{"id":2017,"date":"2014-02-01T21:11:34","date_gmt":"2014-02-01T21:11:34","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=2017"},"modified":"2022-12-01T21:11:54","modified_gmt":"2022-12-01T21:11:54","slug":"fevrier-2014-levenement-dome","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/fevrier-2014-levenement-dome\/","title":{"rendered":"F\u00e9vrier 2014 – L’\u00e9v\u00e8nement-d\u00f4me"},"content":{"rendered":"\n
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Int\u00e9rieur<\/em>, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, cr\u00e9dits photographiques Dominic Paquin<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

…Redis-moi comment, quel endroit, nous irons, nous allons, au d\u00f4me
Et l\u00e0 o\u00f9 nous allons ne se trouvent que des gens qui ont tout esp\u00e9r\u00e9
Le d\u00f4me est immense au c\u0153ur de la for\u00eat et on dit qu’il \u00e9claire
\u00c0 des milles \u00e0 la ronde, des milles \u00e0 la ronde…
\u00ab\u00a0Le d\u00f4me\u00a0\u00bb, Jean-Leloup1<\/sup><\/p>\n\n\n\n

La Satosph\u00e8re\u00a0: un d\u00f4me de 18m de diam\u00e8tre par 15m de hauteur, construit \u00e0 la Soci\u00e9t\u00e9 des Arts Technologiques (SAT)2<\/sup>, dot\u00e9 de 8 projecteurs vid\u00e9o et de 157 haut-parleurs distribu\u00e9s sur l’ensemble de ce th\u00e9\u00e2tre immersif d\u00e9di\u00e9 \u00e0 diverses activit\u00e9s artistiques. S’y immerger est comme d’entrer \u00e0 l’int\u00e9rieur d’une structure protectrice \u2013 un cocon. Les coussins auxquels nous nous int\u00e9grons n’ont rien d’un th\u00e9\u00e2tre ordinaire. Il n’y a pas de place de choix, ils sont dispos\u00e9s en cercle et n’importe quel angle est aussi bon qu’un autre puisque tout est dirig\u00e9 vers le centre de la pi\u00e8ce, la sc\u00e8ne. L’avantage premier de la Satosph\u00e8re est le fait que, sur toute sa surface, on peut projeter des images : la fa\u00e7on la plus simple de changer de d\u00e9cor. Le spectacle qui a inaugur\u00e9 la Satosph\u00e8re est\u00a0Int\u00e9rieur<\/em>, oeuvre de Kondition Pluriel (Marie-Claude Poulin et Martin Kusch)3<\/sup>. Ce qui m’a le plus frapp\u00e9e en p\u00e9n\u00e9trant la Satosph\u00e8re est la sensation d\u2019\u00eatre dans une pi\u00e8ce carr\u00e9e. Perception premi\u00e8re : les coins\/la limite\/le plafond\u00a0: \u00ab\u00a0O\u00f9 est pass\u00e9 le d\u00f4me? Je m’attendais \u00e0 plus grand…\u00a0\u00bb La proposition principale d’Int\u00e9rieur<\/em>\u00a0\u00e9tait d’explorer les possibilit\u00e9s techniques et interactives du d\u00f4me en les alliant \u00e0 la danse contemporaine et \u00e0 des cr\u00e9ations culinaires4<\/sup>\u00a0pour mettre en place une exp\u00e9rience d\u2019exaltation des sens. En m’assoyant sur un des longs coussins noirs, je m\u2019immerge dans le gris des murs de cette pi\u00e8ce. Je suis d’abord \u00e9blouie par la prouesse de faire du d\u00f4me, par l\u2019entremise des projections, une pi\u00e8ce carr\u00e9e avec des chaises, quelques tables et quelques sofas \u2013 tous dans des tonalit\u00e9s de blanc, de gris et de noir. Or, peu \u00e0 peu, le plafond semble plus haut et je sens mieux le d\u00f4me. Toutefois, si le grand accomplissement de la Satosph\u00e8re semble \u00eatre l’\u00e9l\u00e9ment visuel, il ne se limite pas qu\u2019\u00e0 cet aspect. En fait, le type d’objet perceptif qui se pr\u00e9sente au public venant assister \u00e0 cette grande premi\u00e8re du d\u00f4me est compos\u00e9 par les divers \u00e9l\u00e9ments d\u2019exp\u00e9rience agissant en conjonction pour cr\u00e9er une situation sp\u00e9cifique.<\/p>\n\n\n\n

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Int\u00e9rieur<\/em>, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, cr\u00e9dits photographiques Dominic Paquin<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

L\u2019exp\u00e9rience : une tonalit\u00e9 affective<\/h2>\n\n\n\n

Nous devenons tout petits \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d’un comptoir style bar, il y a un fauteuil au fond, ensuite une chaise avec des tables, un autre fauteuil, une autre table… Le tout se r\u00e9p\u00e8te circulairement, de mani\u00e8re un peu surr\u00e9aliste et la perspective visuelle change avec le temps qui passe : rien n’est stable, tout bouge imperceptiblement. J’entends un bruit de fond r\u00e9p\u00e9titif et monotone, aigu… d’autres sons se rajoutent sur la m\u00eame tonalit\u00e9. Une sc\u00e8ne noire carr\u00e9e se trouve au centre de la situation. Dans le langage d’Alfred North Whitehead, il s\u2019agit d\u2019une occasion d’exp\u00e9rience <\/em>: une situation dans laquelle nous sommes en relation avec un \u00eatre-multiple dont chaque entit\u00e9 qui le compose participe \u00e0 une \u00ab unit\u00e9 d’existence \u00bb par la convergence de leurs activit\u00e9s r\u00e9ciproques (Whitehead, 1978 : 46). Des individus p\u00e9n\u00e8trent le lieu, tout de noir v\u00eatus. Ils servent de la nourriture en se promenant tr\u00e8s lentement selon un pas robotique : voil\u00e0 qui rel\u00e8ve de la performance. C’est de la tomate marin\u00e9e avec du basilic et de la menthe. La texture est vraiment inusit\u00e9e. L’apparence, de saumon fum\u00e9, mais mon nez m’avertit toutefois que le gout est sucr\u00e9 et doux. La femme qui sert la bouch\u00e9e s’agenouille dans un geste th\u00e9\u00e2tral et pos\u00e9. Elle me fixe des yeux. Je lui souris largement et elle se l\u00e8ve sans sourire moindrement. Toutes les images projet\u00e9es \u00e0 210\u00ba tout autour de ce cocon forment l’arri\u00e8re plan de ce qui se passe sur sc\u00e8ne, mais elles pourraient tout autant \u00eatre \u00e0 la base des mouvements des danseuses. Autant d\u2019\u00e9l\u00e9ments d\u2019exp\u00e9rience de cet \u00eatre-multiple que j\u2019ai appel\u00e9 \u00e9v\u00e9nement-d\u00f4me<\/em>. <\/p>\n\n\n\n

L’effet perceptuel de cette exp\u00e9rience est g\u00e9n\u00e9r\u00e9 \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur d\u2019une composition complexe form\u00e9e par des entit\u00e9s multiples, des singularit\u00e9s qui contribuent \u00e0 une action effective. Whitehead les appelles des\u00a0entit\u00e9s actuelles<\/em>. Ainsi, \u00ab\u00a0…une \u201centit\u00e9 actuelle\u201d, c’est-\u00e0-dire une existence, est ce qu’elle fait. Et toute action est essentiellement, comme nous verrons, une relation : quelque chose agit sur autre chose, et c’est l’action elle-m\u00eame qui est la relation\u00a0\u00bb (Debaise,\u00a0 2006 : 54). En d\u2019autres termes, \u00ab\u00a0entit\u00e9\u00a0\u00bb se r\u00e9f\u00e8re \u00e0 une\u00a0r\u00e9alit\u00e9<\/em>\u00a0individuelle\u00a0; \u00ab\u00a0actualit\u00e9\u00a0\u00bb \u00e9tant le plus souvent utilis\u00e9 en lien \u00e0 ce qui agit et cette action op\u00e8re une transformation sur une autre entit\u00e95<\/sup>. Toutefois, il ne s’agit pas encore ici d’une forme d’existence dont nous pouvons faire l’exp\u00e9rience \u00ab\u00a0directement\u00a0\u00bb car tout cela se passe au niveau germinal de l’\u00e9v\u00e9nement. Donc, la multiplicit\u00e9 d\u2019entit\u00e9s actuelles fait partie d’un domaine appel\u00e9\u00a0virtuel<\/em>\u00a0de l’exp\u00e9rience qui a lieu \u00ab\u00a0entre\u00a0\u00bb les divers \u00e9l\u00e9ments d\u2019exp\u00e9rience. C\u2019est cette dynamique relationnelle qui peut \u00eatre per\u00e7ue en tant qu\u2019unit\u00e9 enveloppante propre \u00e0 la situation en question. Elle fait que les mouvements de danse et les projections semblent inter-reli\u00e9s, tout autant que l’\u00e9v\u00e9nement musical continu, enveloppant, \u00e9tir\u00e9… Le lieu est habit\u00e9 par une musique presque imperceptible \u2013 un bruit de fond, comme le vrombissement de voitures dans une ville. Ce que cette situation immersive g\u00e9n\u00e8re est un lien affectif tr\u00e8s fort avec l’exp\u00e9rience imm\u00e9diate. Le corps,\u00a0\u00e9v\u00e9nement-percevant<\/em>, \u00e9tant une pr\u00e9sence qui participe autant activement que tous les autres \u00e9l\u00e9ments \u00e0 la dynamique formatrice de cet \u00eatre-multiple. C\u2019est cette participation active qui fait que, lorsque l’on p\u00e9n\u00e8tre son seuil, c’est \u00e0 l’int\u00e9rieur que l’on entre. C’est ici. Maintenant. C’est \u00e0 l’int\u00e9rieur de cet instant qui implose en lui-m\u00eame\/en soi-m\u00eame\u00a0: la dur\u00e9e de l\u2019exp\u00e9rience est une intensit\u00e96<\/sup>.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Le gris pr\u00e9dominant du spectacle agit comme un r\u00e9el entre-deux (ni noir ni blanc), un seuil difficilement franchi. Cette affectivit\u00e9 laisse une empreinte dont on ne comprend pas pr\u00e9cis\u00e9ment l\u2019origine, mais qui nous habite telle une pr\u00e9sence sensorielle. Cette pr\u00e9sence agit \u00e0 travers chaque entit\u00e9 actuelle, singularit\u00e9 absolue en devenir qui ne change pas malgr\u00e9 la mouvance en elle inscrite. C’est comme une vibration qui poss\u00e8de une tonalit\u00e9 et am\u00e8ne, par la formation-multiple, une affectivit\u00e9 concr\u00e8te \u00e0 l’\u00e9v\u00e9nement. L\u2019ind\u00e9finition entre rire et pleur, parole et silence, soutiennent \u00e9galement l\u2019entre-deux pr\u00e9dominant du spectacle : une des danseuses sur sc\u00e8ne semble vouloir pleurer, mais elle rit en sautillant. Elle est d\u00e9sormais par terre. L\u2019autre s\u2019approche en haussant la voix dans un \u00ab Ahhhh\u2026 \u00bb soutenu. S\u2019\u00e9loigne. \u00c9clate de rire\u2026 Cet entre-deux que le spectacle v\u00e9hicule rend sensible la dimension virtuelle situ\u00e9e \u00ab entre \u00bb les entit\u00e9s actuelles : ce qui est r\u00e9el et palpable dans l\u2019exp\u00e9rience, c\u2019est la dynamique relationnelle qui les agence.<\/p>\n\n\n\n

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Int\u00e9rieur<\/em>, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, cr\u00e9dits photographiques Dominic Paquin<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Ainsi, les entit\u00e9s actuelles ne sont pas des \u00e9v\u00e9nements, mais des lignes virtuelles de pure potentialit\u00e9 qui font une diff\u00e9rence du point de vue effectif de l’exp\u00e9rience. Elles sont donc des forces formatrices de l\u2019exp\u00e9rience \u2013 le r\u00e9sultat de leur rencontre. C\u2019est \u00ab\u00a0entre\u00a0\u00bb les\u00a0objets-sensoriels<\/em>7<\/sup>\u00a0(le noir ou le blanc, le rire ou le pleur, la parole ou le silence) que ces singularit\u00e9s absolues existent et agissent \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur d\u2019un champ relationnel. L\u2019exp\u00e9rience g\u00e9n\u00e9r\u00e9e par la singularit\u00e9 de cet\u00a0agencement<\/em>8 <\/sup>pourrait \u00eatre visualis\u00e9e en tant que la partie \u00e9merg\u00e9e de l\u2019iceberg\u00a0: tout ce qui se passe en dessous est un processus qui la d\u00e9passe, mais qui est absolument en elle virtuellement compris. La sc\u00e8ne au centre est ce qui est le plus \u00e0 l’int\u00e9rieur de ce cocon. Nous sommes attentifs \u00e0 ce qui s’y passe, mais ce n’est finalement qu’un point de r\u00e9f\u00e9rence\u00a0; ce qui se passe v\u00e9ritablement d\u00e9passe la situation unique de la sc\u00e8ne. M\u00eame les deux danseuses, qui s’y trouvent immobiles au tout d\u00e9but de la performance, \u00e9ventuellement en sortent, y reviennent… Tout bouge continuellement comme si l\u2019organisation m\u00eame du spectacle tenait \u00e0 signifier que la performance ne se passe pas uniquement sur sc\u00e8ne. Pour souligner la mobilit\u00e9 dans l’espace, la versatilit\u00e9 du d\u00f4me, \u00e0 la toute fin, les lumi\u00e8res s’\u00e9teignent et les danseuses partent. C’est au-dessus de nous qu’appara\u00eet l’une d’elles : visage de femme qui se montre par une ouverture projet\u00e9e au plafond. L’ouverture se referme, projection de pierre grise vivante, organique. C’est fini. Les gens sont silencieux. Ce qui demeure est l\u2019empreinte de la singularit\u00e9 de l\u2019agencement des entit\u00e9s actuelles qui s’\u00e9tablit comme tonalit\u00e9 affective de l\u2019exp\u00e9rience.<\/p>\n\n\n\n

L\u2019objet perceptif\u00a0: une unit\u00e9 bigarr\u00e9e<\/h2>\n\n\n\n

Malgr\u00e9 la multiplicit\u00e9 de laquelle est compos\u00e9e la tonalit\u00e9 affective propre \u00e0 l\u2019agencement, dans l\u2019exp\u00e9rience, celle-ci s\u2019articule comme \u00ab unit\u00e9 \u00bb. Pourtant, si on tente de la comprendre intellectuellement en tant que telle, on ne peut l\u2019appr\u00e9hender. Il n\u2019y a pas de mot unique qui puisse correspondre \u00e0 l\u2019exp\u00e9rience ; elle est au-del\u00e0 de la repr\u00e9sentation. Au contraire, c\u2019est plut\u00f4t \u00ab elle \u00bb qui nous saisit : c\u2019est une sensation<\/em>. Elle nous affecte physiquement, c\u2019est une interpr\u00e9tation qui survient \u00ab dans \u00bb le corps : <\/p>\n\n\n\n

La sensation a une face tourn\u00e9e vers le sujet (le syst\u00e8me nerveux, le mouvement vital, \u00ab\u00a0l\u2019instinct\u00a0\u00bb, le \u00ab\u00a0temp\u00e9rament\u00a0\u00bb, tout un vocabulaire commun au Naturalisme et \u00e0 C\u00e9zanne), et une face tourn\u00e9e vers l\u2019objet (le \u00ab\u00a0fait\u00a0\u00bb, le lieu, l\u2019\u00e9v\u00e9nement). Ou plut\u00f4t elle n\u2019a pas de faces du tout, elle est les deux choses indissolublement, elle est l\u2019\u00eatre-au-monde, comme disent les ph\u00e9nom\u00e9nologues\u00a0: \u00e0 la fois je\u00a0deviens<\/em>\u00a0dans la sensation et quelque chose\u00a0arrive<\/em>\u00a0par la sensation, l\u2019un par l\u2019autre, l\u2019un dans l\u2019autre. Et \u00e0 la limite, c\u2019est le m\u00eame corps qui la donne et qui la re\u00e7oit, qui est \u00e0 la fois objet et sujet. Moi, spectateur, je n\u2019\u00e9prouve la sensation qu\u2019en entrant dans le tableau, en acc\u00e9dant \u00e0 l\u2019unit\u00e9 du sentant et du senti. (Deleuze, 1981, p. 39)<\/p>\n\n\n\n

L\u2019unit\u00e9 du sentant et du senti renvient, en fait, au concept de relation<\/em> et se d\u00e9ploie selon une logique qui comprend le corps et le milieu comme un seul syst\u00e8me. Donc, le corps n\u2019est pas simplement spectateur d\u2019une situation, mais il la compose \u00e9galement \u00e0 travers son exp\u00e9rience : si proches les uns des autres, si facile d’entrer en contact, d’effleurer le voisin d’un bras. Ces individus qui arrivent en tant que spectateurs deviennent, d\u00e8s lors, partie int\u00e9grante de l\u2019agencement \u2013 autant que la musique qui nous envahit, que le gout de la tomate qui persiste, ou l’odeur du sak\u00e9 servi au cours de la soir\u00e9e, enivrant les sens et nous donnant un aper\u00e7u de ce qui se vit par la danseuse cahotante sur la sc\u00e8ne<\/p>\n\n\n\n

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Int\u00e9rieur<\/em>, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, cr\u00e9dits photographiques Dominic Paquin<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Cette unit\u00e9 qui nous prend d\u2019assaut et dont nous faisons partie\u00a0<\/strong>s\u2019exprime en chaque participant diff\u00e9remment, mais c\u2019est la m\u00eame pour tout un chacun. Naturellement, l\u2019\u0153uvre d\u2019art poss\u00e8de bien une coh\u00e9sion qui lui est propre et qui compose son individualit\u00e9. N\u00e9anmoins, s\u2019il s\u2019agit bien d\u2019une entit\u00e9 ind\u00e9pendante \u00e0 part enti\u00e8re, il reste que la donn\u00e9e objective qui se pr\u00e9sente peut \u00eatre v\u00e9cue de fa\u00e7on aussi multiple que les relations qui se cr\u00e9ent dans la salle9<\/sup>. Par cons\u00e9quent, s\u2019il faut faire l\u2019exp\u00e9rience de l\u2019objet perceptif\u00a0\u00e9v\u00e9nement-d\u00f4me<\/em>\u00a0pour le vivre telle une pr\u00e9sence qui nous enveloppe, ce faisant, il y a une multiplicit\u00e9 de prises (de vue, de sensation, de compr\u00e9hension, etc.) sur celui-ci qui fait de l\u2019\u00ab\u00a0unit\u00e9\u00a0\u00bb qui s\u2019en d\u00e9gage une unit\u00e9 bigarr\u00e9e. Finalement, l\u2019unit\u00e9 qui nous traverse n\u2019\u00e9tant pas la m\u00eame pour chaque personne pr\u00e9sente dans la salle, ce qui contribue \u00e0 la tonalit\u00e9 affective de l\u2019agencement, c\u2019est l\u2019unicit\u00e9 propre \u00e0 chaque exp\u00e9rience. C\u2019est-\u00e0-dire que la condition selon laquelle la situation est appr\u00e9hend\u00e9e constitue d\u00e9j\u00e0 une singularit\u00e9 qui, de son propre point d\u2019inflexion, saisit une variation du plan d\u2019ensemble. Seulement, cette variation n\u2019est pas une s\u00e9lection parmi les composantes de la donn\u00e9e objective qui se pr\u00e9sente \u00e0 nous, mais bien une relation unique produite par la nature m\u00eame des entit\u00e9s qui la composent. (Whitehead, 1985, p. 154)<\/p>\n\n\n\n

Ainsi, en p\u00e9n\u00e9trant l\u2019\u00e9v\u00e9nement-d\u00f4me, je d\u00e9clenche un processus relationnel d’exp\u00e9rience qui est orient\u00e9 vers l’actualisation d’un potentiel qui culmine dans l’imm\u00e9diatet\u00e9 de \u00ab\u00a0mon\u00a0\u00bb exp\u00e9rience.\u00a0 C’est-\u00e0-dire que l’exp\u00e9rience est un processus dont les objets de perception qui le composent lui sont pr\u00e9-existants et que le corps absorbe\/saisit\/comprend en tant que perception. Par exemple, dans la perception de la couleur verte, il y a toujours des perceptions \u00e9vanouissantes de bleu et de jaune10<\/sup>. Seulement, ces petites perceptions obscures se passent \u00e0 un niveau virtuel de l\u2019exp\u00e9rience. Le corps pourrait donc \u00eatre appel\u00e9 un point de cristallisation de forces virtuelles car le processus qui le traverse (en l\u2019occurrence, l\u2019\u00e9v\u00e9nement-d\u00f4me) acquiert une certaine singularit\u00e9 selon la relation sp\u00e9cifique \u00e9tablie par chaque corps\u00a0:<\/p>\n\n\n\n

Toutes les monades per\u00e7oivent ainsi le m\u00eame vert, la m\u00eame note, le m\u00eame fleuve, et c\u2019est dans chaque cas un seul et m\u00eame objet \u00e9ternel qui s\u2019actualise en elles. Mais, d\u2019autre part,\u00a0l\u2019actualisation est diff\u00e9rente suivant chaque monade<\/em>, et ce n\u2019est jamais le m\u00eame vert, au m\u00eame degr\u00e9 clair-obscur, que deux monades per\u00e7oivent. On dirait que\u00a0chaque monade privil\u00e9gie certains rapports diff\u00e9rentiels<\/em>, qui lui donnent d\u00e8s lors des perceptions exclusives, et qu\u2019elle laisse les autres rapports en dessous du degr\u00e9 n\u00e9cessaire, ou, bien plus, qu\u2019elle laisse\u00a0une infinit\u00e9 de petites perceptions compossibles<\/em>, mais les rapports diff\u00e9rentiels qui vont en s\u00e9lectionner certaines pour produire des perceptions claires sont propres \u00e0 chacune. C\u2019est en ce sens que chaque monade, nous l\u2019avons vu, exprime le m\u00eame monde que les autres, mais n\u2019en a pas moins une zone d\u2019expression claire qui lui appartient exclusivement, et qui se distingue de celle de toute autre monade\u00a0: son \u00ab\u00a0d\u00e9partement\u00a0\u00bb. (Deleuze, 1988, p. 119-120)<\/p>\n\n\n\n

De ce point de vue, la perception est une \u00ab zone d\u2019expression de singularit\u00e9 \u00bb, donc un point de vue qui est d\u00e9fini selon des rapports de perspective : ce qui s\u2019active dans cette relation sp\u00e9cifique. Par cons\u00e9quent, tout ph\u00e9nom\u00e8ne devient ainsi collectif car il pr\u00e9sente une multitude de microperceptions qui n\u2019a pas d\u2019unit\u00e9 pr\u00e9d\u00e9finie, mais qui est toujours en devenir.
  
De ce fait, \u00ab percevoir \u00bb n\u2019est pas une simple constatation de ce qui s\u2019offre \u00e0 la perception, mais plut\u00f4t une co-cr\u00e9ation de la relation (la rencontre entre l\u2019\u00e9v\u00e9nement-percevant et ce qui est per\u00e7u). D\u00e8s lors, nous comprendront \u00e0 quel point l\u2019\u00e9v\u00e9nement perceptif est multiple et l\u2019unit\u00e9 qui en d\u00e9coule est soutenue par cette multiplicit\u00e9 m\u00eame. Ainsi, selon la zone d\u2019expression de singularit\u00e9 dont il est question, \u00e0 chacun appartient un point de vue comportant de l\u00e9g\u00e8res variations qualitatives sur l\u2019unit\u00e9 bigarr\u00e9e forg\u00e9e par l\u2019\u00e9v\u00e9nement-d\u00f4me. Effectivement, ce que la multiplicit\u00e9 des objets qui constituent l’occasion d’exp\u00e9rience permet est la mise en place d’une situation qui est pleine de potentiel r\u00e9el plut\u00f4t qu\u2019une r\u00e9alit\u00e9 toute faite. Lorsque nous parlons de potentiel, ce \u00e0 quoi nous nous r\u00e9f\u00e9rons est surtout la r\u00e9alisation d’une nouveaut\u00e9 absolue et c’est pour cette raison que l’\u00e9v\u00e9nement d\u00e9passe autant ses concepteurs que le public en g\u00e9n\u00e9ral. Par cons\u00e9quent, <\/strong>il n’y aura jamais de rapport de reconnaissance possible dans l\u2019activation d\u2019un potentiel car l’\u00e9v\u00e9nement est, par nature, essentiellement distinct de tout autre \u00e9v\u00e9nement (Whitehead, 2006 : 76). Ce \u00e0 quoi se r\u00e9f\u00e8re ici le terme \u00ab reconnaissance \u00bb est un d\u00e9pouillement complet de tout acte intellectuel de comparaison car le contenu de l’exp\u00e9rience n’est pas pr\u00e9-existant, mais se concr\u00e9tise de fa\u00e7on pr\u00e9hensive. Whitehead utilise l\u2019expression pr\u00e9hension<\/em> afin d’exprimer toute activit\u00e9 relationnelle qui met en place l’appropriation d’une r\u00e9alit\u00e9 autre, processus \u00e0 travers lequel est activ\u00e9 le potentiel qui y est inscrit. Ce mode d’activit\u00e9 est primordial dans la compr\u00e9hension du langage de Whitehead car il va au-del\u00e0 de la notion de possession pour signifier vraiment une \u00ab transformation \u00bb qui s’op\u00e8re \u00e0 partir de l’int\u00e9rieur de l’acte lui-m\u00eame ; il s’agit d’un acte de gen\u00e8se d’une nouvelle existence, d’un nouvel \u00eatre-dans-le-monde (Debaise, 2006 : 70). Dans le cas des entit\u00e9s actuelles, c’est par ce mode d’activit\u00e9 qu’elles op\u00e8rent et qu’elles se regroupent. Ainsi, chaque objet perceptuel est un \u00e9v\u00e9nement en soi compos\u00e9 d\u2019entit\u00e9s actuelles.<\/p>\n\n\n\n

Le processus qui am\u00e8ne ces entit\u00e9s actuelles d’un \u00e9tat de\u00a0pluralit\u00e9 disjonctive<\/em>\u00a0(c’est-\u00e0-dire de potentialit\u00e9 r\u00e9elle) \u00e0 la cr\u00e9ation d\u2019une\u00a0unit\u00e9 commune d’existence<\/em>, est appel\u00e9\u00a0concrescence.\u00a0<\/strong><\/em>Il s\u2019agit d\u2019une \u00ab\u00a0formation qui prend consistance \u00e0 partir d’une multiplicit\u00e9 disjonctive\u00a0\u00bb pour produire un \u00ab\u00a0nouvel \u00eatre-ensemble\u00a0\u00bb11<\/sup>. Cet \u00ab\u00a0\u00eatre ensemble\u00a0\u00bb devient alors un regroupement qui s\u2019appelle\u00a0nexus<\/em>. Lorsqu\u2019un \u00eatre-ensemble d’entit\u00e9s actuelles est dot\u00e9 d\u2019un \u00e9l\u00e9ment commun de forme qui est exerc\u00e9 par chaque membre sur les autres et qui est r\u00e9p\u00e9t\u00e9 tout au long d’un trajet historique12<\/sup>, le nexus devient \u00ab\u00a0social\u00a0\u00bb. La\u00a0soci\u00e9t\u00e9\u00a0<\/em>peut \u00eatre un rocher, un individu ou une id\u00e9e. L’id\u00e9e de base de ce genre de nexus est celle de \u00ab\u00a0dur\u00e9e\u00a0\u00bb et de \u00ab\u00a0persistance\u00a0\u00bb \u00e0 travers la reproductibilit\u00e9 de \u00ab\u00a0l’\u00e9l\u00e9ment de forme\u00a0\u00bb selon laquelle elles se tiennent ensemble. D\u00fb au fait qu’elle peut \u00eatre v\u00e9cue directement, la soci\u00e9t\u00e9 devient automatiquement un objet perceptif. Dans le cas pr\u00e9cis de l’\u00e9v\u00e9nement-d\u00f4me, c’est dans ce genre de r\u00e9alit\u00e9 conceptuelle que nous le situons. Ainsi, le mode d’\u00eatre-ensemble des entit\u00e9s actuelles qui le constituent (soit la fa\u00e7on dont se fait leur\u00a0pr\u00e9hension<\/em>) exprime l\u2019\u00e9l\u00e9ment de forme fondamental de la soci\u00e9t\u00e9, ce qui, au niveau actuel de l\u2019exp\u00e9rience, peut s\u2019ex\u00e9cuter en tant que qualit\u00e9 esth\u00e9tique de fond parcourant chaque d\u00e9tail du complexe relationnel de la soci\u00e9t\u00e9-d\u00f4me\u00a0: sa structure en forme de cocon, les coussins, les projections, la configuration de l\u2019espace, la musique, les diff\u00e9rents spectateurs, etc. L’\u00e9l\u00e9ment de forme\u00a0est donc immanent \u00e0 la soci\u00e9t\u00e9 en question\u00a0: la forme commune s’impose non pas \u00e0 partir de l’ext\u00e9rieur (par exemple, \u00e0 partir de la zone d\u2019expression de singularit\u00e9), mais relativement \u00e0 l’orientation de chaque entit\u00e9 constitutive de la soci\u00e9t\u00e9, chacune d’elles \u00e9tant une r\u00e9alit\u00e9 qui agit, c’est-\u00e0-dire une puissance active.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Voil\u00e0 pourquoi chaque entit\u00e9 actuelle (ou encore, chaque affectivit\u00e9 active<\/em>) de cette multiplicit\u00e9 que nous appelons soci\u00e9t\u00e9 contribue \u00e0 la formation d’un complexe d’affects et de percepts qui se concr\u00e9tise dans l’exp\u00e9rience imm\u00e9diate du d\u00f4me sous forme de tonalit\u00e9 affective. <\/em>Cette derni\u00e8re rel\u00e8ve autant du domaine du virtuel que du domaine de l’actuel car c’est une forme d’existence qui a une action effective sur le corps mais dont les effets existent encore sous forme germinale. Il s’agit d’une sensation vague, de l’impression d’avoir v\u00e9cu quelque chose de significatif, mais que nous ne pouvons nommer. La gen\u00e8se de l’\u00e9v\u00e9nement consiste, de ce fait, en la manifestation cr\u00e9ative d’un complexe relationnel d’affects et de percepts divers. Ce que le langage de Whitehead nous permet de faire est non seulement de penser l\u2019\u00e9v\u00e9nement selon diff\u00e9rents niveaux d\u2019actualit\u00e9, mais aussi de comprendre l\u2019exp\u00e9rience comme le noyau d\u2019une cristallisation qui est int\u00e9gralement agie, m\u00eame dans ses franges, par une virtualit\u00e9 qui, loin d\u2019\u00eatre irr\u00e9elle ou imaginaire, est absolument performative. Dans ce noyau, l\u2019actuel et le virtuel se fondent, mais dans ses franges, l\u2019exp\u00e9rience va du virtuel vers l\u2019actuel et y revient dans un mouvement de r\u00e9troaction qui nourrit la virtualit\u00e9 de la situation de fa\u00e7on productrice. L\u2019exp\u00e9rience \u00e9tant processuelle, cela signifie qu’elle se continue selon l’\u00e9lan qui est donn\u00e9 par l’\u00e9l\u00e9ment de forme de la soci\u00e9t\u00e9 dont il est question. Seulement, il s\u2019agit bien d\u2019un \u00ab \u00e9lan \u00bb et non pas de la culmination en un objet aux contours pr\u00e9cis : elle est telle une sculpture que l’on travaille et qui nous travaille de mani\u00e8re tout autant extensive qu’intensive. C\u2019est-\u00e0-dire que l\u2019\u00eatre-multiple trace des possibilit\u00e9s d\u2019exp\u00e9rience plut\u00f4t qu\u2019il ne propose une exp\u00e9rience (d\u00e9)finie. <\/p>\n\n\n\n

Le diagramme comme germe d\u2019exp\u00e9rience<\/h2>\n\n\n\n

Ce que nous avons appel\u00e9 un complexe relationnel d’affects et de percepts divers, Deleuze l\u2019appelle un\u00a0diagramme<\/em>13<\/sup>:<\/p>\n\n\n\n

On pourra donc d\u00e9finir le diagramme de plusieurs fa\u00e7ons qui s\u2019encha\u00eenent\u00a0: c\u2019est la pr\u00e9sentation des rapports de forces propres \u00e0 une formation\u00a0; c\u2019est la r\u00e9partition des pouvoirs d\u2019affecter et des pouvoirs d\u2019\u00eatre affect\u00e9\u00a0; c\u2019est le brassage des pures fonctions non-formalis\u00e9es et des pures mati\u00e8res non-form\u00e9es. (Deleuze, 2004, p. 79)<\/p>\n\n\n\n

Ainsi, le diagramme est avant tout un germe d\u2019exp\u00e9rience, soit la mise en place d\u2019un monde objectif (bien qu\u2019aux contours chaotiques) qui permet une production de nouveaut\u00e9 ; une puissance dont l\u2019exp\u00e9rience est une extension. En ce sens, le diagramme ne repr\u00e9sente pas quelque chose de pr\u00e9cis, mais propose la construction d\u2019une r\u00e9alit\u00e9, selon un point d\u2019inflexion. Ce qui fait de l\u2019unicit\u00e9 de l\u2019\u00e9v\u00e9nement-d\u00f4me une puissance de variation qui s\u2019actualise selon la zone d\u2019expression de singularit\u00e9 en question (ce qui fait d\u00e9finitivement de l\u2019\u00e9v\u00e9nement-d\u00f4me une \u00ab unit\u00e9 multiple \u00bb). Cette pens\u00e9e processuelle a comme cons\u00e9quence analytique la volont\u00e9 d’aller chercher le sens de l’\u00e9v\u00e9nement dans ses effets en tant qu’ils se continuent plut\u00f4t que comme signification fixe ; figer l’\u00e9v\u00e9nement aurait comme cons\u00e9quence d’aller \u00e0 l’encontre d’un mouvement qui est potentiellement en cours. Il en r\u00e9sulte qu’en pensant au d\u00f4me comme objet technique, je comprends son mode de fonctionnement tel un geste qui s’inscrit dans l’actualit\u00e9 comme \u00ab r\u00e9gion de potentialit\u00e9 \u00bb. Ce que cette derni\u00e8re propose est donc l’exp\u00e9rience d’un rapport de forces qui se pr\u00e9sente comme un vague potentiel dont les contours se font selon une r\u00e9partition des pouvoirs d\u2019affecter et d\u2019\u00eatre affect\u00e9. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur de ce rapport de forces, nous avons une ouverture (ou mieux, une puissance de variation) qui peut \u00eatre appel\u00e9e chaotique en ce sens que la mise en forme des forces qui composent sa continuit\u00e9 ne se justifient \u00ab que \u00bb par la cr\u00e9ation d\u2019une nouvelle r\u00e9alit\u00e9. L\u2019auto-relation de leur propre appartenance jointe \u00e0 la \u00ab singularit\u00e9 de chaque \u00e9v\u00e9nement de perception \u00bb font du d\u00f4me une plateforme processuelle pour l\u2019\u00e9mergence d\u2019univers exp\u00e9rientiels. Par cons\u00e9quent, si l’exp\u00e9rience n’est pas pr\u00e9-d\u00e9termin\u00e9e, mais plut\u00f4t une ind\u00e9termination conditionn\u00e9e <\/em>(Whitehead, 1985 : 23) par tous les \u00e9l\u00e9ments pr\u00e9sents dans la configuration situationnelle relative au d\u00f4me, il revient \u00e0 tout un chacun de continuer ce processus diagrammatique en devenant co-auteurs d\u2019une r\u00e9alit\u00e9 en voie de r\u00e9alisation. <\/p>\n\n\n\n

D\u2019une part, \u00ab\u00a0le d\u00f4me\u00a0\u00bb g\u00e9n\u00e8re dans sa zone diagrammatique d\u2019ind\u00e9termination de nouvelles existences agissant en tant que puissances actives au sein de l\u2019agencement. Ces derni\u00e8res doivent \u00eatre pens\u00e9es, \u00e0 un niveau micro, comme autant d\u2019unit\u00e9s affectives<\/em>\u00a0singuli\u00e8res. D\u2019autre part, au niveau macro, en tant qu’\u00eatre-multiple, ind\u00e9pendant et auto-organisant, nous pouvons consid\u00e9rer qu\u2019il y a\u00a0<\/strong>une\u00a0valeur esth\u00e9tique perceptive<\/em>14<\/sup>\u00a0qui conditionne activement l’exp\u00e9rience-d\u00f4me \u00e0 travers la reproductibilit\u00e9 de \u00ab\u00a0l’\u00e9l\u00e9ment de forme\u00a0\u00bb constituant la soci\u00e9t\u00e9. Ainsi, tous les \u00e9l\u00e9ments formateurs de l’exp\u00e9rience (concepteurs, techniciens, dispositifs techniques comme les programmes et les machines pour les faire fonctionner, espace physique, image-son, plateforme de performances, etc.) sont parcourus par la valeur esth\u00e9tique de la soci\u00e9t\u00e9. La fa\u00e7on comment se d\u00e9ploie cette valeur esth\u00e9tique pendant la dur\u00e9e de l\u2019exp\u00e9rience rel\u00e8ve d\u2019une sorte de syntonie entre l\u2019objet de perception et l\u2019\u00e9v\u00e9nement-percevant. C\u2019est-\u00e0-dire que faire l\u2019exp\u00e9rience d\u2019une soci\u00e9t\u00e9 implique que sa valeur esth\u00e9tique se d\u00e9voile \u00e0 nous, dans l\u2019exp\u00e9rience, m\u00eame si cela se fait selon une inflexion singuli\u00e8re. Or, tout ce qui dure le fait selon un rythme particulier. Ce qui se passe \u00e0 l’int\u00e9rieur du cocon-d\u00f4me est fait de mouvement. C\u2019est comme le souffle de la soci\u00e9t\u00e9 ou encore une ponctuation. Ainsi, le rythme \u00e0 travers lequel se d\u00e9ploie la qualit\u00e9 esth\u00e9tique de la soci\u00e9t\u00e9 devient aussi le rythme de la relation. D’abord, une sensation d’attente est cr\u00e9\u00e9e par la musique monotone, par les danseuses immobiles et par les diverses tonalit\u00e9s de blanc-gris-noir dominantes. Ensuite, les danseuses se l\u00e8vent, nous dig\u00e9rons tranquillement les tomates ing\u00e9r\u00e9es et la sensation d\u2019avaler est montr\u00e9e par les projections. S’effectue alors un croisement entre int\u00e9rieur-ext\u00e9rieur devenant une seule et m\u00eame chose.<\/p>\n\n\n\n

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Int\u00e9rieur<\/em>, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, cr\u00e9dits photographiques Dominic Paquin<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Le rythme de la narration oscille entre renfermement, r\u00e9tention, refoulement et d\u00e9bordement, d\u00e9versement, lib\u00e9ration. Je\/on cherche encore, comme la danseuse qui vient de se lever, d’un c\u00f4t\u00e9 et de l’autre, o\u00f9 regarder, bombard\u00e9s que nous sommes, de toutes parts, d’images. En ce croisement, il y a quelque chose qui veut s’exprimer, mais qui n’arrive pas \u00e0 sortir (comme la sensation d’avoir un je ne sais quoi sur le bout de la langue et de ne pas pouvoir le dire). Le personnage sur sc\u00e8ne cherche \u00e0 parler, mais n’y arrive pas. Nous sommes bloqu\u00e9s dans cet entre-deux mais… Un cri enfin. \u00ab\u00a0La projection tourne d’un c\u00f4t\u00e9 et de l’autre, comme si nous nous d\u00e9placions dans cet environnement en glissant vers l’avant et l’arri\u00e8re, d’un c\u00f4t\u00e9 et de l’autre \u00bb15<\/sup>. Du sak\u00e9 nous est servi et alors \u00e7a explose en rires dans la salle par ceux qui font la performance. Ce point culminant r\u00e9pond \u00e0 l’attente du d\u00e9but et \u00e0 la tentative d’expression pr\u00e9alable. Mais voil\u00e0 que les projections nous avalent dans un trou noir. En ce moment o\u00f9 ce qui est \u00e0 l’int\u00e9rieur s’ext\u00e9riorise, nous revoil\u00e0 plong\u00e9s \u00e0 l’int\u00e9rieur de nouveau. Par cons\u00e9quent, il y a une certaine tension qui est construite depuis la tentative vaine de parler du d\u00e9but qui n’aboutit pas, au contraire. L’atmosph\u00e8re est lourde par la r\u00e9p\u00e9tition du pleur\/rire qui n’en est ni l’un ni l’autre. Les projections rayent le plafond et du sang jaillit des coupures. On nous sert des c\u0153urs de cane. Ce qui se cr\u00e9\u00e9 dans ce tourbillon d’images et de musique est un mouvement d’ext\u00e9riorisation qui ne se suffit pas \u2013 va chercher chaque fois plus \u00e0 l’int\u00e9rieur. Il nous avale et \u00e0 travers lui nous avalons ce qui nous entoure.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Le th\u00e8me,\u00a0int\u00e9rieur<\/em>, nous am\u00e8ne \u00e0 l’int\u00e9rieur du d\u00f4me, mais son seuil est incompr\u00e9hensible, car le d\u00f4me est insaisissable. M\u00eame une fois en son int\u00e9rieur, nous sommes encore en train d’entrer \u00e0 l’int\u00e9rieur de l’exp\u00e9rience qu’il nous propose. La texture des images est souvent faite de plis, rappelant les innombrables couches de l’existence… Une fois \u00e0 l’int\u00e9rieur, de quel int\u00e9rieur s’agit-il? Chaque fois plus \u00e0 l’int\u00e9rieur, c’est une couche de plus de l’exp\u00e9rience qui est retrouv\u00e9e, le repli sur soi joue sur le seuil du d\u00e9lire, je me demande si les images projet\u00e9es ne seraient-elles plut\u00f4t un d\u00e9cor int\u00e9rieur qu’ext\u00e9rieur. De toute fa\u00e7on, l’exp\u00e9rience est \u00e9tourdissante, sans savoir o\u00f9 regarder au juste, nous entrons dans un trou noir. \u00ab\u00a0Les deux dansent\/se tortillent au centre. Sur les projections, deux centres bougent l’un vers l’autre et s’\u00e9loignent. Les deux dansent au centre de la place. Elles ont plut\u00f4t l’air de s’enfuir. Le regard au loin elles ont l’air d’astronautes. Se prom\u00e8nent nu-pieds dans la foule. Il fait noir. Elles sont parties \u00bb16<\/sup>.\u00a0 Je demeure muette \u00e0 la recherche d’un sens \u00e0 tout \u00e7a. Il n’y a pas de sens, seulement une vague sensation d’avoir v\u00e9cu quelque chose qui nous ait amen\u00e9s au bout de… nous-m\u00eames? C’est une exp\u00e9rience qui dure et qui se r\u00e9percute sur ce qui la suit.<\/p>\n\n\n\n

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Int\u00e9rieur<\/em>, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, cr\u00e9dits photographiques Dominic Paquin<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

M\u00eame si l’exp\u00e9rience-d\u00f4me est une ind\u00e9termination dans le sens o\u00f9 ce qui est g\u00e9n\u00e9r\u00e9 est unique \u00e0 chaque exp\u00e9rience, sa tonalit\u00e9 affective demeure une r\u00e9alit\u00e9 objective propre \u00e0 l’unicit\u00e9 de la situation et dont la r\u00e9manence s’impose comme continuit\u00e9 d’exp\u00e9rience pour tout un chacun. La conformation du corps \u00e0 cette sensation de seuil cr\u00e9\u00e9e par l’immersion dans la tonalit\u00e9 grise de l’\u00e9v\u00e9nement continue d’imposer sa tonalit\u00e9 affective comme condition de base au-del\u00e0 de l’\u00e9v\u00e9nement en continuit\u00e9 avec ce qui a \u00e9t\u00e9. Mais cette continuit\u00e9 s’impose en m\u00eame temps qu’elle dispara\u00eet dans de nouvelles conditions d\u00e9terminantes qui font surgir quelque chose d’autre en changeant cette tonalit\u00e9 affective. La valeur esth\u00e9tique perceptive de l’\u00e9v\u00e9nement devient donc r\u00e9ellement pr\u00e9sente en tant que condition contrastante d\u00e9j\u00e0 d\u00e9pass\u00e9e, mais potentiellement capable de se r\u00e9p\u00e9ter dans les m\u00eames conditions propres \u00e0 la singularit\u00e9 en place dans le d\u00f4me. Il s’agit d’une activit\u00e9 de pr\u00e9hension qui s’op\u00e8re selon un \u00ab\u00a0mouvement relationnel dynamique\u00a0\u00bb qui soude l’exp\u00e9rience imm\u00e9diate affective de la situation comme un tout de fa\u00e7on \u00e0 ce que puisse \u00e9merger l’unit\u00e9 affective. Selon la perspective ici \u00e9labor\u00e9e, l’\u00e9l\u00e9ment de forme commun exprim\u00e9 par la soci\u00e9t\u00e9 exp\u00e9rience-d\u00f4me est une tonalit\u00e9 affective qui op\u00e8re selon une \u00ab\u00a0sensation-seuil\u00a0\u00bb. Mais c’est une exp\u00e9rience avant tout complexe qui peut difficilement \u00eatre traduite en mots. Ce qui peut \u00eatre dit, par contre, est qu’elle nous am\u00e8ne dans des \u00e9tats labyrinthiques de la psych\u00e9. L’exp\u00e9rience est d’abord et avant tout d\u00e9routante et d\u00e9lirante et elle s’impose \u00e0 nous par le caract\u00e8re immersif qui est propre au d\u00f4me.<\/p>\n\n\n\n

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Int\u00e9rieur<\/em>, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, cr\u00e9dits photographiques Dominic Paquin<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Le d\u00f4me\u00a0: un processus en devenir<\/h2>\n\n\n\n

Enfin, au-del\u00e0 de l’exp\u00e9rience-d\u00f4me g\u00e9n\u00e9r\u00e9e par la performance\u00a0Int\u00e9rieur<\/em>, le d\u00f4me en tant qu’entit\u00e9 (d\u00e9)finie n’existe pas car les potentialit\u00e9s qui la traversent ne se canalisent pas \u00e0 l’int\u00e9rieur d’une identit\u00e9 stable et homog\u00e8ne. Ainsi, l’entit\u00e9 est, elle aussi, processuelle. Ce qui existe est une\u00a0forme subjective<\/em>\u00a0de l’\u00e9v\u00e9nement d\u00f4me en\u00a0processus de devenir\u00a0<\/em>: c’est de tout un complexe relationnel qu’il s’agit. La question \u00ab\u00a0Que peut-on mettre sur pied dans le d\u00f4me?\u00a0\u00bb ne peut que demeurer un myst\u00e8re sans r\u00e9ponse finale car nul ne sait. Peu importe. Ce qui sera est de toute fa\u00e7on d\u00e9j\u00e0 inscrit dans les lignes virtuelles de sa potentialit\u00e9 et ce sont ces lignes de devenir que l’\u00eatre-multiple d\u00e9ploie \u00e0 travers les diverses situations relationnelles qui se pr\u00e9sentent tout au long de sa dur\u00e9e (c\u2019est-\u00e0-dire \u00e0 travers chaque \u00e9v\u00e9nement r\u00e9alis\u00e9 dans la Satosph\u00e8re). L\u2019entit\u00e9 recoupe donc la r\u00e9alit\u00e9 de telle fa\u00e7on \u00e0 actualiser des exp\u00e9riences qui font d\u00e9j\u00e0 partie intrins\u00e8que de sa potentialit\u00e9. Cette forme subjective se prolonge au-del\u00e0 d’elle-m\u00eame vers l’actualit\u00e9 compl\u00e8te de tout ce qui existe et cette \u00ab\u00a0actualit\u00e9 compl\u00e8te\u00a0\u00bb comprend tout le r\u00e9seau relationnel qui l’entoure autant activement que passivement pour faire partie de son processus de devenir. Si nous parlons de l’exp\u00e9rience-d\u00f4me comme exp\u00e9rience pr\u00e9hensive, c’est parce que ce n’est pas du rapport entre deux entit\u00e9s d\u00e9j\u00e0 constitu\u00e9es avant l’acte lui-m\u00eame dont il est question. Plut\u00f4t, il s\u2019agit d’une gen\u00e8se dans laquelle il y a l’av\u00e8nement d’un complexe affectif qui se produit en tant que tonalit\u00e9 affective, comprise de fa\u00e7on unique comme unit\u00e9 affective par chaque corps. Ce qui se met en place \u00e0 partir des divers \u00e9l\u00e9ments constitutifs de l’\u00e9v\u00e9nement est la\u00a0forme subjective\u00a0:\u00a0<\/em>uneentit\u00e9 en voie de r\u00e9alisation qui est en relation avec elle-m\u00eame (ou dirions-nous\u2026 avec ses sous-formes subjectives en devenir, telle une poup\u00e9e russe) dans sa propre ontogen\u00e8se, mais \u00e9galement en relation \u00e0 l’autre, \u00e0 celui qui vient \u00e0 la rencontre de l’exp\u00e9rience-d\u00f4me. C’est-\u00e0-dire que l’entit\u00e9 ne se suffit pas \u00e0 elle-m\u00eame, son potentiel n’\u00e9tant pas une qualit\u00e9 en soi, mais plut\u00f4t son mode d’existence et ce caract\u00e8re relationnel du potentiel se concr\u00e9tise comme \u00ab\u00a0design d’exp\u00e9rience\u00a0\u00bb.<\/p>\n\n\n\n

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