Contraindre<\/em>\u00a0(2004) Chor\u00e9graphie: Myriam Gourfink \/ Musique: Kasper T.Toeplitz \/ Danseuses: Gwena\u00eblle Vauthier<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\nDe la composition<\/h2>\n\n\n\n Enrico Pitozzi\u00a0: Myriam Gourfink et Kasper T. Toeplitz partagent un processus de travail qui place au centre de leur pratique une notion d\u00e9terminante\u00a0: celle de composition. Aussi pour commencer cet entretien je partirai de cette question\u00a0: pouvez-vous d\u00e9finir \u2013 dans votre pratique \u2013 que signifie composer\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\nMyriam Gourfink\u00a0:<\/strong>\u00a0Pour composer et \u00e9crire j\u2019utilise des donn\u00e9es et des processus abstraits. J\u2019\u00e9cris, \u00e0 la table, avec un langage que je d\u00e9veloppe depuis 2002, il est h\u00e9rit\u00e9 de la\u00a0Labanotation, mais vise la cr\u00e9ation et non la notation d\u2019une danse d\u00e9j\u00e0 existante. Cette \u00e9criture est en perp\u00e9tuelle \u00e9volution, car chaque pi\u00e8ce se structure \u00e0 partir d\u2019un environnement sp\u00e9cifique qui se construit \u00e0 partir de la vision globale du projet. J\u2019effectue une collecte des notions que je consid\u00e8re \u00eatre en relation avec ce que je vise, ces \u00e9l\u00e9ments me permettent d\u2019\u00e9laborer un lexique puis la partition. Ces \u00e9l\u00e9ments sont des composants du mouvement, c\u2019est-\u00e0-dire les petites unit\u00e9s permettant d\u2019\u00e9valuer pr\u00e9cis\u00e9ment les facteurs\u00a0: poids, temps, espace, flux. La composition consiste \u00e0 venir d\u00e9coder l\u2019intelligence des \u00e9l\u00e9ments collect\u00e9s, leurs relations, leurs articulations, leurs agencements possibles. Pour formaliser l\u2019\u00e9criture chor\u00e9graphique qui vient cerner le langage corporel sp\u00e9cifique \u00e0 chaque pi\u00e8ce, je dois \u00e9couter, saisir ce qui est \u00e0 l\u2019\u0153uvre \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de l\u2019environnement pos\u00e9. L\u2019\u00e9criture n\u2019est pas descriptive, elle vient cerner une id\u00e9e sensible. Elle op\u00e8re comme un dispositif fait d\u2019indications concernant diff\u00e9rents \u00e9l\u00e9ments de l\u2019environnement chor\u00e9graphique, comme des strates de donn\u00e9es venant renseigner l\u2019interpr\u00e8te sur l\u2019univers po\u00e9tique vis\u00e9\u00a0: la partition est ouverte. Ce qui motive l\u2019\u00e9criture chor\u00e9graphique c\u2019est l\u2019invention d\u2019univers contingents, qui stimulent la cr\u00e9ativit\u00e9 et mobilisent la pr\u00e9sence de l\u2019interpr\u00e8te en l\u2019invitant \u00e0 vivre ses propres choix. Pour que les composants du mouvement puissent offrir un \u00e9cart d\u2019interpr\u00e9tation et puissent \u00e9valuer pr\u00e9cis\u00e9ment cet \u00e9cart \u2013 j\u2019ai ajout\u00e9, aux signes Laban existants, des colorations diff\u00e9rentes, et je n\u2019organise pas la port\u00e9e chor\u00e9graphique comme en Labanotation, \u00e0 l\u2019\u00e9coute de ce que je vise je dois trouver une organisation graphique pour chaque projet.<\/p>\n\n\n\nKasper T. Toeplitz\u00a0:<\/strong>\u00a0Composer c\u2019est pr\u00e9voir, composer c\u2019est mettre en ordre les \u00e9l\u00e9ments. En musique, penser la composition et non pas le jeu signifie s\u2019abstraire du temps r\u00e9el pour passer dans un temps diff\u00e9r\u00e9. J\u2019ai longtemps pens\u00e9 que faire de la musique c’est s’occuper, essentiellement, d’une gestion du temps. Parce qu\u2019il est \u00e9vident qu’il ne s’agit pas d’un agencement de sons \u2013 ceux-ci n’\u00e9tant que ce qui donne mati\u00e8re, ou existence, \u00e0 la musique, ce qui permet de la donner \u00e0 percevoir, son corps en quelque sorte, mais pas son \u00e9l\u00e9ment essentiel. Donc je ne pense pas que la composition soit faite pour regarder dans la mati\u00e8re du son. Le son n’est que le produit d\u00e9riv\u00e9 de la musique, il n’est que son corollaire \u2013 un peu comme le CO2 est la cons\u00e9quence (in\u00e9vitable) d’une agriculture intensive, ou l’abattage des animaux une question li\u00e9e sine qua non \u00e0 la consommation de viande. Alors, bien \u00e9videmment, faisant de la musique, je m’int\u00e9resse au son, bien oblig\u00e9, mais moi ce que je fais, c’est de la musique et non pas du son \u2013 et nulle trace de \u00ab\u00a0sons trouv\u00e9\u00a0\u00bb, de \u00ab\u00a0field recording\u00a0\u00bb ni m\u00eame de musique concr\u00e8te dans ma production musicale ; le son a un r\u00f4le, mais c\u2019est un \u00e9l\u00e9ment parmi d\u2019autres. Donc ce n\u2019est pas le son en premier lieu\u00a0: la composition n\u2019est pas le son, elle est l\u2019organisation des \u00e9l\u00e9ments temporels, une d\u00e9limitation du chemin, pr\u00e9voir un chemin, mais ce n\u2019est pas\u00a0regarder le son<\/em>. C\u2019est plut\u00f4t donner \u00e0 voir une structure. Quand je compose, je le fais de fa\u00e7on tr\u00e8s \u00ab\u00a0classique\u00a0\u00bb, c’est \u00e0 dire dans le silence: que ce soit face \u00e0 du papier \u00e0 musique, ou \u00e0 une feuille \u00ab\u00a0\u00e9lectronique\u00a0\u00bb \u2013 donc soit un programme d’\u00e9criture de la musique, un programme de dessin, de graphisme, voire un traitement de texte \u2013 ou encore un logiciel de programmation tel que Csound ou MaxMSP, composer de la musique c’est passer \u00e9norm\u00e9ment de temps dans le silence. Passer une journ\u00e9e \u00e0 \u00e9crire une page de partition d\u2019orchestre, c’est 12 heures de travail pour r\u00e9aliser quelques secondes de musique\u00a0: composer c\u2019est avoir une loupe de microscope sur ce que l\u2019on fait et aussi pouvoir revenir dessus en modifiant certaines parties, et apr\u00e8s encore\u00a0: c\u2019est une pens\u00e9e en amont.<\/p>\n\n\n\nMyriam, dans vos travaux chor\u00e9graphiques \u2013 je pense \u00e0\u00a0l\u2019\u00e9carlate (2000)<\/em>, mais aussi \u00e0\u00a0This is my house (2006)<\/em>\u00a0 \u2013 vous avez d\u00e9velopp\u00e9 une modalit\u00e9 d\u2019\u00e9criture chor\u00e9graphique qui a permis de red\u00e9finir, avec l\u2019apport fondamental de LOL \u2013 les r\u00e8gles de composition du mouvement. Pouvez-vous parler de LOL et de ses caract\u00e9ristiques\u00a0?\u00a0\u00a0<\/strong><\/p>\n\n\n\nM.G. :<\/strong> Nous avons d\u00e9velopp\u00e9 LOL, un logiciel d\u2019aide \u00e0 la composition chor\u00e9graphique cr\u00e9\u00e9 par l\u2019informaticien de l\u2019IRCAM Fr\u00e9d\u00e9ric Voisin avec mon expertise, celle du compositeur Kasper T. Toeplitz et l\u2019aide de la notatrice Laurence Marthouret. J\u2019ai utilis\u00e9 LOL de 1999 \u00e0 2002 pour Taire<\/em>, Too generate<\/em>, L\u2019\u00e9carlate<\/em>, et Rare<\/em>. Nous avons d\u00e9velopp\u00e9 LOL pour pouvoir g\u00e9n\u00e9rer, dans un environnement chor\u00e9graphique d\u00e9fini, le plus grand nombre possible d\u2019associations (associations des divers composants du mouvement qui ont \u00e9t\u00e9 collect\u00e9s pour l\u2019environnement chor\u00e9graphique d\u2019un projet). Pour cela Fr\u00e9d\u00e9ric Voisin a propos\u00e9 une analyse de la Cin\u00e9tographie de Rudolf Laban qui permet sa traduction dans un tableau \u00e0 deux entr\u00e9es: d\u2019un c\u00f4t\u00e9 il y a les parties du corps, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 les classes de mouvement ; et chaque partie du corps choisie peut \u00eatre \u00e9valu\u00e9e, selon l\u2019\u00e9valuation d\u00e9termin\u00e9e par le chor\u00e9graphe, dans chaque classe de mouvement choisie. Si d\u2019autres chor\u00e9graphes venaient \u00e0 se servir de LOL les r\u00e9sultats seraient clairement diff\u00e9rents, car chaque chor\u00e9graphe proposerait un environnement et des \u00e9valuations en rapport avec son univers. Si LOL est un programme qui op\u00e8re toujours selon les m\u00eames processus, en revanche il offre la possibilit\u00e9 d\u2019explorer toutes les combinaisons des \u00e9l\u00e9ments d\u2019un environnement chor\u00e9graphique. Le chor\u00e9graphe fera son choix final en ayant consid\u00e9r\u00e9 tous les possibles. J\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 travailler avec LOL parce que tous les syst\u00e8mes d\u2019\u00e9criture du mouvement sont, avant tout, des syst\u00e8mes de notation d\u2019un mouvement d\u00e9j\u00e0 existant. Ils ne sont pas utilis\u00e9s pour cr\u00e9er une chor\u00e9graphie, ils ne sont pas utilis\u00e9s pour composer. Avec Fr\u00e9d\u00e9ric Voisin, notre but ce n\u2019\u00e9tait pas la repr\u00e9sentation du geste chor\u00e9graphique, mais la recherche des connaissances utiles \u00e0 la composition chor\u00e9graphique en g\u00e9n\u00e9ral. Voisin a tir\u00e9 de la notation Laban les param\u00e8tres utiles pour le projet d\u2019un logiciel utile \u00e0 la composition ; donc LOL c\u2019est une question de calculs, de processus, et surtout de combinatoire. En ouvrant le champ des possibles, LOL permet de concevoir un corps en mouvement qui n\u2019aurait aucune limitation physique. Ne pas bloquer le corps dans l\u2019ordre du possible a favoris\u00e9 la d\u00e9couverte de formes, de qualit\u00e9s inattendues, mais surtout a stimul\u00e9 l\u2019imagination d\u2019espaces chor\u00e9graphiques in\u00e9dits, et une nouvelle organisation du temps\u2026<\/p>\n\n\n\n\u2026une forme d\u2019abstraction de l\u2019anatomie\u2026<\/p>\n\n\n\n
\u2026oui, dans LOL le corps est d\u00e9fini comme une entit\u00e9 abstraite. LOL identifie les parties n\u00e9cessaires \u00e0 l\u2019investigation chor\u00e9graphique. Un corps peut donc n\u2019\u00eatre constitu\u00e9 que de deux jambes par exemple si un processus envisag\u00e9 n\u2019implique que ces parties du corps, ou pourrait \u00eatre constitu\u00e9 de trois bras. C\u2019est un paradoxe, mais pour moi cela signifie que le corps est pens\u00e9 comme un espace imaginaire en mouvement. Et pour moi la danse c\u2019est \u00e7a, c\u2019est projeter un espace imaginaire en mouvement. Cette op\u00e9ration est facilit\u00e9e avec LOL. Donc LOL fait \u00e9clater le syst\u00e8me Laban : par exemple, avec LOL, je peux faire varier la division de l\u2019espace autour du danseur \u00e0 l\u2019infini, le diviser en sept ou en treize, ou en onze parties in\u00e9gales, et cela n\u2019est pas envisageable avec la Labanotation. Cette possibilit\u00e9 change la perception du performeur par rapport \u00e0 l\u2019espace. Selon les indications fournies, la perception kinesth\u00e9sique sera compl\u00e8tement diff\u00e9rente. Ceci parce que, pour moi, la danse c\u2019est une relation constante entre deux dimensions : la r\u00e9alit\u00e9 et un ailleurs qui la modifie sans cesse. Je suis attir\u00e9e par cette relation avec l\u2019imaginaire.<\/p>\n\n\n\n
En prolongeant cette r\u00e9flexion autour de la notation, je trouve qu\u2019il y a, au niveau de la composition du mouvement \u2013 je pense ici \u00e0\u00a0Le temps tiraill\u00e9s (2009)<\/em>\u00a0jusqu\u2019arriver \u00e0\u00a0Une lente mastication (2012)<\/em>\u00a0\u2013 un travail sur le d\u00e9placement du poids et sur la gravit\u00e9 dans la production du geste. Pouvez-vous en parler\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\nM.G. :<\/strong> L\u2019\u00e9tude des lois qui r\u00e9gissent les mouvements du corps est \u00e0 l\u2019origine du d\u00e9veloppement de la Cin\u00e9tographie Laban. On ne peut pas \u00e9crire le mouvement et composer avec si on n\u2019a pas une intelligence du mouvement, une imagination qui a d\u00e9velopp\u00e9 la comp\u00e9tence de concevoir, de visualiser un espace dynamique. L\u2019\u00e9tude des mouvements du corps en relation avec les forces gravitationnelles est \u00e0 mon avis l\u2019enjeu de la danse moderne au si\u00e8cle dernier, elle est fondamentale. Gr\u00e2ce au travail avec la respiration, propos\u00e9 dans les pratiques de yoga, j\u2019ai senti que les transferts d\u2019appuis pouvaient devenir tr\u00e8s m\u00e9ticuleux. La conscience du souffle am\u00e8ne la personne en mouvement \u00e0 trouver les points o\u00f9 les forces s\u2019annulent mutuellement, \u00e0 go\u00fbter l\u2019\u00e9quilibre, et dans cette suspension du temps, \u00e0 percevoir pleinement l\u2019attraction terrestre et la pression atmosph\u00e9rique. Cette compr\u00e9hension m\u2019a amen\u00e9e \u00e0 jouer avec certains facteurs de mouvement : dans Marine<\/em> (2001), je stimule la verticalit\u00e9 de l\u2019axe m\u00e9dian du corps ; cela facilite l\u2019\u00e9quilibre, les transferts de poids sont fluides. Au contraire, dans certains passages de Contraindre<\/em> (2004), This is my house<\/em> (2005) ou Les temps tiraill\u00e9s<\/em> (2009), l\u2019axe m\u00e9dian est contraint \u00e0 ne jamais \u00eatre vertical, la mati\u00e8re est plus \u00e9paisse et oblige la personne qui danse \u00e0 trouver un dialogue avec la pression atmosph\u00e9rique. Si la personne qui danse s\u2019autorise \u00e0 prendre tout le temps n\u00e9cessaire pour r\u00e9ellement sentir, elle comprend que c\u2019est le souffle, la respiration cellulaire, qui lui permet de transf\u00e9rer son poids d\u2019un millim\u00e8tre tout en restant compl\u00e8tement en \u00e9quilibre. Le jeu respiratoire du plein et du vide dans chaque cellule permet l\u2019exploration de l\u2019espace millim\u00e8tre apr\u00e8s millim\u00e8tre, et en retour ce d\u00e9p\u00f4t du corps au sol millim\u00e8tre apr\u00e8s millim\u00e8tre engendre cette m\u00eame respiration cellulaire. Ainsi cette danse na\u00eet de l\u2019imbrication du temps qu\u2019on s\u2019octroie pour l\u2019effectuer, de notre connaissance de la r\u00e9partition des poids et des contrepoids pour se mouvoir sans tension, et de notre amplitude et fluidit\u00e9 respiratoire. Ces trois aspects fondent une danse qui se con\u00e7oit dans une id\u00e9e de passage perp\u00e9tuel.<\/p>\n\n\n\n