 la symbolique de la perspective dans la peinture renaissante, le m\u00e9diologue de l\u2019art s\u2019int\u00e9resse \u00e0 la toile sur laquelle est peinte cette forme et \u00e0 son devenir-science ; quand le sociologue de l\u2019art s\u2019int\u00e9resse aux nouveaux modes de socialit\u00e9 produits par l\u2019art relationnel, le m\u00e9diologue de l\u2019art s\u2019attarde aux cartons d\u2019invitation envoy\u00e9s pour le vernissage, aux institutions qui les ont envoy\u00e9s, aux modes d\u2019envoi, aux lieux indiqu\u00e9s sur l\u2019adresse, etc. ; quand le s\u00e9mioticien s\u2019int\u00e9resse \u00e0 la signification <\/em>des formes, le m\u00e9diologue de l\u2019art consid\u00e8re leur rapport \u00e0 l\u2019espace d\u2019exposition…<\/p>\n\n\n\n

Pourquoi la m\u00e9diologie de l\u2019art ?<\/h2>\n\n\n\n

L\u2019art a un statut particulier : c\u2019est un domaine des activit\u00e9s humaines qui se caract\u00e9rise par la production d\u2019artefacts dont les assemblages participent \u00e0 cette qu\u00eate de la conservation du sens dans le temps ; l\u2019artiste est responsable d\u2019une trans-mission. En explorant simultan\u00e9ment les diff\u00e9rents niveaux de structuration du monde de l\u2019art, du plus insignifiant au plus occulte, en passant par le plus ostensible, et des relations transporteuses de sens, la m\u00e9diologie de l\u2019art r\u00e9oriente la compr\u00e9hension de l\u2019\u0153uvre d\u2019art en mettant au jour la mani\u00e8re dont celle-ci transmet un sens. Bien plus, en d\u00e9composant ce mode particulier de transmission, sympt\u00f4me de son temps, nous pouvons obtenir une vue sur le zeitgeist<\/em> qui explique les m\u00e9diations de chaque \u00e9poque et la fa\u00e7on dont celles-ci conditionnent en retour leur esprit. Autrement dit, la m\u00e9diologie de l\u2019art offre la possibilit\u00e9 de concevoir comment un paradigme informe (et s\u2019informe dans) une \u0153uvre d\u2019art. C\u2019est ainsi que la stratification des ic\u00f4nes byzantines r\u00e9pond \u00e0 la mani\u00e8re dont les iconographes pensent le christianisme, r\u00e9pond \u00e0 leur th\u00e9ologie. Dans l\u2019autre sens, leur effet de pr\u00e9sence dirige les fid\u00e8les dans le culte.<\/p>\n\n\n\n

La m\u00e9diologie de l\u2019art ne d\u00e9couvre rien qu\u2019on ne connaisse d\u00e9j\u00e0 dans le d\u00e9tail, elle met seulement au jour des relations d\u2019influence en levant le rideau sur ce qui \u00e9chappe \u00e0 l\u2019attention, ce qui est souvent m\u00e9pris\u00e9 par le sp\u00e9cialiste. Elle s\u2019attarde aux diff\u00e9rents niveaux de structuration de l\u2019art, elle en offre un point de vue transdisciplinaire, sorte de vision panoramique. En s\u2019int\u00e9ressant \u00e0 l\u2019\u0153uvre d\u2019art sous l\u2019angle de la transmission, la m\u00e9diologie de l\u2019art oblige \u00e0 scruter simultan\u00e9ment les institutions qui encouragent certaines productions, les rassemblent et les consacrent\u00a0: \u00a0l\u2019acad\u00e9mie (mus\u00e9e, \u00e9cole, histoire de l\u2019art, critique d\u2019art) qui forme et sanctionne les acteurs du monde de l\u2019art\u00a0; le march\u00e9 (galerie, revue, histoire de l\u2019art, critique d\u2019art) qui en produit d\u2019ob\u00e9diences distinctes\u00a0; les m\u00e9diateurs, qui organisent la rencontre des acteurs et spectateurs autour des \u0153uvres d\u2019art\u00a0; les m\u00e9dias (ordinateurs, Internet et sites, t\u00e9l\u00e9vision et cha\u00eenes, radio et stations, prospectus et design\u2026), organes de diffusion des m\u00e9diateurs\u00a0; la soci\u00e9t\u00e9 o\u00f9 naissent et s\u2019organisent les acteurs de cette transmission. L\u2019\u0153uvre d\u2019art se trouve au centre d\u2019un\u00a0diagramme de Venn\u00a0aux cercles suivants\u00a0: milieu,\u00a0medium<\/em>\u00a0et message. La m\u00e9diologie offre une approche pour remarquer cette saisissante relation tripartite qui donne \u00e0 penser. Explorons-la\u00a0!<\/p>\n\n\n\n

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Fiver Year Drive-By, Douglas Gordon<\/em><\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Nous devons \u00e9tudier les m\u00e9diations de l\u2019art parce qu\u2019elles cadrent nos exp\u00e9riences esth\u00e9tiques. La m\u00e9diation mus\u00e9ale encadre notre exp\u00e9rience de l\u2019\u0153uvre d\u2019art\u00a0: je ne saurais regarder du d\u00e9but \u00e0 la fin un film qui a \u00e9t\u00e9 ralenti pour avoir une dur\u00e9e de cinq ans (Five Year Drive-By<\/em>\u00a0de\u00a0Douglas Gordon). Pour pallier la partialit\u00e9 de la manifestation, un cartel me pr\u00e9vient de la dur\u00e9e totale du film. Un \u00e9pitexte, accol\u00e9 au mur, \u00e9crit par le commissaire de l\u2019exposition, me d\u00e9crit le jeu conceptuel de l\u2019installation. Je comprends alors pourquoi lorsque j\u2019arrive dans la salle, le film semble fixe. Gordon d\u00e9joue nos attentes de cin\u00e9philes en pr\u00e9sentant une r\u00e9flexion qui d\u00e9tourne pour cela les capacit\u00e9s di\u00e9g\u00e9tiques du cin\u00e9ma, de sorte que le temps du r\u00e9cit corresponde au temps de sa narration. Dans cette illustration, le mus\u00e9e, le commissaire, le cartel, le texte d\u2019accompagnement, l\u2019artiste, l\u2019installation et le film forment un syst\u00e8me o\u00f9\u00a0medium<\/em>\u00a0(mati\u00e8re organis\u00e9e\u00a0: la projection du film ralenti, organisation mat\u00e9rialis\u00e9e\u00a0: l\u2019institution qui le met en circulation), milieu (la technique qui engendre la soci\u00e9t\u00e9 de communication qui engendre l\u2019art contemporain) et message (le film qui s\u2019interroge sur le foss\u00e9 qui s\u00e9pare l\u2019exp\u00e9rience visuelle de la narration, qui tente de les faire correspondre1<\/sup>) sont intimement impliqu\u00e9s pour transmettre le sens de l\u2019\u0153uvre. Mais puisque nous sommes habitu\u00e9s \u00e0 faire abstraction du contexte d\u2019interpr\u00e9tation de l\u2019\u0153uvre, il nous est souvent difficile de bien les consid\u00e9rer, et ainsi d\u2019en interpr\u00e9ter la signification et d\u2019en percevoir les r\u00e9sonances dans les temps longs. Car n\u2019oublions pas qu\u2019\u00ab une transmission r\u00e9ussie est une transmission qui se fait oublier. \u00bb (Debray, 1997, p. 33)\u00a0<\/em>La m\u00e9diologie de l\u2019art familiarise l\u2019esprit \u00e0 ces corr\u00e9lations fonctionnelles en habituant \u00e0 \u00e9tablir des niveaux d\u2019interactions (intra-, inter-, trans-syst\u00e8me), et rend mieux conscient des significations et des enjeux provenant des techniques et des syst\u00e8mes dans lesquelles celles-ci agissent.<\/p>\n\n\n\n

Ouvrez le m\u00e9dio de m\u00e9diologie, et, d\u2019o\u00f9 que vous veniez, vous d\u00e9couvrirez une poup\u00e9e russe\u00a0: du dehors vers le dedans, les m\u00e9dias, le m\u00e9dium, le m\u00e9dian, le m\u00e9diat. Une lettre change, l\u2019accent se d\u00e9place, chaque cran s\u2019imbrique dans le pr\u00e9c\u00e9dent. La m\u00e9diologie comme le final d\u2019un travail de d\u00e9semboitement progressif. (Debray, 1998, p.8.)<\/p>\n\n\n\n

Ainsi, en reconnaissant l\u2019influence des m\u00e9diasph\u00e8res dont l\u2019\u0153uvre d\u2019art est m\u00e9tonymique, nous pourrons avoir de meilleures positions herm\u00e9neutiques (en expliquant plus pour comprendre mieux, dirait Ric\u0153ur, les m\u00e9canismes de la transmission, on peut adopter un point de vue critique vis-\u00e0-vis de ces m\u00e9canismes), ontologiques (d\u00e9monter la machinerie pour retrouver l\u2019unit\u00e9 de l\u2019\u0153uvre d\u2019art dans la diversit\u00e9 de ses manifestations) et \u00e9pist\u00e9mologiques (conscients que notre rapport au monde est orient\u00e9 par des m\u00e9diations techniques, nous pourrons peut-\u00eatre choisir les outils par lesquels nous voudrons le conna\u00eetre et y d\u00e9finir notre r\u00f4le).<\/p>\n\n\n\n

Nous proposons l\u2019\u00e9bauche d\u2019une m\u00e9thode que nous appliquerons \u00e0 un corpus pr\u00e9sent\u00e9 plus bas. Pour ce faire nous prendrons le chemin d\u2019une m\u00e9diologie greff\u00e9e sur l\u2019herm\u00e9neutique en identifiant quatre \u00e9l\u00e9ments-cl\u00e9s : le medium<\/em>, le message, le milieu, la m\u00e9diation.<\/p>\n\n\n\n

1. Medium<\/em><\/h2>\n\n\n\n

\u00a0On identifie le\u00a0medium<\/em><\/strong>\u00a0en faisant une synth\u00e8se descriptive classique de l\u2019\u0153uvre\u00a0: quels sont ses \u00e9l\u00e9ments mat\u00e9riels, visuels, plastiques. \u00ab\u00a0Medium<\/em>\u00a0\u00bb d\u00e9signe ici plusieurs r\u00e9alit\u00e9s qui se superposent et se confondent\u00a0: le support et la mati\u00e8re de l\u2019\u0153uvre autant que l\u2019institution qui lui donne une existence, par son espace d\u2019exposition (le Mus\u00e9e d\u2019Art Contemporain) autant que ses deniers (le Conseil des arts et des lettres du Qu\u00e9bec).<\/p>\n\n\n\n

2. Milieu<\/h2>\n\n\n\n

Dans quel syst\u00e8me \u00e9pist\u00e9mique (milieu<\/strong>) se situe l\u2019\u0153uvre au moment de sa cr\u00e9ation (exemple\u00a0: gnosticisme, scolastique, R\u00e9forme, Lumi\u00e8res, soci\u00e9t\u00e9 de la communication…)\u00a0? On ne peut bien comprendre l\u2019\u0153uvre sans prendre en compte l\u2019air du temps et ses pr\u00e9suppos\u00e9s, provenant de leur principe organisateur. Il est d\u2019ailleurs utile de garder en t\u00eate que l\u2019artiste s\u2019accapare souvent (pour ne pas dire toujours) les techniques (non seulement les techniques de production \u00e0 proprement parler) de son \u00e9poque pour les r\u00e9investir et les d\u00e9velopper dans ses cr\u00e9ations. Si l\u2019\u00e9poque transporte des formes d\u2019exp\u00e9riences au sens kantien du terme, l\u2019\u0153uvre d\u2019art exprime l\u2019esprit de son temps, sa \u00ab\u00a0verticale m\u00e9tapolitique\u00a0\u00bb (R\u00e9gis Debray), pivot de toutes les m\u00e9diations, qui portent son empreinte \u00e9conomique. Par exemple, l\u2019art du vide n\u2019est envisageable qu\u2019\u00e0 l\u2019heure du \u00ab\u00a0syst\u00e8me technicien\u00a0\u00bb (Jacques Ellul), avec \u00ab\u00a0l\u2019assouplissement et la prolif\u00e9ration des vecteurs caract\u00e9ristiques des soci\u00e9t\u00e9s d\u2019abondance o\u00f9 je peux dire-\u00e9crire-agir un jour blanc un jour noir parce que j\u2019ai du support \u00e0 g\u00e2cher et que ma d\u00e9pense n\u2019entamera pas les stocks \u00e0 m\u00e9moire. \u00bb (R\u00e9gis Debray, 1991, p.\u00a0271)<\/p>\n\n\n\n

3. Message<\/h2>\n\n\n\n

\u00c0 l\u2019aide des lunettes de l\u2019\u00e9poque de l\u2019\u0153uvre, on cerne son\u00a0message,\u00a0<\/strong>son sens et son discours, tout en prenant conscience des pr\u00e9suppos\u00e9s propres \u00e0 notre horizon. Car lorsqu\u2019on a affaire \u00e0 des productions qui nous sont lointaines (\u00e9poque, culture), on ne peut se soustraire totalement \u00e0 l\u2019emprise ethnocentrique qui commande \u00e0 nos perceptions, mais l\u2019on peut tout de m\u00eame les reconna\u00eetre et se fier \u00e0 l\u2019agr\u00e9gation des connaissances qui nous permet une approche contextuelle des \u0153uvres, c\u2019est-\u00e0-dire une approche prenant en compte leur milieu d\u2019origine.<\/p>\n\n\n\n

4. M\u00e9diation<\/h2>\n\n\n\n

\u00c0 cette \u00e9tape, il s\u2019agit de d\u00e9couvrir l\u2019articulation du message \u00e0 son\u00a0medium\u00a0<\/em>et \u00e0 son milieu. Le\u00a0medium<\/em>\u00a0travaille le message qui travaille le milieu et ce, dans tous les sens, de mani\u00e8re r\u00e9seautique\u00a0: c\u2019est un r\u00e9seau m\u00e9diologique. Pour interpr\u00e9ter cet enchev\u00eatrement, autrement dit d\u00e9couvrir la mani\u00e8re dont\u00a0medium<\/em>, message et milieu se traduisent les uns les autres, le m\u00e9diologue proc\u00e9dera par analogie. S\u2019il est vrai que nous faisons toujours l\u2019exp\u00e9rience d\u2019un\u00a0medium<\/em>, d\u2019un milieu et d\u2019un message pour l\u2019\u0153uvre d\u2019art, nous n\u2019en faisons pas n\u00e9cessairement l\u2019exp\u00e9rience par le\u00a0m\u00eame medium<\/em>, le\u00a0m\u00eame<\/em>\u00a0milieu et le\u00a0m\u00eame<\/em>\u00a0message. De ces d\u00e9bordements des modalit\u00e9s de la production artistique, le m\u00e9diologue saura tirer les cons\u00e9quences (pour faire le pont entre monde de l\u2019auteur, monde de l\u2019\u0153uvre et monde du r\u00e9cepteur)\u00a0: c\u2019est toujours\u00a0ici et maintenant<\/em>\u00a0que nous sommes contraints de consid\u00e9rer l\u2019\u0153uvre d\u2019art\u00a0; nous ne pouvons transcender notre propre condition. Par exemple, on ne peut comprendre la mati\u00e8re dans laquelle une \u0153uvre est faite sans prendre en compte la dialectique mati\u00e8re sens-forme-contexte o\u00f9 elle est ancr\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n

Application de la m\u00e9diologie de l’art<\/h2>\n\n\n\n

Pour l\u2019analyse, nous avons choisi des \u0153uvres d\u2019art de diff\u00e9rentes \u00e9poques repr\u00e9sentant quatre disciplines artistiques (architecture, musique, arts visuels et cin\u00e9ma), ayant des caract\u00e9ristiques m\u00e9diologiques diff\u00e9rentes et suffisamment claires pour aider le lecteur \u00e0 y cerner les diff\u00e9rentes corr\u00e9lations fonctionnelles.<\/p>\n\n\n\n

Le n\u00e9oclassicisme du Grand Th\u00e9\u00e2tre de Bordeaux<\/h2>\n\n\n\n

B\u00e2ti entre 1773 et 1780, le\u00a0Grand th\u00e9\u00e2tre de Bordeaux\u00a0prend place dans un important \u00e9lan d\u2019urbanisme conduit par la ville de Bordeaux au 18e<\/sup>\u00a0si\u00e8cle. Il est con\u00e7u dans un style n\u00e9oclassique qui transcrit dans la sobri\u00e9t\u00e9 formelle et l\u2019\u00e9conomie de ses moyens un \u00e9lan de rigueur morale propre aux id\u00e9es qui essaiment en Europe et jusqu\u2019aux \u00c9tats-Unis d\u2019Am\u00e9rique. Le n\u00e9oclassicisme puise dans le vocabulaire plastique de la Renaissance, lui-m\u00eame inspir\u00e9 par les canons de l\u2019antiquit\u00e9. Mais le vent des Lumi\u00e8res balaie l\u2019Europe, et l\u2019art antique, qui est d\u2019ailleurs red\u00e9couvert \u00e0 l\u2019occasion de nouvelles fouilles arch\u00e9ologiques et de nouveaux apports scientifiques \u00e0 la connaissance de la civilisation gr\u00e9co-romaine, est r\u00e9interpr\u00e9t\u00e9 \u00e0 partir de la Raison\u00a0: ligne \u00e9pur\u00e9e, formes claires baign\u00e9es dans la lumi\u00e8re, angularit\u00e9 tr\u00e8s prononc\u00e9e et grandiloquence.<\/p>\n\n\n\n

En ces temps de troubles soci\u00e9taux, les modalit\u00e9s traditionnelles du pouvoir sont boulevers\u00e9es. Lorsque le pouvoir aristocratique est renvers\u00e9, il devient n\u00e9cessaire de cr\u00e9er de nouvelles institutions. Cela suppose de les installer dans de nouveaux lieux capables de les incarner. Il faut donc donner \u00e0 ces lieux un style ad\u00e9quat. Comme la Gr\u00e8ce antique fait l\u2019objet d\u2019une r\u00eaverie nostalgique et que son mod\u00e8le politique est id\u00e9alis\u00e9, le n\u00e9oclassicisme en devient la manifestation idoine. Le Grand Th\u00e9\u00e2tre installe le d\u00e9corum d\u2019une nation dont l\u2019id\u00e9e est en train de germer. Rationalisme et triomphe de la bourgeoisie se reconnaissent dans les attributs du marbre : il est dur, lourd, beau, traverse les \u00e2ges et co\u00fbte cher, ce qui le rend rare ; on ne peut y inscrire que l\u2019essentiel d\u2019une pens\u00e9e grave, complexe, \u00e9prouv\u00e9e et m\u00eame sacr\u00e9e. Un style, comme organisation mat\u00e9rialis\u00e9e d\u00e9positaire de l\u2019esprit des Lumi\u00e8res, rencontre une mati\u00e8re \u00e0 organiser pour incorporer cet esprit.<\/p>\n\n\n\n

Appliquer le n\u00e9oclassicisme au territoire urbain signifie charger les constructions de transmettre au grand public par leurs formes et leur \u00e9clat les valeurs de la R\u00e9publique. En mimant le style grec, on fait rayonner la conception qu\u2019on a du pouvoir qui lui est symboliquement rattach\u00e9. Car citer le style antique, c\u2019est s\u2019imaginer au c\u0153ur de la Cit\u00e9 et rappeler \u00e0 tout instant la pr\u00e9\u00e9minence et la puissance de la probit\u00e9 humaniste inspir\u00e9e par la gouvernance hell\u00e9nique. En d\u2019autres mots, pour les hommes du si\u00e8cle des Lumi\u00e8res, cet emprunt est le moyen par excellence de manifester l\u2019esprit de l\u2019\u00e9poque qui se trouve transfigur\u00e9. Les partisans d\u2019un renouveau moral se reconnaissent dans un souvenir gr\u00e9co-romain fantasm\u00e9 dont le monde est sublim\u00e9 dans une projection politique hybride. V\u00e9hicule de sensibilit\u00e9, le Grand Th\u00e9\u00e2tre se dresse de fa\u00e7on monumentale et superbe, avec emphase et solennit\u00e9, au regard des Bordelais pour traduire la noblesse, le prestige et le pouvoir de la R\u00e9publique \u00e0 venir. \u00c0 l\u2019attention du peuple, le n\u00e9oclassicisme \u00e9duque. Il doit \u00eatre facile \u00e0 comprendre : orthogonalit\u00e9 des plans, frugalit\u00e9 des volumes, \u00e9limination des fioritures. Construction refl\u00e9tant le d\u00e9sir d\u00e9mocratique de l\u2019\u00e9galit\u00e9 et de la fraternit\u00e9, le Grand Th\u00e9\u00e2tre s\u2019inscrit en longueur, en horizontalit\u00e9. On est loin des envol\u00e9es lyriques des colonnes du Bernin. C\u2019est un peu comme transposer un d\u00e9cor pour transvaser un contexte : les id\u00e9es r\u00e9publicaines habitent les pierres taill\u00e9es pour elles. On ne peut s\u2019emp\u00eacher de saisir dans la priorit\u00e9 donn\u00e9e \u00e0 la ligne et dans les contours pr\u00e9cis l\u2019inscription d\u2019id\u00e9es claires ; dans l\u2019harmonie des proportions, leur rectitude et l\u2019absence de chatoiement plastique et color\u00e9, la correspondance g\u00e9om\u00e9trique des valeurs de justice et d\u2019\u00e9galit\u00e9 ; l\u2019aspect pesant et frontal du Grand Th\u00e9\u00e2tre sugg\u00e8re la fondation de nouvelles bases politiques et affirme avec aplomb la puissance et la p\u00e9rennit\u00e9 d\u2019un ordre nouveau ; l\u2019anachronisme architectural rend l\u2019\u00e9difice intemporel, le transfigure et en sacralise l\u2019essence \u2013 le Grand Th\u00e9\u00e2tre \u00e9voque un temple ; sa position g\u00e9ographique et ses galeries lat\u00e9rales permettent de r\u00e9organiser et d\u2019inspirer la vie de la cit\u00e9 en concentrant activit\u00e9s culturelles et commerciales et en en faisant un lieu de passage ; l\u2019enfilade du p\u00e9ristyle pointe la transparence, l\u2019\u00e9quit\u00e9 et la viabilit\u00e9 des principes d\u00e9mocratiques ; l\u2019utilisation de pierres de haute qualit\u00e9, l\u2019\u00e9l\u00e9gance des volumes du Grand escalier int\u00e9rieur ou les ornements de la corniche figurent le raffinement de la soci\u00e9t\u00e9 bourgeoise en plein essor ; la r\u00e9miniscence si dominante du style antique formule \u00e0 l\u2019attention des citoyens le pass\u00e9 grec pour futur et l\u2019id\u00e9alisme comme attitude.<\/p>\n\n\n\n

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Grand Th\u00e9\u00e2tre, Victor Louis, 1773-1780<\/em><\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

L\u2019art m\u00e9diatique d\u2019Andy Warhol<\/h2>\n\n\n\n

Andy Warhol est repr\u00e9sentatif de l\u2019art contemporain, c\u2019est-\u00e0-dire, selon\u00a0Anne Cauquelin, de la soci\u00e9t\u00e9 de la communication, qui se caract\u00e9rise par une \u00e9conomie, au sens large du terme, de l\u2019\u00e9change en r\u00e9seau, des canaux m\u00e9diatiques. Form\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9cole de la publicit\u00e9 new-yorkaise de la fin des ann\u00e9es 1940 \u00e0 titre de dessinateur, il saura exploiter les apories du passage de la soci\u00e9t\u00e9 de consommation \u00e0 la soci\u00e9t\u00e9 de communication \u2013 les deux syst\u00e8mes sont imbriqu\u00e9s\u00a0: on \u00ab\u00a0consomme\u00a0\u00bb la communication et on \u00ab\u00a0communique\u00a0\u00bb la consommation \u2013 en promouvant son travail artistique au moyen des techniques publicitaires\u00a0: tautologie, redondance, saturation, etc. Lorsqu\u2019il r\u00e9alise le portrait de\u00a0Mao\u00a0<\/em>qui en impose autant que le portrait de\u00a0Napol\u00e9on 1er<\/sup>\u00a0sur le tr\u00f4ne imp\u00e9rial<\/em>, Warhol exploite les exigences de la publicit\u00e9 et ses capacit\u00e9s \u00e0 reproduire m\u00e9caniquement et ind\u00e9finiment des images. Paradoxalement, la technique qui, pour\u00a0Walter Benjamin, d\u00e9truit l\u2019aura, produit ici de l\u2019aura, non seulement parce que ses images, de par leur format, leur composition et leur traitement apparaissent hi\u00e9ratiques, mais aussi parce que Warhol applique, transpose, int\u00e8gre ses \u0153uvres au r\u00e9seau de l\u2019art, r\u00e9pond \u00e0 ses attentes, en respecte les proc\u00e9dures.<\/p>\n\n\n\n

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Mao, Andy Warhol, s\u00e9rigraphie acrylique sur toile, 1973, cr\u00e9dit : The Art Institute of Chicago<\/em><\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n
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Campbell’s Soup Cans, Andy Warhol, s\u00e9rigraphie acrylique sur toile, 1962, cr\u00e9dit : Museum of Modern Art, New York<\/em><\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Autrement dit, par toutes sortes de proc\u00e9d\u00e9s publicitaires, il produit des ic\u00f4nes m\u00e9diatiques, mais cette mise en ic\u00f4ne, en s\u2019appuyant sur la reproductibilit\u00e9 technique et le r\u00e9seau qui l\u2019exploite, b\u00e9n\u00e9ficie aussi d\u2019une sacralisation qui repose elle-m\u00eame sur la m\u00e9diatisation, comme lorsqu\u2019il fabrique des stars selon l\u2019expression : \u00ab vu \u00e0 la t\u00e9l\u00e9 \u00bb. En somme, c\u2019est par la transfiguration des techniques propres au marketing que Warhol aboutit \u00e0 une r\u00e9flexion sur l\u2019art, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019autocommentaire.<\/p>\n\n\n\n

Warhol \u00ab mart\u00e8le \u00bb l\u2019information m\u00e9caniquement en transformant l\u2019atelier en factory<\/em>. <\/em>Imitant l\u2019usine, il se r\u00eave en machine et traduit les nouvelles pr\u00e9occupations de l\u2019art qui \u00e9voluent avec la soci\u00e9t\u00e9 dont il met en ab\u00eeme les dispositifs m\u00e9diatiques, qu\u2019il comprend jusqu\u2019\u00e0 proph\u00e9tiser : \u00ab in the future, everyone will be world-famous for 15 minutes \u00bb. La tentative de Warhol est une transparence de ses \u0153uvres aux principes de l\u2019\u00e9conomie (organisation h\u00e9t\u00e9rog\u00e8ne des \u00e9l\u00e9ments) de la communication. Quand il choisit de dupliquer des photographies de catastrophes et d\u2019accidents parues dans la presse, il s\u2019approprie, exploite, banalise, transfigure le r\u00e9gime m\u00e9diatique de la peur. On se rappelle aussi son utilisation du Polaroid pour ses instantan\u00e9s du quotidien de la vie des stars, faisant \u00e9cho au star system <\/em>en pleine effervescence, y contribuant ! L\u2019art contemporain devient une esp\u00e8ce de transcodeur de la soci\u00e9t\u00e9 du spectacle, de ses rouages magnifi\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n

Comment les \u0153uvres de Warhol transmettent-elles (dans les temps longs)\u00a0? Autrement dit, qu\u2019est-ce qui a fait (et continue de faire) leur impact\u00a0? Danto l\u2019explique par la cons\u00e9cration iconographique de la culture populaire, par \u00ab la transfiguration du banal\u00a0\u00bb. Warhol place les principes de la communication au centre des institutions acad\u00e9miques et marchandes, organisant leur \u00ab\u00a0conservation\u00a0\u00bb. Ironiquement, on passe de la communication \u00e0 la transmission\u00a0; Warhol fait fonctionner dans les temps longs ce qui est pens\u00e9 pour les temps courts. Pour\u00a0Jonathan Fineberg, c\u2019est une opposition au courant artistique dominant, l\u2019expressionnisme abstrait, par la c\u00e9l\u00e9bration de la redondance de l\u2019esth\u00e9tique des\u00a0mass<\/em>\u00a0media<\/em>.\u00a0Nicholas Wolterstorff\u00a0y voit de l\u2019art r\u00e9fl\u00e9chissant sur l\u2019art. Nous estimons que le succ\u00e8s de Warhol r\u00e9side dans sa synth\u00e8se du modernisme et des nouvelles avenues, am\u00e9ricaines, du\u00a0marketing<\/em>.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

– \u00e0 travers la s\u00e9rigraphie, pour exploiter les virtualit\u00e9s de la reproductibilit\u00e9 technique ; <\/p>\n\n\n\n

– \u00e0 travers la photographie, pour capturer le moment pr\u00e9sent, si cher \u00e0 Warhol qui r\u00eavait d\u2019\u00eatre capable d\u2019enregistrer m\u00e9caniquement le quotidien le plus banal ; <\/p>\n\n\n\n

– \u00e0 travers le magn\u00e9tophone, pour inscrire la m\u00e9moire plus rapidement que les entr\u00e9es d\u2019un journal intime et les articles d\u2019un quotidien (on sait que Warhol enregistrait les conversations de tous les jours et qu\u2019une secr\u00e9taire, qu\u2019il appelait chaque matin, retranscrivait dans un journal ce qu\u2019il lui dictait sur la journ\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente) ;<\/p>\n\n\n\n

– \u00e0 travers le cin\u00e9ma, approch\u00e9 comme reprise de l\u2019exp\u00e9rience du temps r\u00e9el (pensez \u00e0 l\u2019interminable plan fixe d\u2019Empire<\/em>). <\/p>\n\n\n\n

En somme, Warhol r\u00e9f\u00e8re \u00e0 Warhol et devient une marque en assurant \u00e0 son art une existence tautologique sur l\u2019ensemble des r\u00e9seaux du monde de l\u2019art. Dans la suite de cet art r\u00e9fl\u00e9chissant sur l\u2019art, on peut penser \u00e0 Antoni Muntadas, qui r\u00e9v\u00e8le les nombreux contextes d\u2019\u00e9mission et de r\u00e9ception de l\u2019\u0153uvre par leur\u00a0mise en abyme\u00a0.<\/p>\n\n\n\n

De la musique concr\u00e8te instrumentale : Helmut Lachenmann<\/h2>\n\n\n\n

Guero\u00a0<\/em>(1970-1988) pour piano, est une \u0153uvre de trois minutes d’Helmut Lachemann\u00a0o\u00f9 le pianiste joue de son instrument comme on joue d\u2019une percussion gratt\u00e9e. Pour parvenir \u00e0 faire sonner un piano comme un\u00a0g\u00fciro\u00a0(d\u2019o\u00f9 le nom de la pi\u00e8ce), instrument d\u2019Am\u00e9rique du Sud, le musicien, plut\u00f4t que d\u2019utiliser ses doigts pour les enfoncer, utilise ses ongles qu\u2019il fait glisser sur les touches. Il en racle le rebord, frappe de ses mains \u00e0 diff\u00e9rents endroits et effectue d\u2019autres manipulations \u00ab\u00a0percutantes\u00a0\u00bb, produisant des sons et exploitant les capacit\u00e9s sonores de l\u2019objet lui-m\u00eame, au d\u00e9triment de la tonalit\u00e9. Le d\u00e9tournement de l\u2019utilisation habituelle de l\u2019instrument permet d\u2019\u00e9laborer de nouvelles \u00ab\u00a0techniques de jeu \u00e9tendues\u00a0\u00bb et d\u2019explorer les sonorit\u00e9s du piano comme totalit\u00e9 effective (d\u00e9termin\u00e9es toutefois par une partition \u00e9crite en fonction des sonorit\u00e9s \u00e0 produire)\u00a0:\u00a0glissendi\u00a0<\/em>sans ton, jeu sur les diff\u00e9rentes aires, soit la surface enti\u00e8re des touches noires, les faces frontale et sup\u00e9rieure du piano, les chevilles, entre les chevilles, les marteaux\u00a0; variation des dur\u00e9es et des vitesses\u00a0; pizzicati\u00a0; bruits de p\u00e9dales, tapements, chiquenaudes, mains du pianiste en contact avec le coffre du piano qui r\u00e9sonne, harmoniques feutr\u00e9es, retour des\u00a0glissendi<\/em>, frottements, grattements, allers-retours de plus en plus rapides, cliquetis plus ou moins aigus et graves, des notes tr\u00e8s aigu\u00ebs. Malgr\u00e9 ces sonorit\u00e9s inhabituelles (des sons plut\u00f4t ind\u00e9termin\u00e9s), l\u2019aspect construit de la composition de la pi\u00e8ce transpara\u00eet\u00a0: alternances, nuances, acc\u00e9l\u00e9rations\u2026 On irait m\u00eame jusqu\u2019\u00e0 parler de m\u00e9lodies de timbres. Les choix du compositeur rendent m\u00e9connaissable le piano. Il s\u2019agit de d\u00e9jouer nos attentes pour d\u00e9shabituer notre \u00e9coute. En outre, l\u2019acoustique de la salle de concert disproportionne la repr\u00e9sentation\u00a0: on s\u2019imagine un g\u00fciro gigantesque. L\u2019instrument est mobilis\u00e9 pour produire des timbres pour lesquels il n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 con\u00e7u, afin d\u2019en \u00e9largir le r\u00e9pertoire sonore. Lachenmann refuse certaines habitudes de la musique occidentale\u00a0: la tonalit\u00e9 (un syst\u00e8me hi\u00e9rarchiquement form\u00e9 de notes gravitant autour d\u2019un ton\u00a0: la succession des notes provoque le sentiment de la n\u00e9cessit\u00e9 d\u2019une r\u00e9solution), au profil d\u2019une recherche sur le son instrumental et d\u2019un commentaire musical sur cette habitude\u00a0; la fa\u00e7on classique de jouer d\u2019un instrument, les rep\u00e8res structuraux (qui permettent \u00e0 l\u2019auditeur de m\u00e9moriser des motifs et de se situer) d\u2019un morceau\u00a0; il subordonne souvent ses pi\u00e8ces au timbre instrumental.<\/p>\n\n\n\n

Quel milieu engendre le jeu du piano comme totalit\u00e9 effective\u00a0? C\u2019est celui de la modernit\u00e9. Lachemann int\u00e8gre \u00e0 la fois les contraintes impos\u00e9es \u00e0 la composition par le s\u00e9rialisme2<\/sup>\u00a0et l\u2019exploration du timbre par la musique concr\u00e8te. Cette musique concr\u00e8te instrumentale se comprend par\/comme la prise en compte du milieu qui la pr\u00e9c\u00e8de, et qu\u2019elle synth\u00e9tise. Elle renouvelle l\u2019h\u00e9ritage allographique de la musique occidentale : il y a partition, il y a interpr\u00e8te, il y a effectif instrumental, etc. L\u2019histoire de la musique, de la musique que l\u2019on interpr\u00e8te, que l\u2019on interpr\u00e8te en concert, constitue les conditions d\u2019apparition de cette \u0153uvre.<\/p>\n\n\n\n

Guero<\/em> est n\u00e9e dans le creuset de la fabrique multipolaire de la soci\u00e9t\u00e9 o\u00f9 le monde produit, et projette une conception lat\u00e9rale des modes de commande, de production, d\u2019existence : le pouvoir centralis\u00e9 est d\u00e9construit au profit du mod\u00e8le du r\u00e9seau. En r\u00e9ponse \u00e0 cette r\u00e9organisation des hi\u00e9rarchies de la production de flux et de sens, les notes, sacr\u00e9es, consacr\u00e9es, hi\u00e9ratiques et autocrates, c\u00e8dent la place \u00e0 de nouveaux p\u00f4les instrumentaux, profanes, libertaires, rhizomiques, hasardeux mais non moins f\u00e9conds, qui valent autant que les touches blanches et noires. Le piano mat\u00e9rialise une conception du sens comme produit d\u00e9riv\u00e9 du r\u00e9seau ; tout le piano r\u00e9sonne, les aires de jeu du piano sont connect\u00e9es et tissent, ensemble, la trame sonore d\u2019un grand ouvrage qui censure certaines techniques de jeu relevant de la hi\u00e9rarchie tonale du son.<\/p>\n\n\n\n

Au lieu d\u2019emmener le spectateur dans les r\u00eaveries d\u00e9licieuses et m\u00e9diologiquement sourdes des m\u00e9lodies pianistiques, le medium<\/em> se pointe lui-m\u00eame par la mani\u00e8re dont il est exploit\u00e9 : le jeu non traditionnel provoque une certaine distanciation chez le spectateur qui se manifeste dans une attention port\u00e9e sur le dispositif, sur le moyen, c\u2019est-\u00e0-dire la mati\u00e8re de l\u2019instrument, plut\u00f4t que sur sa finalit\u00e9, soit le plaisir de l\u2019\u00e9coute musicale. Et puisque l\u2019on sort de l\u2019orthodoxie, le milieu devient d\u2019autant plus primordial pour acc\u00e9der au sens de la pi\u00e8ce. Autrement dit, l\u2019\u0153uvre, pour \u00eatre contempl\u00e9e, per\u00e7ue comme musique par le spectateur, se retrouve d\u00e9pendante du contexte qui permet de la comprendre comme telle, comme un ensemble de sons de piano \u00e9trangers \u00e0 ce que le spectateur consid\u00e8re traditionnellement comme de la musique. Cette d\u00e9pendance, on la soulignera de nouveau pour le spectateur, s\u2019il veut faire l\u2019exp\u00e9rience esth\u00e9tique des bruits propos\u00e9s par Lachenmann, par la n\u00e9cessit\u00e9 d\u2019apercevoir, de reconna\u00eetre l\u2019\u0153uvre avec des balises : l\u2019interpr\u00e8te, la salle de concert, l\u2019applaudissement des autres spectateurs, le salue final, la sc\u00e8ne.<\/p>\n\n\n\n

Un film apocalyptique : Koyaanisqatsi<\/h2>\n\n\n\n

Koyaanisqatsi<\/em>\u00a0est un film sans paroles d\u20191 heure 26 minutes r\u00e9alis\u00e9 par\u00a0Godfrey Reggio\u00a0entre 1975 et 1982, tourn\u00e9 en 35 mm, port\u00e9 par la musique r\u00e9p\u00e9titive de\u00a0Philip Glass, et sorti en 1982. Il est compos\u00e9 d\u2019une succession de plans-s\u00e9quences repr\u00e9sentant, en regard de lieux naturels d\u00e9sertiques, la m\u00e9canique perp\u00e9tuelle des activit\u00e9s humaines dans les grands centres urbains principalement. Ces plans-s\u00e9quences sont souvent compos\u00e9s de panoramiques, de\u00a0travellings<\/em>\u00a0tr\u00e8s dynamiques, de zooms avant et arri\u00e8re et sont parfois surimprim\u00e9s. Leurs \u00e9chelles visuelles et temporelles varient. Ce film rend compte du monde occidental de la fin des ann\u00e9es 70, caract\u00e9ris\u00e9 par le d\u00e9ploiement d\u00e9mesur\u00e9 et englobant de la technique en infrastructures communicationnelles et \u00e9conomiques, en biens de consommation ou en mouvements de populations, sous leur aspect le plus spectaculaire\u00a0: le flux. Les grands centres urbains (le film est tourn\u00e9 \u00e0 Los Angeles, New York et Chicago) am\u00e9ricains en expriment la quintessence. Dans une dialectique entre les paysages d\u00e9sertiques et les territoires urbains dans laquelle on passe de l\u2019un \u00e0 l\u2019autre par des repr\u00e9sentations de l\u2019Anthropoc\u00e8ne, images d\u2019incursions techniques violentes (machinerie lourde, lignes \u00e0 haute tension, ol\u00e9oducs, rang\u00e9es infinies de voitures et de chars, excavations, explosions, domination a\u00e9rienne…), la ville \u2013 la ville appara\u00eet comme le produit de la technique \u2013 s\u2019extirpe de son r\u00f4le assign\u00e9 de \u00ab\u00a0papier peint\u00a0\u00bb pour venir \u00e0 l\u2019avant-plan du film, y \u00eatre portraitur\u00e9e et m\u00eame personnifi\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n

Le film s\u2019articule \u00e0 la conscience d\u2019une syst\u00e9matisation \u00e0 grande \u00e9chelle de la technique pour organiser la transmission d\u2019une telle intuition. En favorisant des effets de distorsion d\u2019\u00e9chelle de temps, autrement dit en produisant des m\u00e9diations inaccessibles au regard humain sans une certaine utilisation du dispositif filmique,\u00a0Koyaanisqatsi<\/em>\u00a0inverse le r\u00f4le des humains et de la ville, transformant celle-ci en sujet vivant tandis que l\u2019\u00eatre humain devient, sous l\u2019\u0153il de la cam\u00e9ra \u2013 et au banc de montage \u2013 une de ses composantes. En effet, en offrant des prises de vues \u00e0 1 \u00bd image par seconde (ralentissement) et 1 image toutes les 10 secondes (acc\u00e9l\u00e9ration), ainsi qu\u2019en substituant au traditionnel regard de la fen\u00eatre peinte celui, d\u00e9centr\u00e9 et d\u00e9subjectiv\u00e9 de l\u2019objet, l\u2019humanit\u00e9 se d\u00e9voile comme un des rouages du bouillonnement incessant des activit\u00e9s industrielles et communicationnelles. Un d\u00e9roulement de plans \u2013 o\u00f9 des cols-blancs filant \u00e0 la cha\u00eene \u00e0 travers des corridors r\u00e9pondent \u00e0 des saucisses industrielles filant \u00e0 la cha\u00eene dans des usines\u2013 repr\u00e9sente l\u2019humanit\u00e9, prise dans ses infrastructures machiniques de transport et de travail, r\u00e9duite \u00e0 un flux qui semble faire respirer, alimenter le territoire technicis\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

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