{"id":2183,"date":"2013-07-01T20:53:17","date_gmt":"2013-07-01T20:53:17","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=2183"},"modified":"2022-12-07T20:55:31","modified_gmt":"2022-12-07T20:55:31","slug":"la-lettre-la-rehabilitation-de-laura","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/la-lettre-la-rehabilitation-de-laura\/","title":{"rendered":"Juillet 2013 – La lettre<\/i>, la r\u00e9habilitation de l’aura"},"content":{"rendered":"\n

Exp\u00e9rience<\/h2>\n\n\n\n
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Raccords<\/em>, Alain Fleischer
Cr\u00e9dit photo : LP C\u00f4t\u00e9 \u00a9 Galerie de l’UQAM, 2013<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Galerie de l\u2019UQ\u00c0M, 17h40, vernissage de l\u2019exposition d\u2019Alain Fleischer, Raccords<\/em>. Le public patiente \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur. Impossible de voir \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, les vitres sont calfeutr\u00e9es. Une rumeur s\u2019\u00e9l\u00e8ve autour de cet \u00e9v\u00e9nement unique dont la description sur les cartons d\u2019invitation l\u2019entoure d\u00e9j\u00e0 d\u2019une aura de myst\u00e8re. Pour ma part, arriv\u00e9 un peu avant la foule, j\u2019avais crois\u00e9 les techniciens charg\u00e9s de l\u2019installation de l\u2019\u0153uvre. En combinaison blanche, ils \u00e9taient sortis de la galerie par une porte d\u00e9rob\u00e9e, leurs instruments \u00e0 la main. Ils venaient de terminer une t\u00e2che qui m\u2019\u00e9chappe. Le myst\u00e8re s\u2019\u00e9paissit; on a utilis\u00e9 d\u2019\u00e9tranges outils, rev\u00eatus de tenues prot\u00e9geant des produits chimiques. J\u2019attends devant les portes de la galerie avec le public. Pas longtemps \u2013 il faut faire vite. Quelqu\u2019un prend la parole, la rumeur du public retombe. La voix, qui s\u2019est \u00e9lev\u00e9e du milieu de la foule impose les consignes : nous devons \u00e9teindre nos appareils \u00e9lectroniques. La foule forme maintenant un entonnoir, nous y voil\u00e0 aspir\u00e9s. Rapidement, je me retrouve \u00e0 l\u2019entr\u00e9e. Ce soir la galerie n\u2019a pas ouvert en grand, mais le passage est \u00e9troit comme une porte d\u2019embarquement. L\u00e0, la directrice de la galerie, intransigeante et sentencieuse, nous discipline : \u00ab \u00e9teignez vos cellulaires, il ne doit y avoir aucune lumi\u00e8re \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de la galerie, cela ruinerait l\u2019\u0153uvre! \u00bb P\u00e8se sur nous la responsabilit\u00e9 de r\u00e9duire ou non \u00e0 n\u00e9ant des semaines d\u2019efforts qui paraissent consid\u00e9rables et une \u0153uvre que nous devinons unique. Mais nous avons soif de sacr\u00e9, alors nous nous ex\u00e9cutons avec scrupules, respectant d\u00e9votement les consignes, pour l\u2019amour de l\u2019art. Une pesanteur c\u00e9r\u00e9moniale pose le d\u00e9corum de l\u2019exp\u00e9rience \u00e0 venir.<\/p>\n\n\n\n

Un large rideau noir bouche l\u2019entr\u00e9e de la galerie, nous n\u2019avons acc\u00e8s qu\u2019\u00e0 l\u2019espace r\u00e9serv\u00e9 aux publications. On nous fait p\u00e9n\u00e9trer par groupes de quatre par la gauche de ce rideau : c\u2019est en fait l\u2019entr\u00e9e d\u2019un sas qui rend l\u2019espace de la galerie herm\u00e9tique au monde au dehors. L\u2019autre pan du sas est compos\u00e9 d\u2019une paroi rigide qui a \u00e9t\u00e9 mont\u00e9e pour s\u2019assurer que la moindre lumi\u00e8re impropre ne diffuse dans la galerie. On referme derri\u00e8re nous. Dans cette antichambre, l\u2019excitation nous saisit, pareille \u00e0 celle qui pr\u00e9c\u00e8de la mont\u00e9e \u00e0 bord d\u2019un man\u00e8ge \u00e0 sensations. Lorsqu\u2019enfin il nous est permis d\u2019entrer, nous p\u00e9n\u00e9trons dans un lieu plong\u00e9 dans le sombre, inconnu, offert imm\u00e9diatement \u00e0 nos sens. Nous red\u00e9couvrons la galerie, remodel\u00e9e par des lumi\u00e8res rouges, qui nous orientent p\u00e9niblement dans l\u2019obscurit\u00e9. Les gens avancent avec prudence mais j\u2019ai bonne vue, alors je file \u00e0 travers cet espace et devine sur les murs des images, in\u00e9dites, \u00e9tranges, ce sont des \u0153uvres d\u2019Alain Fleischer r\u00e9unies autour des th\u00e8mes explor\u00e9s par Raccords<\/em>.<\/p>\n\n\n\n

Au milieu de la galerie, des chaises sont install\u00e9es en rang autour d\u2019un vieux projecteur 16mm, comme \u00e0 l\u2019occasion d\u2019une s\u00e9ance de projection de quartier dans un vieux bourg. Pendant que le public arrive au compte-goutte, il y a face \u00e0 nous, sur le mur nord de la galerie une grande surface blanche que les techniciens en combinaison, de retour, terminent de pr\u00e9parer. Il s\u2019agit d\u2019un \u00ab \u00e9cran-sensible \u00bb, dispositif, cr\u00e9\u00e9 par Alain Fleischer, de r\u00e9ception cin\u00e9matographique et de production photographique de l\u2019image, qui est fait de papier photosensible et semblable \u00e0 un \u00e9cran de cin\u00e9ma. La galerie transform\u00e9e en chambre noire se referme quelques minutes plus tard. Les retardataires trouvent portes closes : plus personne ne peut entrer. Alors, la voix d\u2019Alain Fleischer, qui se tient au milieu de nous, retentit. Il s\u2019adresse au public pour lui expliquer le d\u00e9roulement de l\u2019\u0153uvre. Un film va \u00eatre projet\u00e9 sur l\u2019\u00e9cran-sensible pendant deux minutes au terme desquelles une image nous sera r\u00e9v\u00e9l\u00e9e. Dans l\u2019obscurit\u00e9, les assistants en uniforme d\u00e9voilent l\u2019\u00e9cran, prot\u00e9g\u00e9 par une membrane : toutes les pr\u00e9cautions ont \u00e9t\u00e9 prises pour pr\u00e9server cette surface hypersensible et pour que l\u2019\u0153uvre, finalement, soit immacul\u00e9e; aucune autre lumi\u00e8re que celle du projecteur ne doit atteindre l\u2019\u00e9cran. On d\u00e9gage soigneusement tout ce qui fait obstacle : rien ne doit se trouver dans le champ de projection des images, couloir invisible emprunt\u00e9 par les photons, couloir consacr\u00e9 \u00e0 la lumi\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n

Le projecteur se met en route. En n\u00e9gatif, des formes p\u00e2les s\u2019agitent sur l\u2019\u00e9cran. C\u2019est un spectacle intrigant car nous n\u2019avons pas pour habitude de visionner les images en n\u00e9gatif dans la p\u00e9nombre. J\u2019ai l\u2019impression d\u2019\u00eatre sous l\u2019eau, et de regarder un film projet\u00e9 au-del\u00e0 la surface. Dans la galerie, seuls le roulis des bobines et le son du ventilateur du projecteur emplissent l\u2019espace. Dans ce cin\u00e9ma muet, \u00e9trangement muet parce que rien ne nous interdit de parler ou de chuchoter, nous distinguons un personnage, masculin, qui s\u2019approche par la gauche puis s\u2019immobilise de trois-quarts sit\u00f4t entr\u00e9 dans le cadre, pour \u00e9crire quelque chose semble-t-il. Il dispara\u00eet quand lui succ\u00e8de une autre image : un visage f\u00e9minin immobile lui aussi, la t\u00eate l\u00e9g\u00e8rement inclin\u00e9e vers le bas comme pour lire ce qui a \u00e9t\u00e9 \u00e9crit. Quelques secondes plus tard, ce qui ressemble \u00e0 un bateau traverse l\u2019\u00e9cran de part en part, lat\u00e9ralement. Enfin, \u00e0 moins que ces images aient \u00e9t\u00e9 distribu\u00e9es dans un ordre diff\u00e9rent mais qu\u2019importe \u2013 nous sommes fascin\u00e9s par ce spectacle que nous comprenons \u00e0 peine \u2013, on entrevoit une \u00e9tendue, apr\u00e8s quoi le film s\u2019arr\u00eate.<\/p>\n\n\n\n

Rendre visible l\u2019invisible<\/h2>\n\n\n\n

Aussit\u00f4t, dans la p\u00e9nombre des lampes rouges, les \u00ab scaphandriers \u00bb s\u2019affairent autour de l\u2019\u00e9cran. \u00c0 l\u2019aide de rouleaux \u00e0 manche t\u00e9lescopique, ils r\u00e9pandent un r\u00e9v\u00e9lateur sur la surface blanche comme on peint un mur. Alain Fleischer supervise le travail de ses assistants, tel le ma\u00eetre dans l\u2019atelier. \u00c0 mesure que les rouleaux passent et repassent sur la surface sensible se r\u00e9v\u00e8le une image. L\u2019homme qui \u00e9tait en train d\u2019\u00e9crire reparait : son spectre s\u2019est d\u00e9pos\u00e9 sur l\u2019\u00e9cran. Au m\u00eame moment, une \u00e9norme masse sombre surgit, grossit et se superpose \u00e0 celle de l\u2019\u00e9tendue \u00e0 l\u2019arri\u00e8re-plan : le visage de la femme qui lisait. L\u2019image s\u2019obscurcit, remplissant l\u2019espace blanc du support de la pr\u00e9sence massive et sombre des sujets. R\u00e9v\u00e9l\u00e9e, l\u2019image est maintenant fix\u00e9e, car le ma\u00eetre de l\u2019atelier a d\u00e9cid\u00e9 de sa forme finale. L\u2019odeur forte du fixateur emplit la galerie. La galerie s\u2019illumine. Nous d\u00e9couvrons cette image photographique, agglom\u00e9rat de fragments de r\u00e9el. Image de l\u2019ordre de l\u2019apparition puisqu\u2019elle est, au final, une histoire mont\u00e9e \u00e0 partir de la superposition de r\u00e9alit\u00e9s successives.<\/p>\n\n\n\n

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