{"id":1308,"date":"2016-04-01T23:17:43","date_gmt":"2016-04-01T23:17:43","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=1308"},"modified":"2022-11-16T23:17:59","modified_gmt":"2022-11-16T23:17:59","slug":"avril-2016-lecologie-de-lart","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/avril-2016-lecologie-de-lart\/","title":{"rendered":"Avril 2016 – L’\u00e9cologie de l’art"},"content":{"rendered":"\n

Deux mots hantent notre monde, notre histoire, notre esprit : \u00e9conomie<\/em>, \u00e9cologie<\/em>. Un m\u00eame radical les unit, qui vient du grec ancien oikos<\/em> d\u00e9signant \u00ab la maison, l\u2019habitat, le milieu en tant qu\u2019il nous est familier, familiale m\u00eame, dans lequel on se rassemble et se ressemble \u00bb. Il est \u00e9troitement apparent\u00e9 au verbe eiko<\/em>, qui veut dire justement \u00ab ressembler, \u00eatre semblable \u00bb \u2013 comme l\u2019eikon<\/em>, l\u2019ic\u00f4ne, ressemble \u00e0 ce qu\u2019elle d\u00e9signe ou repr\u00e9sente \u2013 et sa racine indoeurop\u00e9enne renvoie \u00e0 l\u2019id\u00e9e de \u00ab clan \u00bb, soit \u00e0 ceux qui habitent sous un m\u00eame toit. Il ne s\u2019agit donc pas de n\u2019importe quel \u00ab environnement \u00bb : c\u2019est celui que nous fr\u00e9quentons, qui nous est proche, tel un abri, une demeure, un foyer. C\u2019est le lieu de notre s\u00e9jour, qui nous est consubstantiel et imm\u00e9diat : notre enveloppe, notre seconde peau, ce qui nous entoure, nous prot\u00e8ge, nous d\u00e9fend. <\/p>\n\n\n\n

C\u2019est \u00e0 un tel lieu qu\u2019on associe tant\u00f4t la notion de nomos<\/em> (la loi, l\u2019usage, la norme, les m\u0153urs, l\u2019habitude) tant\u00f4t celle de logos<\/em>(la parole, l\u2019expression, le rapport, la pens\u00e9e, la connaissance) : il y aurait donc d\u2019un c\u00f4t\u00e9 les \u00ab lois et usages de la maison \u00bb, qui concernent son maintien, son entretien, sa gestion, son administration, bref, son \u00ab \u00e9conomie \u00bb, et de l\u2019autre l\u2019 \u00ab expression \u00bb m\u00eame de ce lieu qu\u2019on habite, ce qu\u2019il nous dit, ce dont il nous parle, ce qu\u2019on en pense, ce qu\u2019on en sait, soit sa manifestation en tant que syst\u00e8me de signes et de rapports ou de symboles et de liens qui rassemblent ce qui se ressemble, au sein de quoi nous vivons et survivons, bref, son \u00ab \u00e9cologie \u00bb. Ainsi les deux mots, \u00e9conomie<\/em> et \u00e9cologie<\/em>, sont si apparent\u00e9s l\u2019un \u00e0 l\u2019autre, par leur commune \u00e9tymologie, qu\u2019on peut difficilement comprendre qu\u2019ils puissent avoir \u00e9t\u00e9 s\u00e9par\u00e9s pendant si longtemps, au point qu\u2019ils ne cessent aujourd\u2019hui de s\u2019opposer : les lois qui permettent de g\u00e9rer l\u2019entretien du monde, soit l\u2019\u00c9conomie, paraissent en effet contredire de plus en plus l\u2019expression ou la parole m\u00eame du milieu qu\u2019il est, soit l\u2019\u00c9cologie, dont le maintien ne d\u00e9pend pas tant de normes domestiques cens\u00e9es administrer les biens qu\u2019on y trouve que de rapports ou de liens ou encore de signes et de manifestations par lesquels un tel environnement nous parle, nous entretient, notamment de la Vie, de l\u2019Existence, de l\u2019\u00catre, et de sa maintenance, de sa tenue entre nos mains. <\/p>\n\n\n\n

L\u2019\u00e9cologie n\u2019est pas la \u00ab science de l\u2019environnement \u00bb \u2013 le discours qu\u2019on tient sur lui, le logos<\/em> proprement humain qui le prend pour objet \u2013, mais la \u00ab parole du lieu ou du milieu que nous habitons \u00bb, la voix de la Nature en tant que telle, dont nous faisons partie, au sein de laquelle notre voix reste faible, souvent amu\u00efe, assourdie, comme le montrent les innombrables et tonitruantes catastrophes qui \u00e9branlent la plan\u00e8te, devant lesquelles nous restons sans voix. Nous n\u2019entendons plus notre milieu, nous n\u2019\u00e9coutons plus notre monde, notre voix n\u2019est plus au diapason de celle de cette Nature naturante, qui parle d\u00e9sormais une langue \u00e9trang\u00e8re, avec laquelle nous ne sommes plus familiers, m\u00eame si l\u2019oikos<\/em> d\u00e9signait \u00e0 l\u2019origine cette \u00ab maison familiale \u00bb dont nous prenions soin en accordant notre voix \u00e0 la sienne, en conjuguant nos paroles et nos pens\u00e9es \u00e0 celles qu\u2019elle \u00e9mettait elle-m\u00eame en se manifestant \u00e0 nous par des liens \u00e9troits, des rapports intimes, nous faisant signe dans l\u2019imm\u00e9diat, le pr\u00e9sent proche, la plus grande proximit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

L\u2019oikos<\/em>\u00a0est l\u2019une des manifestations les plus pr\u00e9gnantes de l\u2019Unheimlich<\/em>, de l\u2019\u00ab\u00a0inqui\u00e9tante \u00e9tranget\u00e9\u00a0\u00bb, comme on dit, de l\u2019\u00ab\u00a0inqui\u00e9tude famili\u00e8re\u00a0\u00bb ou, mieux, de la \u00ab\u00a0familiarit\u00e9 avec l\u2019\u00e9trange\u00a0\u00bb. C\u2019est le \u00ab\u00a0tout autre\u00a0\u00bb dont on fait un \u00ab\u00a0chez soi\u00a0\u00bb, non pas en se l\u2019appropriant, l\u2019accaparant comme on fait des \u00ab\u00a0ressources naturelles\u00a0\u00bb dans l\u2019\u00e9conomie de march\u00e9 \u2013 cet \u00ab\u00a0usage de la maison\u00a0\u00bb qui r\u00e9duit tout \u00e0 une marchandise, un bien \u00e0 \u00e9changer, \u00e0 th\u00e9sauriser, sur lequel on veut capitaliser, dont on veut tirer profit \u2013, non, mais en se d\u00e9sappropriant, en s\u2019expropriant m\u00eame, en s\u2019alt\u00e9rant, soit en abandonnant toute forme de propri\u00e9t\u00e9 personnelle, individuelle, priv\u00e9e, toute propri\u00e9t\u00e9 strictement humaine, pour \u00eatre capable d\u2019entendre et de parler cette langue\u00a0autre<\/em>\u00a0dans laquelle s\u2019exprime ce qui nous entoure, avec quoi on ne veut pas seulement dialoguer mais parler en ch\u0153ur, \u00e0 l\u2019unisson, d\u2019une seule et m\u00eame voix, avec ses registres et tessitures si vari\u00e9s qu\u2019on dirait parfois une gigantesque cacophonie.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Je voudrais \u00e9voquer aujourd\u2019hui la mani\u00e8re dont l\u2019eikon<\/em>\u00a0ou l\u2019eidolon<\/em>, l\u2019ic\u00f4ne ou l\u2019idole en quoi consiste toute \u0153uvre d\u2019art, participent d\u2019un\u00a0oikos<\/em>\u00a0ou d\u2019un milieu dans lequel le\u00a0nomos<\/em>\u00a0et le\u00a0logos<\/em>, soit la loi et la parole, la gestion et l\u2019expression, la maintenance et la manifestation de notre \u00ab\u00a0monde\u00a0\u00bb\u00a0sont \u00e9troitement\u00a0accord\u00e9s<\/em>, au sens musical du terme, m\u00eame quand on a affaire \u00e0 des dissonances, \u00e0 un tintamarre, \u00e0 un brouhaha. Je vais donc tenter de montrer comment les formes symboliques de l\u2019\u00e9conomie et de l\u2019\u00e9cologie profondes de notre Temps, en jeu dans les pratiques artistiques d\u2019aujourd\u2019hui, et notamment dans l\u2019art\u00a0innu\u00a0qu\u2019on trouve au nord-est du Qu\u00e9bec, entre\u00a0Mashteuiatsh\u00a0et\u00a0Betsiamites, soit de la r\u00e9gion du Lac Saint-Jean \u00e0 celle de la basse C\u00f4te-Nord, donnent lieu \u00e0 une\u00a0autre<\/em>\u00a0vision de la \u00ab\u00a0Maison-Monde\u00a0\u00bb, comme disent les\u00a0Premi\u00e8res nations, o\u00f9 les r\u00e8gles et les habitudes d\u2019\u00e9change (\u00e9conomiques) sont celles m\u00eames dans lesquelles notre milieu ou notre habitat (\u00e9cologiques) nous parlent ou se manifestent, dans une \u00ab\u00a0langue\u00a0\u00bb ou un\u00a0logos<\/em>\u00a0que l\u2019\u0153uvre d\u2019art a pour mission de faire entendre, de r\u00e9percuter, de r\u00e9verb\u00e9rer, sa fonction n\u2019\u00e9tant pas de repr\u00e9senter la Nature, comme on l\u2019a longtemps cru dans l\u2019Occident europ\u00e9en, mais d\u2019en transmettre l\u2019\u00e9nergie, la force ou la puissance, d\u2019en emprunter le souffle et de l\u2019insuffler \u00e0 son tour afin de perp\u00e9tuer la \u00ab\u00a0vie\u00a0\u00bb dont elle s\u2019inspire en une nouvelle respiration qui nous inspire et nous donne ou redonne vie, fondement premier du cycle par lequel\u00a0oikologos<\/em>\u00a0(\u00e9cologie) et\u00a0oikonomos<\/em>\u00a0(\u00e9conomie) communient, se recyclant l\u2019un dans l\u2019autre plut\u00f4t qu\u2019ils ne s\u2019opposent l\u2019un \u00e0 l\u2019autre.<\/p>\n\n\n\n

Circulation des forces<\/h2>\n\n\n\n
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Arbre-panache, photo de Richard Robertson<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n
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Arbre-panache, photo de Richard Robertson<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

On rencontre parfois, dans la for\u00eat innue, des bois de cervid\u00e9s pendus aux branches d\u2019un arbre ou gisant au pied d\u2019un tronc, sur le bord d\u2019une rivi\u00e8re qui coule \u00e0 travers le territoire de chasse\u00a0: ce ne sont pas des troph\u00e9es, comme ceux que les chasseurs blancs accrochent sur le capot de leur voiture ou sur un mur de leur salon, au-dessus du foyer, pour exposer leur butin, exhiber leur force pr\u00e9datrice, mais des vestiges ou des reliques de ce qu\u2019on appelle la Nature naturante,\u00a0in statu nascendi<\/em>, \u00e0 l\u2019\u00e9tat naissant, soit la Vie qui se perp\u00e9tue, que\u00a0Giorgio Agamben\u00a0appelle la\u00a0Zo\u00e8<\/em>. Ce sont donc des sortes d\u2019ex-voto\u00a0: non seulement ils comm\u00e9morent la vie de l\u2019animal qui est pass\u00e9e dans l\u2019homme par l\u2019aliment qui lui a \u00e9t\u00e9 offert mais ils incarnent aussi une offrande propitiatoire destin\u00e9e \u00e0 rendre hommage \u00e0 la nature et aux dieux de la gr\u00e2ce ainsi obtenue par le don de vie fait au chasseur.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Don et contre-don, dirait\u00a0Marcel Mauss\u00a0rite d\u2019\u00e9change dont l\u2019Art, qui est aussi un don, d\u00e9voile l\u2019\u00e9trange logique, hors de toute \u00e9conomie fond\u00e9e sur l\u2019app\u00e2t du gain. On sait que Mauss, dans son\u00a0Essai sur le don<\/em>, s\u2019attarde longuement sur un ph\u00e9nom\u00e8ne dont la structure et la dynamique semblent analogues \u00e0 ceux du\u00a0mana<\/em>\u00a0pour la magie, dont il dit qu\u2019il est une force pleine, sans forme ni fond, une pure contenance sans contenu, une puissance symbolique ou un sens en puissance, que\u00a0\u00a0L\u00e9vi-Strauss\u00a0appellera plus tard un \u00ab\u00a0signifiant flottant\u00a0\u00bb, un \u00ab\u00a0symbole vide\u00a0\u00bb ou un \u00ab\u00a0signe z\u00e9ro\u00a0\u00bb, cens\u00e9 d\u00e9signer qu\u2019il y a\u00a0de la<\/em>signification sans d\u00e9noter\u00a0aucun<\/em>\u00a0sens particulier. Il s\u2019agit d\u2019un surcro\u00eet de sens qui donne\u00a0de la<\/em>\u00a0valeur \u00e0 un objet, \u00e0 une personne, \u00e0 une parole ou \u00e0 un lieu, sans qu\u2019on puisse dire exactement de\u00a0quelle<\/em>\u00a0valeur il s\u2019agit, dont le sens nous \u00e9chappe, se retire, s\u2019efface, comme si l\u2019exc\u00e8s se transformait en manque, le surcro\u00eet en retrait, le plein en vide, le pouvoir en une sorte de perte, comme il arrive parfois dans la contemplation esth\u00e9tique ou l\u2019extase mystique, qui rel\u00e8vent d\u2019une \u00ab\u00a0pl\u00e9nitude \u00e0 vide\u00a0\u00bb o\u00f9 l\u2019on est sous l\u2019effet d\u2019une puissance symbolique telle qu\u2019aucun symbole r\u00e9el ou actuel ne peut l\u2019incarner ou la repr\u00e9senter dans et pour la conscience.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Le don, chez plusieurs peuples de\u00a0M\u00e9lan\u00e9sie, mais partout ailleurs aussi, sous divers noms et sous diff\u00e9rents aspects, comme chez les\u00a0Innus\u00a0ou les\u00a0\u00a0Attikamekws du Qu\u00e9bec, semble r\u00e9gi originellement par une sorte de\u00a0mana<\/em>\u00a0qui lui serait propre, que les\u00a0Maoris\u00a0appellent quant \u00e0 eux le\u00a0hau<\/em>. L\u00e9vi-Strauss en d\u00e9crit la nature myst\u00e9rieuse comme \u00ab\u00a0une\u00a0source d\u2019\u00e9nergie<\/em>\u00a0qui op\u00e8re la synth\u00e8se\u00a0\u00bb entre \u00ab\u00a0donner\u00a0\u00bb, \u00ab\u00a0recevoir\u00a0\u00bb et \u00ab\u00a0rendre\u00a0\u00bb1<\/sup>. Mauss \u00e9crit quant \u00e0 lui qu\u2019\u00ab\u00a0on peut [\u2026]\u00a0prouver que dans les choses \u00e9chang\u00e9es\u00a0[\u2026] il y a une\u00a0vertu<\/em>\u00a0[au sens \u00e9tymologique de\u00a0virtus\u00a0:<\/em>\u00a0une \u00ab\u00a0puissance virtuelle\u00a0\u00bb, donc] qui\u00a0force<\/em>\u00a0les dons \u00e0\u00a0circuler<\/em>, \u00e0 \u00eatre\u00a0donn\u00e9s<\/em>, \u00e0 \u00eatre\u00a0rendus<\/em>2<\/sup>\u00bb. Comme le\u00a0mana<\/em>\u00a0est une totalit\u00e9 signifiante qui est plus que chacune de ses parties, d\u00e9bordant de la sorte les sens multiples et singuliers qui sont cens\u00e9s la composer, auxquels elle ne se r\u00e9duit jamais, le\u00a0hau<\/em>\u00a0est une valeur globale, suppl\u00e9mentaire, exc\u00e9dentaire, irr\u00e9ductible aux nombreuses valeurs, extr\u00eamement vari\u00e9es, que peuvent prendre les objets dans tel ou tel \u00e9change. Il\u00a0valorise\u00a0<\/em>l\u2019\u00c9change lui-m\u00eame, le fait de donner, de recevoir et de rendre, conf\u00e9rant ainsi une vertu ou une\u00a0virtus<\/em>\u00a0au ph\u00e9nom\u00e8ne global de la donation, dont l\u2019effet est d\u2019unir en une m\u00eame \u00ab\u00a0\u00e9nergie\u00a0\u00bb le donateur, le don et le donataire en un lieu et un temps propices \u00e0 sa \u00ab\u00a0circulation\u00a0\u00bb, soit au \u00ab\u00a0recyclage\u00a0\u00bb permanent en quoi consiste toute \u00e9conomie accord\u00e9e musicalement \u00e0 l\u2019\u00e9cologie qui la sous-tend.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Dans un tel cycle le hau<\/em> de la for\u00eat qui \u00ab donne \u00bb ses proies au chasseur devient le hau<\/em> du chasseur lorsque celui-ci les \u00ab offre \u00bb \u00e0 ses proches ou \u00e0 un donataire lointain, qui en \u00ab re\u00e7oit \u00bb du m\u00eame coup le hau<\/em>, qu\u2019il devra \u00ab transmettre \u00bb \u00e0 son tour \u00e0 un autre destinataire ou, ultimement, \u00ab rendre \u00bb \u00e0 la for\u00eat sous forme de libations, d\u2019offrandes, de sacrifices. L\u2019\u00e9conomie symbolique du monde innu, \u00e0 l\u2019instar du syst\u00e8me du don r\u00e9gi par le hau<\/em> chez les Maoris, repose sur le fait qu\u2019une force secr\u00e8te, sup\u00e9rieure aux sujets et aux objets, aux proies et aux chasseurs, aux donateurs et aux donataires, pousse chacun \u00e0 donner ou \u00e0 rendre ce qu\u2019il re\u00e7oit. <\/p>\n\n\n\n

Cette \u00ab\u00a0trans-duction\u00a0\u00bb qui fait revenir \u00e0 la Nature, par un long effet boomerang, les dons qu\u2019elle \u00e9met en dons qu\u2019on lui rend, notamment dans les offrandes que sont les objets rituels de l\u2019art et de la parole, n\u2019est pas sans rappeler la \u00ab\u00a0trans-mission\u00a0\u00bb qu\u2019assurent les \u00ab\u00a0b\u00e2tons \u00e0 message\u00a0\u00bb que les Innus appellent des\u00a0tshissinuashitakana<\/em>, dont l\u2019\u00e9crivain\u00a0Jos\u00e9phine Bacon, qui les compare \u00e0 des po\u00e8mes, dit qu\u2019ils \u00ab\u00a0servaient de points de rep\u00e8re \u00e0 [s]es grands-parents dans le\u00a0nutschimit<\/em>, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur des terres\u00a0\u00bb, pr\u00e9cisant que \u00ab\u00a0les Innus laissaient ces messages visuels sur leur chemin pour informer les autres nomades de leur situation\u00a0\u00bb \u2013 ainsi \u00ab\u00a0ils plantaient deux morceaux de bois d\u2019\u00e9pinette blanche, plus ou moins courts, l\u2019un \u00e0 l\u2019oblique de l\u2019autre\u00a0\u00bb, dans des positions qui pouvaient varier\u00a0: \u00ab\u00a0un b\u00e2ton pench\u00e9 tr\u00e8s pr\u00e8s du sol contre un b\u00e2ton vertical, par exemple, signifiait la famine, et son orientation d\u00e9signait, comme une boussole, le territoire o\u00f9 ils se rendaient3<\/sup>\u00bb. Jos\u00e9phine Bacon \u2013 qu\u2019on appelle aussi Bibitte, d\u00e9formation de Pipin en\u00a0\u00a0innu-aimun\u00a0\u2013 en conclut que \u00ab\u00a0les arbres ont parl\u00e9 avant les hommes\u00a0\u00bb et qu\u2019\u00ab\u00a0\u00e0 travers eux, la parole \u00e9tait toujours en voyage4<\/sup>\u00bb. L\u2019oikos<\/em>\u00a0est\u00a0logos<\/em>, voix et verbe, bien avant d\u2019\u00eatre\u00a0nomos<\/em>, r\u00e8gles et lois, et sa fa\u00e7on de s\u2019exprimer, que Bibitte compare au vent qui fait bruisser les feuilles et craquer les branches, est intiment li\u00e9e au voyage, au nomadisme, au mouvement n\u00e9cessaire \u00e0 toute forme d\u2019\u00e9changes (entre la nature et soi, entre soi et autrui), qui est toujours une rencontre avec\u00a0de l\u2019Autre<\/em>, entra\u00eenant un changement de lieu et un changement d\u2019\u00e9tat.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Ce qui est toujours le cas pour les soci\u00e9t\u00e9s de chasseurs du monde innu, dont le territoire est un v\u00e9ritable\u00a0oiko\u00a0<\/em>: un \u00ab\u00a0inconnu familier\u00a0\u00bb dans lequel s\u2019exprime la paradoxale \u00ab\u00a0proximit\u00e9 des lointains\u00a0\u00bb, le fait que l\u2019horizon le plus \u00e9loign\u00e9 nous touche au plus pr\u00e8s, que le mouvement de la lumi\u00e8re dans les aurores bor\u00e9ales comme celui du vent dans les herbes qu\u2019on foule du pied constituent une v\u00e9ritable niche, une deuxi\u00e8me ou \u00e9ni\u00e8me peau que\u00a0Merleau-Ponty\u00a0appelle la \u00ab\u00a0chair du monde\u00a0\u00bb, soit une nich\u00e9e ou une couv\u00e9e d\u2019\u00eatres vivants n\u00e9s et renaissant sans cesse d\u2019une seule et m\u00eame Nature, o\u00f9 notre \u00eatre le plus intime se nourrit de ce que l\u2019espace le plus extensible lui fournit, qu\u2019il lui rend en retour dans le don le plus singulier qu\u2019il puisse faire de sa personne dans les \u0153uvres qu\u2019il cr\u00e9e en les lui d\u00e9diant, le monde naturel \u00e9tant le seul et unique destinataire de nos \u0153uvres\u2026 par del\u00e0 ceux et celles \u00e0 qui elles s\u2019adressent en apparence, qui ne sont appel\u00e9s ou interpel\u00e9s dans cette adresse que parce qu\u2019ils participent du vaste\u00a0milieu<\/em>\u00a0qui les d\u00e9passe de bord en bord et les traverse de part en part. \u00a0\u00a0<\/p>\n\n\n\n

L\u2019art et la po\u00e9sie innus sont partie prenante de cet oikos<\/em> et de ce nomos<\/em>, de cette \u00e9conomie non marchande dans laquelle la Nature, en se \u00ab donnant \u00bb \u00e0 profusion, d\u00e9clenche un contre-don d\u2019images et de paroles qui \u00ab donnent \u00bb \u00e0 leur tour \u2013 \u00ab \u00e9mettent \u00bb et \u00ab transmettent \u00bb, tels des b\u00e2tons \u00e0 message \u2013 un surcro\u00eet de \u00ab sens \u00bb ou de \u00ab valeur \u00bb qui entretient ou d\u00e9cuple le hau<\/em> ou l\u2019\u00e9nergie donatrice, le mana<\/em> de la trans-mission propre aux \u00e9changes, la force virtuelle qui r\u00e9git la \u00ab circulation \u00bb des dons au sein de l\u2019espace-temps. <\/p>\n\n\n\n

Les \u0153uvres de l\u2019artiste innu\u00a0Richard Robertson, entre autres, sont des dispositifs porteurs ou transporteurs de\u00a0hau<\/em>, qui non seulement font \u00ab\u00a0marcher la parole\u00a0\u00bb, la font \u00ab\u00a0voyager\u00a0\u00bb, dirait Bibitte Bacon, mais font aussi \u00ab\u00a0circuler les forces\u00a0\u00bb \u2013 \u00e9lectrochromatiques, dira Robertson, cosmo-physiques au sens large \u2013 gr\u00e2ce auxquelles la parole elle-m\u00eame, son souffle, son \u00e2me, tout comme la vision propre aux images de l\u2019art et le mouvement du corps dansant ou performant ne serait-ce que sa lente d\u00e9ambulation sur le territoire de chasse ou sur n\u2019importe quelle sc\u00e8ne du monde, y compris celle de l\u2019art, sont consid\u00e9r\u00e9s comme de v\u00e9ritables \u00ab\u00a0dons\u00a0\u00bb, qui participent tout entiers \u00e0 la \u00ab\u00a0prise de valeur\u00a0\u00bb du monde comme lieu rituel des \u00e9changes non pas strictement \u00e9conomiques mais hautement symboliques qui d\u00e9finissent les rapports de l\u2019homme et de la nature comme r\u00e9ciprocit\u00e9 plus ou moins diff\u00e9r\u00e9e des dons offerts, re\u00e7us puis rendus, selon une dynamique qui n\u2019est pas sans lien avec le mode de \u00ab\u00a0trans-mission\u00a0\u00bb propre aux b\u00e2tons \u00e0 message dont les \u0153uvres de Robertson sont des sortes de variantes, comme on peut le voir dans\u00a0Perdrix un jour<\/em>, de 2000, ou\u00a0Culture de l\u2019espace oubli\u00e9<\/em>, de 2004, o\u00f9 des dispositifs de points de rep\u00e8re territoriaux permettent de lutter contre l\u2019amn\u00e9sie de notre temps.<\/p>\n\n\n\n

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Richard Robertson,\u00a0Perdrix un jour<\/em>, 2000<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n
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Richard Robertson,\u00a0Culture de l\u2019espace oubli\u00e9<\/em>, 2004<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n
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Richard Robertson,\u00a0Sans titre<\/em>, 2005<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

L\u2019une de ses \u0153uvres, justement intitul\u00e9e\u00a0Territoire<\/em>\u00a0(de 2006), se pr\u00e9sente au milieu d\u2019un large sentier comme une sorte de \u00ab\u00a0b\u00e2ton \u00e0 message\u00a0\u00bb multiple, \u00e0 la fois opaque et transparent, au sein d\u2019un bois d\u2019\u00e9pinettes blanches dont une partie semble d\u00e9truite. Tendue entre deux troncs d\u2019arbres, tel un collet par un braconnier, en une haute toile ou un large voile ajour\u00e9, un rideau \u00e0 claire-voie, une porte de cordes ou une cl\u00f4ture de fils qui ouvre et ferme en m\u00eame temps l\u2019acc\u00e8s au territoire, elle prend l\u2019allure d\u2019un gigantesque capteur de r\u00eave ou de m\u00e9moire, avec le double motif peint en rouge sur fond blanc puis en blanc sur fond rouge d\u2019une\u00a0aile<\/em>\u00a0et d\u2019un\u00a0\u0153il<\/em>\u00a0rappelant ceux de l\u2019aigle qui veille sur la for\u00eat avec la m\u00eame vigilance que l\u2019Esprit.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

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Richard Robertson,\u00a0Territoire<\/em>, 2006<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Au moment de l\u2019installation de ce dispositif, l\u2019artiste nous a appris que son territoire de chasse venait d\u2019\u00eatre saccag\u00e9, ravag\u00e9 et partiellement br\u00fbl\u00e9 par les compagnies foresti\u00e8res qui exploitent les ressources de la r\u00e9gion\u00a0: cette esp\u00e8ce de barri\u00e8re ail\u00e9e munie d\u2019un \u0153il immense, tout sanglant d\u2019une nature profond\u00e9ment meurtrie, se dresse d\u00e8s lors comme un t\u00e9moin oculaire de la destruction, un gardien permanent du d\u00e9sastre, \u00e0 l\u2019\u0153il ouvert aussi large qu\u2019une aile sur les menaces d\u2019an\u00e9antissement, pr\u00eat \u00e0 fondre comme l\u2019aigle sur les pr\u00e9dateurs les plus puissants plut\u00f4t que sur les proies, dor\u00e9navant plac\u00e9es sous sa protection.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

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Richard Robertson,\u00a0Au fil du temps<\/em>, 2006<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Une autre installation, intitul\u00e9e\u00a0Au fil du temps<\/em>, r\u00e9alis\u00e9e en ao\u00fbt 2006 \u00e0 l\u2019occasion de l\u2019\u00e9v\u00e9nement\u00a0Os br\u00fbl\u00e9<\/em>\u00a0organis\u00e9 \u00e0 Chicoutimi sur le th\u00e8me de la scapulomancie5<\/sup>, montre aussi plusieurs fils qui pendent \u00e0 un double c\u00e2ble tendu entre quatre poteaux, au bout desquels sont attach\u00e9s des os et des cr\u00e2nes d\u2019animaux tu\u00e9s non par le chasseur innu mais par les incendiaires \u00e9trangers\u00a0: ces ossements t\u00e9moignent d\u2019un \u00ab\u00a0\u00e9cocide\u00a0\u00bb, d\u2019un crime contre la nature, que l\u2019artiste d\u00e9crit non seulement comme la surexploitation des ressources foresti\u00e8res par l\u2019industrie papeti\u00e8re omnipr\u00e9sente et omnipuissante au lac Saint-Jean mais aussi et surtout, de mani\u00e8re plus g\u00e9n\u00e9rale et inqui\u00e9tante, comme l\u2019envahissement du milieu naturel par ceux qu\u2019il appelle \u00ab\u00a0les G\u00e9ants du temps6<\/sup>\u00bb, responsables de la massification de l\u2019espace, de la densification de l\u2019univers, qui croule d\u00e9sormais sous son propre poids, s\u2019\u00e9crase sur lui-m\u00eame en une sorte de suicide lent, dont t\u00e9moigne le saccage des territoires sauvages caus\u00e9 par les \u00ab\u00a0combats de Titans\u00a0\u00bb qu\u2019ils d\u00e9clenchent, qui ont pour enjeu la possession du plus grand espace dans le plus petit laps de temps possible en provoquant des agissements et des agitations qui bouleversent en profondeur l\u2019\u00e9tat du monde\u00a0:\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Plus \u00e7a bouge et plus il y a de la couleur, de la chaleur, de la pesanteur, \u00e9crit l\u2019artiste. Plus le temps color\u00e9 peint la vue de surfaces captivantes et passag\u00e8res. Cependant, ce monde de surfaces color\u00e9es obscurcit les clart\u00e9s qui jadis peuplaient l\u2019imaginaire de la Terre. Il y avait auparavant des \u00eatres de lumi\u00e8re pos\u00e9s \u00e0 des endroits o\u00f9 l\u2019axe du temps n\u2019avait pas d\u2019emprise. Ces lieux sans couleurs et sans mouvements poss\u00e9daient une beaut\u00e9 \u00e9ternelle et universelle. Ces espaces atemporels et mythiques tentaient d\u2019arr\u00eater le g\u00e9ant du temps qui colore l\u2019environnement de teintes artificielles cachant une lourdeur qui acc\u00e9l\u00e8re le monde et le fait chuter7<\/sup>.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Les installations de fils et de cordes que Richard Robertson tend dans la nature sont des pi\u00e8ges \u00e0 lumi\u00e8re ou des capteurs d\u2019\u00e9ternit\u00e9 destin\u00e9s \u00e0 faire barri\u00e8re au Temps, aux G\u00e9ants et aux Titans du \u00ab\u00a0temps acc\u00e9l\u00e9r\u00e9\u00a0\u00bb qu\u2019on appelle l\u2019Histoire, dont la puissance incontr\u00f4lable br\u00fble toutes les \u00e9nergies de la Nature\u00a0: \u00ab\u00a0la d\u00e9mesure combin\u00e9e \u00e0 la vitesse, pr\u00e9cise l\u2019artiste, demande beaucoup d\u2019\u00e9nergie pour arriver \u00e0 se maintenir active\u00a0\u00bb\u00a0; ainsi \u00ab\u00a0la course du g\u00e9ant pour devenir de plus en plus gros provoque chez celui-ci une transformation en une chose immense et dangereuse8<\/sup>\u00bb, susceptible de tout \u00e9craser, de tout compresser, de tout an\u00e9antir. C\u2019est une force non seulement d\u00e9icide et homicide, qui s\u2019attaque au corps de l\u2019Homme et aux Esprits, non seulement \u00ab\u00a0zoocide\u00a0\u00bb et \u00ab\u00a0biocide\u00a0\u00bb, puisqu\u2019elle s\u2019en prend aux esp\u00e8ces vivantes et \u00e0 la source de toute vie, mais aussi \u00ab\u00a0cosmicide\u00a0\u00bb et \u00ab\u00a0physicide\u00a0\u00bb, le\u00a0cosmos<\/em>\u00a0et la\u00a0phusis<\/em>, l\u2019appara\u00eetre et le devenir de la Nature\u00a0naturante<\/em>, toujours \u00e0 l\u2019\u00e9tat naissant, \u00e9tant d\u00e9sormais menac\u00e9s d\u2019entrer en agonie puis de tomber dans un long coma dont ils se r\u00e9veilleront pas.<\/p>\n\n\n\n

Richard Robertson explique dans ses mots le fonctionnement symbolique de ses \u0153uvres, qui sont de v\u00e9ritables \u00ab rituels \u00bb cosmo-physiques o\u00f9 les forces naturelles s\u2019affrontent dans un espace-temps qu\u2019ils cherchent \u00e0 restituer \u00e0 son propre \u00eatre<\/em>, lib\u00e9r\u00e9 du devenir<\/em> destructeur des G\u00e9ants humains qui veulent se faire toujours plus grands que lui :<\/p>\n\n\n\n

Je con\u00e7ois mes installations \u00e0 la fa\u00e7on de dispositifs qui travaillent sur le temps, le grand chaos qui vibre et d\u00e9gage de la chaleur et des couleurs. En s\u2019approchant de plus pr\u00e8s de ces dispositifs, on aper\u00e7oit des r\u00e9seaux de droites qui\u00a0freinent<\/em>\u00a0cette excitation\u00a0\u00e9lectro-chromatique. Ces ensembles de droites parall\u00e8les sont s\u00e9par\u00e9s au centre pour\u00a0laisser appara\u00eetre<\/em>\u00a0des petits \u00eatres de lumi\u00e8re. Ces brides \u00e9clairantes sont\u00a0orient\u00e9es dans le sens inverse<\/em>\u00a0des couleurs du temps qui vibrent. Elles sont l\u00e0 pour\u00a0ralentir<\/em>\u00a0cette excitation \u00e9lectrochromatique qui essaie de sortir du dispositif pour devenir des g\u00e9ants envahissant l\u2019espace alentour. Un milieu envahi par les g\u00e9ants du temps qui ont laiss\u00e9 leurs traces d\u00e9vastatrices. Le fait d\u2019\u00eatre en pr\u00e9sence de cette \u0153uvre, de ce dispositif \u00e0\u00a0ralentir<\/em>\u00a0le temps, aide l\u2019humain \u00e0 prendre conscience de\u00a0ces petits espaces de clart\u00e9 qui servent \u00e0 inverser la tendance lourde<\/em>\u00a0qui est de toujours agir en grand9<\/sup>.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Ces dispositifs de fils et de cordes tendus entre les arbres ou les bouts de bois au sein d\u2019une nature accident\u00e9e sont analogues aux b\u00e2tons \u00e0 message dont parle Jos\u00e9phine Bacon\u00a0: ils \u00ab\u00a0orientent\u00a0\u00bb et \u00ab\u00a0font appara\u00eetre\u00a0\u00bb\u2026 Ce sont des \u00e9missaires, des transmetteurs, qui \u00ab\u00a0captent\u00a0\u00bb puis \u00ab\u00a0renvoient\u00a0\u00bb des \u00ab\u00a0petits \u00eatres de lumi\u00e8res\u00a0\u00bb, des \u00ab\u00a0petits espaces de clart\u00e9\u00a0\u00bb qui nous permettent de nous \u00ab\u00a0diriger\u00a0\u00bb, non seulement dans le monde physique, mais dans le monde \u00e9thique aussi bien, qui est la rencontre d\u2019un univers mythique et d\u2019une exp\u00e9rience esth\u00e9tique culminant dans des \u00ab\u00a0rites de vie\u00a0\u00bb o\u00f9 nous ne sommes plus enferm\u00e9s en nous, dans notre identit\u00e9 s\u00e9par\u00e9e, mais litt\u00e9ralement plong\u00e9s dans cette \u00ab\u00a0clart\u00e9 o\u00f9 l\u2019\u00e9ternit\u00e9 a enfin retrouv\u00e9 sa juste place dans le monde tourment\u00e9 et poss\u00e9d\u00e9 par le temps acc\u00e9l\u00e9r\u00e9, color\u00e9, massif10<\/sup>\u00bb, comme l\u2019\u00e9crit Robertson, faisant ainsi \u00e9cho \u00e0 l\u2019un des b\u00e2tons po\u00e9tiques de Bibitte Bacon\u00a0:<\/p>\n\n\n\n

Le dos courb\u00e9
tu traverses les temps<\/p>\n\n\n\n

[\u2026]
que demain, hier
soient maintenant<\/p>\n\n\n\n

ton pas l\u00e9ger
soul\u00e8ve l\u2019espoir<\/p>\n\n\n\n

un chant se fige
dans ta m\u00e9moire<\/p>\n\n\n\n

tu deviens l\u2019anc\u00eatre\u00a0
de tes anc\u00eatres11<\/sup>.<\/p>\n\n\n\n

Pour devenir l\u2019anc\u00eatre de ses anc\u00eatres et pouvoir dire\u00a0:\u00a0\u00ab\u00a0R\u00eave parall\u00e8le \/ \u00e0 ma vie, \/ mon r\u00e9veil te ressemble \/\/ je t\u2019ai v\u00e9cu \/ avant de te vivre12<\/sup>\u00a0\u00bb\u2026 il faut non seulement \u00ab\u00a0ralentir\u00a0\u00bb ou \u00ab\u00a0freiner\u00a0\u00bb le temps acc\u00e9l\u00e9r\u00e9 de l\u2019histoire humaine, comme l\u2019\u00e9crit Richard Robertson, mais, plus radicalement encore, \u00ab\u00a0s\u2019orienter dans le sens inverse des lourdeurs du temps\u00a0\u00bb, \u00ab\u00a0inveser la tendance lourde\u00a0\u00bb qui est d\u2019aller toujours plus vite et de faire toujours plus grand. Il faut renverser le temps humain,\u00a0trop<\/em>humain, au profit du temps cosmique, mythique, gr\u00e2ce aux dispositifs tot\u00e9miques et aux b\u00e2tons po\u00e9tiques, capteurs et \u00e9metteurs d\u2019\u00e9ternit\u00e9 en miniature, de petits espaces de clart\u00e9 ou de petits \u00eatres lumineux qui font appara\u00eetre la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9, l\u2019\u00e2me, l\u2019esprit, l\u2019aigle en vol, l\u2019onde, le souffle, le vent caressant les mousses et les lichens, au lieu qu\u2019on y enfonce un pas toujours trop lourd pour notre Terre, qui n\u2019est jamais que du ciel plus sombre, du ciel tomb\u00e9 plus bas.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Les mots du po\u00e8me et les images de l\u2019art, \u00e0 l\u2019instar des\u00a0tshissinuashitakana<\/em>, doivent r\u00e9int\u00e9grer la nature, \u00e0 laquelle il faut qu\u2019ils s\u2019assimilent ou s\u2019int\u00e9riorisent, au point de devenir ses voies de circulation les plus secr\u00e8tes, ses points de rep\u00e8re et ses lignes de fuite les plus sacr\u00e9s, son syst\u00e8me d\u2019orientation plus ou moins occulte gr\u00e2ce auquel nous pouvons suivre la route des esprits ou la piste des anc\u00eatres sans nous \u00e9garer, bref, les lignes de transmission quasi invisibles qui tiennent les lieux et les moments du monde en un seul et m\u00eame \u00ab\u00a0tout\u00a0\u00bb\u00a0: les paroles et les visions n\u2019existent pas\u00a0au-dessus<\/em>\u00a0de nous, dans une sorte de sur-r\u00e9alit\u00e9, qui se superposerait au r\u00e9el proprement dit, mais\u00a0au sein m\u00eame<\/em>\u00a0de la nature, qui est sur-naturelle \u00ab\u00a0par nature\u00a0\u00bb, si je puis dire, de mani\u00e8re inh\u00e9rente et immanente, intrins\u00e8que. C\u2019est pourquoi Bibitte Bacon plante ses b\u00e2tons de po\u00e8mes dans l\u2019espace et dans le temps de la m\u00e9moire et des r\u00eaves, et pas seulement sur la page du livre o\u00f9 on peut les lire\u00a0: elle cr\u00e9e ainsi un v\u00e9ritable \u00ab\u00a0rituel\u00a0\u00bb de la parole o\u00f9 l\u2019on circule de vers en vers, de strophe en strophe, comme au sein d\u2019une for\u00eat de signes o\u00f9 tel mot est une branche bris\u00e9e, telle phrase un bout de bois pench\u00e9, gr\u00e2ce auxquels l\u2019on peut s\u2019orienter dans ce territoire de chasse qu\u2019est sa propre vie.<\/p>\n\n\n\n

L’art comme talisman<\/h2>\n\n\n\n
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Eruoma Awashish,\u00a0La danse du soleil<\/em>, d\u00e9tail, 2008<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Eruoma Awashish\u00a0est une artiste d\u2019origine attikamekw qui vit en territoire innu, \u00e0 Mashteuiatsh, tout comme Richard Robertson. Elle aussi utilise les bois de cervid\u00e9s comme \u00ab\u00a0b\u00e2tons \u00e0 message\u00a0\u00bb d\u00e9riv\u00e9s\u2026 pour \u00ab\u00a0\u00e9mettre\u00a0\u00bb ou \u00ab\u00a0transmettre\u00a0\u00bb le\u00a0hau<\/em>, la vertu ou la force virtuelle propre \u00e0 la for\u00eat comme don premier, donation permanente, donn\u00e9e sans cesse donnante \u2013 \u00ab\u00a0nature naturante\u00a0\u00bb, \u00e9ternellement naissante\u00a0\u2013, c\u2019est-\u00e0-dire comme pr\u00e9sent ou offrande qui doit lui \u00eatre ultimement rendu pour que la \u00ab\u00a0vie\u00a0\u00bb continue. Les bois de cerfs, comme les ailes d\u2019aigles qu\u2019elle utilise \u00e9galement, ne sont pas seulement des vestiges momifi\u00e9s ou naturalis\u00e9s de la vie animale, dont la for\u00eat tire sa vitalit\u00e9, assurant gr\u00e2ce \u00e0 elle la perp\u00e9tuation du cycle de la pr\u00e9dation n\u00e9cessaire \u00e0\u00a0sa reproduction\u00a0: ils sont aussi des talismans, que les Grecs appelaient\u00a0telesma<\/em>, du mot\u00a0telos<\/em>\u00a0qui veut dire fin, finalit\u00e9, ach\u00e8vement, accomplissement, effet ultime, comme dans\u00a0t\u00e9l\u00e9ologie<\/em>, \u00ab\u00a0la science des fins derni\u00e8res ou de la finalit\u00e9 de la vie\u00a0\u00bb, mais qui signifie aussi la distance et l\u2019\u00e9loignement comme dans\u00a0t\u00e9l\u00e9graphie<\/em>\u00a0ou\u00a0t\u00e9l\u00e9pathie<\/em>, deux modes de \u00ab\u00a0transmission \u00e0 distance\u00a0\u00bb.<\/p>\n\n\n\n

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