{"id":2403,"date":"2012-12-01T18:08:32","date_gmt":"2012-12-01T18:08:32","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=2403"},"modified":"2022-12-14T18:08:44","modified_gmt":"2022-12-14T18:08:44","slug":"decembre-2012-transmediations-hommage-a-un-penseur-aux-qualites-transversales","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/decembre-2012-transmediations-hommage-a-un-penseur-aux-qualites-transversales\/","title":{"rendered":"D\u00e9cembre 2012 &#8211; <i>Transm\u00e9diations<\/i>\u00a0: hommage \u00e0 un penseur \u00ab\u00a0aux qualit\u00e9s transversales\u00a0\u00bb"},"content":{"rendered":"\n<p>Les \u00ab\u00a0travers\u00e9es culturelles\u00a0\u00bb que propose l\u2019ouvrage sont autant de \u00ab\u00a0ponts\u00a0\u00bb jet\u00e9s vers la connaissance d\u2019une po\u00e9tique moderne en crise. A partir du pr\u00e9fixe \u00ab\u00a0trans-\u00a0\u00bb, qui peut signifier ce qui traverse, ce qui chevauche, ce qui se transforme ou ce qui se situe au-del\u00e0 (10), Vall\u00e9e et Klucinskas forgent le n\u00e9ologisme de \u00ab\u00a0transcepts\u00a0\u00bb (17) pour qualifier la richesse des apports scientifiques de Walter Moser, \u00ab\u00a0pionnier\u00a0\u00bb des \u00e9tudes transculturelles. Ils retracent, dans une substantielle introduction, sa progression intellectuelle, de son projet \u00ab\u00a0d\u2019arch\u00e9ologie des crises de la modernit\u00e9\u00a0\u00bb, \u00e0 travers la po\u00e9sie encyclop\u00e9dique de Novalis et le roman-essai de Musil surtout (12), jusqu\u2019aux notions plus r\u00e9centes de transfert, de motion et de mobilit\u00e9 dans le contexte actuel de mondialisation et de r\u00e9volution m\u00e9diatique, en passant par son \u00e9tude des \u00ab\u00a0recyclages\u00a0\u00bb postmodernes \u00e0 partir d\u2019une pens\u00e9e du d\u00e9chet et de l\u2019oubli, enjeux d\u2019identit\u00e9 politique et culturelle fondamentaux \u00e0 l\u2019heure de l\u2019hyperconsommation et de l\u2019hypermn\u00e9sie, ou encore par sa red\u00e9finition du baroque comme \u00ab\u00a0processus \u00e0 la fois transculturel et transhistorique\u00a0\u00bb qui \u00ab\u00a0ressurgit\u00a0\u00bb dans l\u2019histoire avec d\u2019innombrables \u00ab\u00a0valences s\u00e9mantiques\u00a0\u00bb (14).<\/p>\n\n\n\n<figure class=\"wp-block-image aligncenter size-full is-resized\"><img decoding=\"async\" src=\"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-content\/uploads\/2022\/12\/t1-2.jpeg\" alt=\"\" class=\"wp-image-2404\" width=\"-61\" height=\"-93\" srcset=\"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-content\/uploads\/2022\/12\/t1-2.jpeg 460w, https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-content\/uploads\/2022\/12\/t1-2-197x300.jpeg 197w\" sizes=\"(max-width: 460px) 100vw, 460px\" \/><figcaption class=\"wp-element-caption\"><em>Transm\u00e9diations. Travers\u00e9es culturelles de la modernit\u00e9 tardive<\/em>, dirig\u00e9 par Jean-Fran\u00e7ois Vall\u00e9e, Jean Klucinskas et Gilles Dupuis, paru aux Presses de l\u2019Universit\u00e9 de Montr\u00e9al (324 p.)<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n<p>Les contributions, dont les objets sont pourtant vari\u00e9s, se r\u00e9pondent d\u2019une partie \u00e0 l\u2019autre et donnent une vue pr\u00e9cise de la pratique de la litt\u00e9rature compar\u00e9e aujourd\u2019hui. Elles se r\u00e9partissent en quatre parties fort \u00e9quilibr\u00e9es, avec une gradation du plus vers le moins quant aux liens avec les principaux champs de recherche mos\u00e9riens. La premi\u00e8re partie, \u00ab&nbsp;Recyclages et transferts culturels&nbsp;\u00bb, traite des migrations conceptuelles et politiques internationales illustr\u00e9es au cin\u00e9ma, dans la litt\u00e9rature, ou pr\u00e9sentes dans l\u2019imaginaire de la ville. La deuxi\u00e8me partie, \u00ab&nbsp;Postromantisme, baroque et&nbsp;<em>Sp\u00e4tzeit<\/em>&nbsp;\u00bb, prolonge logiquement la r\u00e9flexion sur les transferts g\u00e9ographiques par les transferts temporels, d\u2019une m\u00e9moire \u00e0 travers l\u2019histoire, la litt\u00e9rature, la traduction, la peinture, ou le film apocalyptique. La troisi\u00e8me partie, \u00ab&nbsp;Esth\u00e9tique et herm\u00e9neutique&nbsp;\u00bb, interroge&nbsp;les fondements de la culture et de l\u2019histoire, autour des \u00ab&nbsp;valeurs&nbsp;\u00bb du d\u00e9sint\u00e9r\u00eat, de la complexit\u00e9, ou encore du style litt\u00e9raire ou filmique, tandis que le dernier volet de l\u2019ouvrage, intitul\u00e9 \u00ab&nbsp;Philosophie et litt\u00e9rature compar\u00e9e&nbsp;\u00bb, ouvre plus largement sur les enjeux philosophiques et comparatistes de la modernit\u00e9 (th\u00e9ories post-religieuses, identit\u00e9 et litt\u00e9rature francophone en Am\u00e9rique du Nord, conception d\u2019un langage philosophique moderne, d\u00e9nationalisation de la litt\u00e9rature et des concepts litt\u00e9raires).<\/p>\n\n\n\n<p>Bien loin d\u2019\u00e9chouer, comme les directeurs le craignent, \u00e0 montrer les liens transversaux souterrains qui lient la diversit\u00e9 des articles, c\u2019est l\u2019instabilit\u00e9 et l\u2019h\u00e9t\u00e9rog\u00e9n\u00e9it\u00e9 m\u00eames du pr\u00e9fixe \u00ab&nbsp;trans&nbsp;\u00bb qui conf\u00e8rent sa solidit\u00e9 scientifique et sa coh\u00e9sion intellectuelle au livre (20).<\/p>\n\n\n\n<h2 class=\"wp-block-heading\">\u00ab\u00a0Recyclages et transferts culturels\u00a0\u00bb\u00a0<\/h2>\n\n\n\n<figure class=\"wp-block-embed aligncenter is-type-video is-provider-youtube wp-block-embed-youtube wp-embed-aspect-4-3 wp-has-aspect-ratio\"><div class=\"wp-block-embed__wrapper\">\n<iframe loading=\"lazy\" title=\"Eija-liisa Ahtila - The House\" width=\"500\" height=\"375\" src=\"https:\/\/www.youtube.com\/embed\/T-ZbvZY7o0Y?feature=oembed\" frameborder=\"0\" allow=\"accelerometer; autoplay; clipboard-write; encrypted-media; gyroscope; picture-in-picture\" allowfullscreen><\/iframe>\n<\/div><figcaption class=\"wp-element-caption\">Eija-Liisa Ahtila,\u00a0<em>La maison<\/em>, 2002<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n<p>Le premier article de Mieke Bal offre une discussion subtile sur la \u00ab\u00a0migration conceptuelle\u00a0\u00bb du th\u00e8me de l\u2019hospitalit\u00e9 dans<em>\u00a0Talo<\/em>(<em>La maison<\/em>), court-m\u00e9trage de la cin\u00e9aste finlandaise Eija-Liisa Ahtila, projet\u00e9 \u00e0 Kassel en 2002<sup>1<\/sup>, \u00e0 partir d\u2019un large \u00e9ventail de concepts mos\u00e9riens (\u00ab\u00a0traduction\u00a0\u00bb, \u00ab\u00a0temporalit\u00e9\u00a0\u00bb, \u00ab\u00a0recyclage\u00a0\u00bb ou \u00ab\u00a0baroque\u00a0\u00bb). Mieke Bal propose une interpr\u00e9tation politique du film (et de son installation), \u00e0 la lumi\u00e8re d\u2019une production ult\u00e9rieure de l\u2019artiste (<em>Where is Where?<\/em>, 2008), selon un processus de \u00ab\u00a0r\u00e9tro-prospective\u00a0\u00bb cher \u00e0 Moser (27 et 39). Bal montre comment le proc\u00e9d\u00e9 cin\u00e9matographique du plan rapproch\u00e9 sur le visage neutre de l\u2019h\u00e9ro\u00efne, une jeune schizophr\u00e8ne, concourt \u00e0 faire d\u2019un affect un\u00a0<em>medium<\/em>, et rend le propos d\u2019Ahtila politique. La \u00ab\u00a0schizophr\u00e9nie\u00a0\u00bb du cin\u00e9ma et de ses effets devient une \u00ab\u00a0\u201ctransposition\u201d naturalisante de la schizophr\u00e9nie sociale que produit l\u2019individualisme dans l\u2019Occident capitaliste\u00a0\u00bb (32). La rupture de l\u2019espace-temps impliqu\u00e9 par la maladie oblige \u00e0 une instantan\u00e9it\u00e9 permanente, que Bal con\u00e7oit comme une \u00ab\u00a0interpellation philosophique du d\u00e9terminisme de l\u2019histoire con\u00e7ue comme chronologique et \u00e9volutive\u00a0\u00bb (34). L\u2019affaissement des fronti\u00e8res du moi dans la psychose individuelle forme un \u00e9cho, subliminal dans toute l\u2019\u0153uvre de la cin\u00e9aste, \u00e0 l\u2019accueil des r\u00e9fugi\u00e9s et \u00e0 la rupture des fronti\u00e8res entre moi et l\u2019autre dans la psychose sociale. Par le travail du son, par l\u2019affect et par les effets d\u2019images anachroniques (les bateaux \u00e0 aubes), Ahtila offre une histoire proprement \u00ab\u00a0baroque\u00a0\u00bb, non lin\u00e9aire et h\u00e9t\u00e9rog\u00e8ne qui affronte l\u2019amn\u00e9sie ou la bonne conscience politique actuelle, et s\u2019ouvre \u00e0 une perception \u00ab\u00a0\u00e9tendue\u00a0\u00bb de l\u2019espace hospitalier, vision alternative rafra\u00eechissante en r\u00e9ponse au repli des politiques gouvernementales modernes en Europe.<br><br>Dans \u00ab\u00a0Voyage transculturel\u00a0\u00bb, Zil\u00e1 Bernd consid\u00e8re l\u2019anthropophagie dans les cultures d\u2019Am\u00e9rique du Sud selon une \u00ab\u00a0perspective compar\u00e9e transam\u00e9ricaine\u00a0\u00bb inspir\u00e9e des id\u00e9es de \u00ab\u00a0recyclage naturel\u00a0\u00bb et de \u00ab\u00a0mobilit\u00e9 culturelle\u00a0\u00bb d\u00e9velopp\u00e9e au Nord. L\u2019auteur insiste d\u2019abord sur la sym\u00e9trie et la bilat\u00e9ralit\u00e9 des \u00e9changes intellectuels entre le Br\u00e9sil et le Qu\u00e9bec depuis les ann\u00e9es 1980, dont elle retient quelques aspects importants pour le d\u00e9veloppement de chaque culture. Une des principaux apports conceptuels du Sud au Nord touche \u00e0 la question identitaire. \u00ab\u00a0L\u2019anthropophagie culturelle\u00a0\u00bb d\u2019Oswaldo de Andrade (1928), acte provocateur de d\u00e9voration de la culture de l\u2019autre, \u00ab\u00a0assimile\u00a0\u00bb sans possibilit\u00e9 d\u2019oubli ce \u00ab\u00a0confluent d\u2019h\u00e9t\u00e9rog\u00e9n\u00e9it\u00e9s\u00a0que nous sommes\u00a0\u00bb (Moser, 1992, p. 150), sans substance identitaire pr\u00e9\u00e9tablie, sans priorit\u00e9s m\u00e9taphysiques ni d\u00e9terminations biologiques, tandis que la culture qu\u00e9b\u00e9coise s\u2019affirmait dans la lutte contre l\u2019anthropophagie des cultures fran\u00e7aise puis anglaise, mais l\u2019ironie du concept permet d\u2019approcher aussi les th\u00e8mes structurels de sa litt\u00e9rature (\u00c9tat-nation, identit\u00e9 ethnique et culturelle, immigration et autochtonie). Le concept de \u00ab\u00a0transculturation\u00a0\u00bb, qui semble mieux exprimer les \u00e9changes entre les cultures en Am\u00e9rique aujourd\u2019hui que des mots comme\u00a0inter- ou multiculturel, synth\u00e9tise deux id\u00e9es mos\u00e9riennes\u00a0: celles de transfert mat\u00e9riel (les ob\u00e9lisques d\u2019Assouan que l\u2019on retrouve tels quels \u00e0 Paris, Rome, Londres\u2026) et de transfert conceptuel, qui implique une transformation et une subversion de l\u2019objet transf\u00e9r\u00e9 (par exemple, le\u00a0<em>Broken Obelisk<\/em>\u00a0de Barnett Newmann).<\/p>\n\n\n\n<p>Le \u00ab\u00a0recyclage culturel\u00a0\u00bb peut quant \u00e0 lui \u00eatre compris sous quatre angles\u00a0: comme modification d\u2019un objet artistique au sein d\u2019un circuit commercial\u00a0; comme reproduction industrielle des objets d\u2019art\u00a0; comme technologisation de ses moyens de reproduction\u00a0; dans le cadre de la mondialisation apr\u00e8s les ind\u00e9pendances. Bernd explique le succ\u00e8s de ces notions en Am\u00e9rique par la relativisation des \u00ab\u00a0th\u00e9ories europ\u00e9ennes h\u00e9g\u00e9moniques\u00a0\u00bb et le \u00ab\u00a0d\u00e9centrage salutaire vis-\u00e0-vis du comparatisme traditionnel\u00a0\u00bb (49) qu\u2019elles exercent\u00a0: elles permettent un \u00e9change \u00ab\u00a0sur un pied d\u2019\u00e9galit\u00e9\u00a0\u00bb entre deux cultures, o\u00f9 l\u2019autre et soi-m\u00eame sont vus sous un nouvel angle, ni sup\u00e9rieur ni subalterne.<br><br>R\u00e9gine Robin reprend, avec \u00ab\u00a0Pourquoi chercher Beverly Hills \u00e0 Beverly Hills\u00a0\u00bb, sa r\u00e9flexion sur la \u00ab\u00a0ville fantasm\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9cran\u00a0\u00bb (51) publi\u00e9e en 2009 dans\u00a0<em>M\u00e9gapolis<\/em> (Robin, 2009). En visitant la ville, le promeneur se fait une \u00ab\u00a0f\u00eate\u00a0\u00bb de reconna\u00eetre des \u00ab\u00a0morceaux d\u2019images\u00a0\u00bb du lieu vus dans les films, au cours d\u2019un processus de \u00ab\u00a0recyclage\u00a0\u00bb personnel du d\u00e9cor, du faux, de l\u2019imaginaire, o\u00f9 le sujet abandonne toute notion d\u2019authenticit\u00e9 et de \u00ab\u00a0non-lieu\u00a0\u00bb au profit d\u2019un remodelage subjectif de la ville originale et de sa copie cin\u00e9matographique. Robin insiste sur l\u2019importance que prend \u00e0 ses yeux le caract\u00e8re factuel de ce recyclage urbain, quitte \u00e0 en perdre la spontan\u00e9it\u00e9 de la d\u00e9couverte du lieu\u00a0: quand on ne reconna\u00eet pas la ville de ses r\u00eaves, on l\u2019appr\u00e9cie moins. Le vieux Paris, le vieux Shangai, Venise ou New-York ont finalement plus de r\u00e9alit\u00e9 dans l\u2019imaginaire. Sa r\u00e9flexion\/r\u00eaverie po\u00e9tique m\u00e8ne des villes r\u00e9elles devenues fantasm\u00e9es aux \u00ab\u00a0cities from zero\u00a0\u00bb (Shuman Basar), parties de rien, d\u2019un r\u00eave de ville, et b\u00e2ties en un clin d\u2019\u0153il\u00a0: Duba\u00ef, ville o\u00f9 tout est neuf \u2013 m\u00eame le vieux, reconstitu\u00e9 \u00e0 partir d\u2019un fantasme de pass\u00e9 ou de programme touristique, ville tourn\u00e9e vers l\u2019avenir et le brassage des cultures, forme ainsi un amalgame \u00e9trange d\u2019original, de copie et de simulacre.<\/p>\n\n\n\n<p>Gast\u00f3n Lillo cl\u00f4ture la premi\u00e8re partie avec un article sur \u00ab\u00a0M\u00e9moire et oubli dans\u00a0<em>La Teta asustada<\/em>\u00a0de Claudia Llosa\u00a0\u00bb. Rappelant le besoin actuel des pays latino-am\u00e9ricains de \u00ab\u00a0recouvrement de leur m\u00e9moire\u00a0\u00bb apr\u00e8s les massacres des dictatures, Lillo applique le concept mos\u00e9rien de m\u00e9moire\/oubli et de transfert culturel \u00e0 un film p\u00e9ruvien de 2009,\u00a0<em>La Teta asustada<\/em><sup>2<\/sup>. L\u2019oubli est n\u00e9cessaire et positif dans le cadre des transferts culturels, comme l\u2019a soulign\u00e9 Moser\u00a0: le \u00ab\u00a0moment de perte de valeur et d\u2019oubli est [\u2026] la condition pour une revalorisation et pour la construction d\u2019une nouvelle m\u00e9moire culturelle\u00a0\u00bb (Moser, 2000, p. 42). Cette conception s\u2019oppose au \u00ab\u00a0devoir de m\u00e9moire\u00a0\u00bb contemporain, voire au \u00ab\u00a0culte m\u00e9moriel\u00a0\u00bb (B\u00e9darida, 1998, p. 89)\u00a0que l\u2019on impose \u00e0 la conscience collective, et surtout \u00e0 une d\u00e9finition binaire et n\u00e9gative de l\u2019oubli comme perte ou n\u00e9gation de m\u00e9moire, qui permet l\u2019int\u00e9gration du pass\u00e9 dans un avenir heureux, d\u00e9barrass\u00e9 des traumatismes. Dans\u00a0<em>La Teta asustada<\/em>, la gu\u00e9rison d\u2019une jeune femme quechua, traumatis\u00e9e par le viol de sa m\u00e8re alors enceinte d\u2019elle, constitue une \u00ab\u00a0apologie des effets b\u00e9n\u00e9fiques de l\u2019oubli\u00a0\u00bb pour des g\u00e9n\u00e9rations de P\u00e9ruviens entre 1980 et 1992 (77). La jeune femme se d\u00e9livre de sa peur maladive des hommes \u00e0 travers la mise en valeur d\u2019une m\u00e9moire culturelle et la r\u00e9affirmation identitaire du chant et de la langue maternelle, en opposition \u00e0 une logique marchande capitaliste qui fait oublier l\u2019ancrage originel des choses au profit de leur circulation. Cependant, le film ne propose pas de lecture historique ou politique, ni n\u2019exploite la complexit\u00e9 du pass\u00e9 personnel de la jeune fille, sa peur ou sa col\u00e8re. On assisterait plut\u00f4t ici, dit Lillo, \u00e0 une \u00ab\u00a0anagnor\u00e8se fortuite\u00a0\u00bb (84), le souvenir \u00e9tant neutralis\u00e9 chez la protagoniste par du \u00ab\u00a0faire m\u00e9moire\u00a0\u00bb qui la pr\u00e9serve des dommages identitaires et int\u00e8gre son pass\u00e9 conflictuel dans le r\u00e9cit de l\u2019identit\u00e9 collective.\u00a0<\/p>\n\n\n\n<p>Ces quatre premiers articles illustrent combien les questions identitaires personnelle et collective sont intimement li\u00e9es dans les productions modernes, que ce soit au cin\u00e9ma, dans la litt\u00e9rature ou les autres arts. La richesse du concept de \u00ab\u00a0recyclage\u00a0\u00bb et de \u00ab\u00a0transfert\u00a0culturel\u00a0\u00bb permet cette approche synth\u00e9tique du soi et de l\u2019autre, de la subjectivit\u00e9 et de la collectivit\u00e9 appr\u00e9hend\u00e9es comme un seul affect.\u00a0<\/p>\n\n\n\n<h2 class=\"wp-block-heading\">\u00ab\u00a0Postromantisme, baroque et Sp\u00e4tzeit\u00a0\u00bb<\/h2>\n\n\n\n<p>Avec la deuxi\u00e8me s\u00e9rie d\u2019articles, nous abordons le probl\u00e8me du baroque et des fronti\u00e8res spatio-temporelles.&nbsp;<\/p>\n\n\n\n<p>Timothy Reiss propose en introduction \u00e0 cette partie un panorama des \u00ab&nbsp;histoires et g\u00e9ographies du baroque am\u00e9ricain&nbsp;\u00bb du Sud qui s\u2019\u00e9tend du Mexique aux Antilles. Au XVIIe si\u00e8cle, le courant litt\u00e9raire baroque est consid\u00e9r\u00e9 comme d\u00e9cadent par une g\u00e9n\u00e9ration exaltant l\u2019\u00e9pop\u00e9e des conqu\u00eates (Pic\u00f3n-Salas, Leonard), ou comme un moyen de promotion de la colonisation par une monarchie en crise d\u2019unit\u00e9 culturelle, politique et \u00e9conomique (Acosta, Maravall). Reiss se penche sur les conceptions de deux historiens mexicains repr\u00e9sentatifs du courant du \u00ab&nbsp;barroco de Indias&nbsp;\u00bb, Sig\u00fcenza et Balbuena. Sig\u00fcenza \u00e9crit l\u2019histoire pour guider et juger les actions du peuple en leur fournissant des exemples universels plus que particuliers, \u00e0 l\u2019image du th\u00e9\u00e2tre, le genre baroque par excellence. \u00c9criture baroque r\u00e9volutionnaire, qui produisit une nouvelle culture \u00e0 partir d\u2019histoires et de g\u00e9ographies locales, le projet de Sig\u00fcenza ne se r\u00e9sume pas \u00e0 un style, \u00e0 une narration ou une rh\u00e9torique, mais forme un \u00ab&nbsp;processus&nbsp;\u00bb de \u00ab&nbsp;mise ensemble d\u2019une diversit\u00e9 de sources&nbsp;\u00bb (102). Balbuena porta plus loin cette nouvelle \u00e9criture en reprenant des fragments de grands po\u00e8tes latins, italiens ou des P\u00e8res de l\u2019\u00c9glise pour composer&nbsp;<em>La grandeza mexicana<\/em>(1604). Les souvenirs des grandes villes europ\u00e9ennes servent ici \u00e0 cr\u00e9er une nouvelle grande ville mexicaine, quitte \u00e0 passer sous silence les histoires et les g\u00e9ographies indig\u00e8nes, ensevelies sous une \u00e9num\u00e9ration de richesses min\u00e9rales, commerciales et naturelles des quatre coins du monde. Entrep\u00f4t mondial, le prestige de la nouvelle ville tient \u00e0 son exploitation des ruines d\u2019un pass\u00e9 perdu, qui lui insuffle sa force en l\u2019\u00e9levant au niveau des grands empires, anciens et contemporains, tout en incorporant et prolongeant son pass\u00e9 azt\u00e8que. En situant la ville mexicaine au c\u0153ur des multiples histoires qu\u2019elle m\u00e8ne \u00e0 leur apog\u00e9e, Balbuena cr\u00e9e un \u00ab&nbsp;nouveau sens de l\u2019histoire&nbsp;\u00bb (110). Aux Antilles \u00e9galement, la g\u00e9ographie se substitue \u00e0 l\u2019histoire pour c\u00e9l\u00e9brer une culture en \u00e9volution. Sylvestre de Balboa (1560-c.1620), dans son po\u00e8me&nbsp;<em>Espejo de paciencia<\/em>, \u00e9num\u00e8re la faune et la flore locales et les dons de chaque peuple du lieu (Noirs, Indiens, Cr\u00e9oles d\u2019Am\u00e9riques, colons europ\u00e9ens), cr\u00e9ant une \u00ab&nbsp;po\u00e9sie d\u2019un lieu diff\u00e9rent&nbsp;\u00bb qui donne un sentiment profond d\u2019appartenance au peuple qui y vit par \u00ab&nbsp;l\u2019invention de culture dans un lieu o\u00f9 l\u2019histoire europ\u00e9enne ne constitue plus qu\u2019un fragment d\u2019un ensemble, une bribe \u00e0 relier \u00e0 d\u2019autres bribes, d\u2019une mani\u00e8re dict\u00e9e par le souvenir des topographies locales&nbsp;\u00bb (117). Chez les trois historiens, on remarque donc une volont\u00e9 de \u00ab&nbsp;renversement&nbsp;\u00bb des r\u00e9cits europ\u00e9ens pour s\u2019abreuver \u00e0 d\u2019autres sources, \u00ab&nbsp;selon des contextes et des imp\u00e9ratifs locaux&nbsp;\u00bb, conclut Reiss (117).<\/p>\n\n\n\n<p>Karlheinz Barck \u00e9tudie quant \u00e0 lui le \u00ab&nbsp;baroque de la banalit\u00e9&nbsp;\u00bb, notion utilis\u00e9e par Walter Benjamin pour distinguer son travail de traducteur du classicisme allemand ou&nbsp;<em>Jugendstil<\/em>&nbsp;associ\u00e9 notamment \u00e0 Stefan George. La traduction \u00ab&nbsp;baroque&nbsp;\u00bb de Benjamin cherche \u00ab&nbsp;une orientation nouvelle dans des terrains vagues&nbsp;\u00bb (124) qui fait sortir le baroque du seul domaine de l\u2019art et lui permet d\u2019en \u00e9tendre la d\u00e9finition. En confrontant deux traductions, par George et Benjamin, du m\u00eame po\u00e8me de Baudelaire, \u00ab&nbsp;\u00c0 une passante&nbsp;\u00bb, tir\u00e9 des<em>&nbsp;Fleurs du mal<\/em>, Barck montre sur quel principe oppos\u00e9 les deux textes se fondent&nbsp;: pour George, la traduction semble li\u00e9e au temps qui passe, et n\u00e9cessite sans cesse de nouvelles adaptations au fil des \u00e9poques, des modes, des styles, tandis que pour Benjamin, la \u00ab&nbsp;re-traduction&nbsp;\u00bb est li\u00e9e \u00e0 un lieu, celui de la po\u00e9sie, donc \u00e0 l\u2019\u00e9volution des langues (130). Autrement dit, la traduction pour Benjamin n\u2019est plus une adaptation \u00e0 la mode, mais une v\u00e9ritable recherche po\u00e9tique, dans les pas de l\u2019auteur traduit, au plus pr\u00e8s de lui au moins.<\/p>\n\n\n\n<p>Fran\u00e7ois Lucbert propose une analyse d\u2019<em>Athanor<\/em>, la grande peinture murale flanqu\u00e9e de deux sculptures de Dana\u00e9 et de Hortus Conclusus, offerte par Anselm Kiefer au Louvre en octobre 2007. Cette \u0153uvre permet de discuter de la tradition quelque peu oubli\u00e9e du grand mus\u00e9e de donner un espace d\u2019exposition ou de cr\u00e9ation \u00e0 des artistes vivants. Lucbert souligne d\u2019abord la grande unit\u00e9 du lieu&nbsp;: l\u2019\u0153uvre de Kiefer s\u2019int\u00e8gre parfaitement dans un d\u00e9cor laiss\u00e9 longtemps inachev\u00e9, dans l\u2019escalier qui m\u00e8ne au parcours des Antiquit\u00e9s \u00e9gyptiennes. Aussi l\u2019artiste a-t-il travaill\u00e9 sp\u00e9cialement le th\u00e8me des fronti\u00e8res, dans une dimension philosophique (un homme nu git \u00e9tendu, son cordon ombilical dress\u00e9 vers le ciel, comme suspendu entre la vie et la mort), mais aussi dans le jeu avec l\u2019histoire de l\u2019art (rappel des gisants du Moyen-\u00e2ge, art contemporain, sculptures romaines). L\u2019\u0153uvre est une r\u00e9flexion sur la condition de l\u2019artiste, qui appara\u00eet en autoportrait, et sur son art, compar\u00e9 ici \u00e0 celui de l\u2019alchimiste (gradations dans la toile vers l\u2019or). Mais la toile fait aussi constamment r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 la litt\u00e9rature, \u00e0 la mythologie d\u2019Ovide, ou encore \u00e0 Paul Celan&nbsp;: Dana\u00e9, la fleur qui se d\u00e9ploie comme l\u2019imagination, n\u2019est pas repr\u00e9sent\u00e9e dans une perspective \u00e9rotique, mais plut\u00f4t symbolique et po\u00e9tique, qui contribue \u00e0 la forte \u00ab&nbsp;charge m\u00e9morielle&nbsp;\u00bb de l\u2019\u0153uvre enti\u00e8re (139), hant\u00e9e par les \u00ab&nbsp;al\u00e9as de l\u2019histoire&nbsp;\u00bb et la \u00ab&nbsp;g\u00e9niale vanit\u00e9 de l\u2019aventure humaine&nbsp;\u00bb (140).<\/p>\n\n\n\n<figure class=\"wp-block-embed aligncenter is-type-video is-provider-youtube wp-block-embed-youtube wp-embed-aspect-16-9 wp-has-aspect-ratio\"><div class=\"wp-block-embed__wrapper\">\n<iframe loading=\"lazy\" title=\"Anselm Kiefer au Louvre - Anselm Kiefer at the Louvre - Mus\u00e9e du Louvre\" width=\"500\" height=\"281\" src=\"https:\/\/www.youtube.com\/embed\/KEzKCs7w_Ck?feature=oembed\" frameborder=\"0\" allow=\"accelerometer; autoplay; clipboard-write; encrypted-media; gyroscope; picture-in-picture\" allowfullscreen><\/iframe>\n<\/div><figcaption class=\"wp-element-caption\">Anselm Kiefer au Louvre<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n<p>Enfin, Richard B\u00e9gin propose une d\u00e9finition du genre apocalyptique au cin\u00e9ma en le confrontant au concept de\u00a0<em>Sp\u00e4tzeit<\/em>. Le film post-apocalyptique est un m\u00e9lange de genres, mais il r\u00e9pond toutefois \u00e0 une double convention\u00a0: perdu dans les d\u00e9combres d\u2019une civilisation, le h\u00e9ros doit survivre \u00e0 et dans cet \u00ab\u00a0apr\u00e8s-coup\u00a0\u00bb (140). Une vie est toujours possible dans l\u2019apr\u00e8s, dans l\u2019attente de la fin absolue. B\u00e9gin analyse quelques films comme\u00a0<em>The Last Man on Earth<\/em>\u00a0d\u2019U. Ragona (1964),\u00a0<em>28 Days Later<\/em>\u00a0de Danny Boyle (2002) ou\u00a0<em>I am a Legend<\/em>\u00a0de Francis Laurence (2007). Dans tous ces films, le h\u00e9ros est consid\u00e9r\u00e9 par les survivants comme une l\u00e9gende qui personnifie un paradis perdu (donc dangereux) et incarne une modernit\u00e9 pass\u00e9e, d\u00e9grad\u00e9e, \u00e0 bout de souffle, qu\u2019\u00e9voque le terme\u00a0<em>Sp\u00e4tzeit<\/em>. Ce concept permet ici une analyse figurale de notre affect moderne, dont les sympt\u00f4mes sont, d\u2019apr\u00e8s Moser, \u00ab\u00a0la perte d\u2019\u00e9nergie, la diminution de taille, l\u2019\u00e9puisement de l\u2019\u00e9lan cr\u00e9ateur\u00a0\u00bb (145).\u00a0 Pour B\u00e9gin, la\u00a0<em>Sp\u00e4tzeit<\/em>\u00a0\u00e9voque davantage une \u00ab\u00a0stase temporelle\u00a0\u00bb, un \u00ab\u00a0lieu satur\u00e9 de temps\u00a0\u00bb, une \u00ab\u00a0d\u00e9cadence figurale du pr\u00e9sent\u00a0\u00bb plus qu\u2019une \u00ab\u00a0simple repr\u00e9sentation de l\u2019apr\u00e8s\u00a0\u00bb, figur\u00e9e au cin\u00e9ma par une mise en sc\u00e8ne de l\u2019\u00e9vacuation, de l\u2019errance et de la d\u00e9pression (146-47). Bref, elle permet une \u00ab\u00a0approche heuristique in\u00e9dite de la contemporan\u00e9it\u00e9 en elle-m\u00eame\u00a0\u00bb (148), si le contemporain est une \u00ab\u00a0f\u00e9tichisation de ce qui perdure ici et maintenant\u00a0\u00bb, et la survivance une \u00ab\u00a0valorisation tardive d\u2019une repr\u00e9sentation qui n\u2019est plus un espace, morceau ou clich\u00e9\u00a0\u00bb (p. 148).<\/p>\n\n\n\n<figure class=\"wp-block-embed aligncenter is-type-video is-provider-youtube wp-block-embed-youtube wp-embed-aspect-4-3 wp-has-aspect-ratio\"><div class=\"wp-block-embed__wrapper\">\n<iframe loading=\"lazy\" title=\"I Am Legend (2007) - Official Movie Trailer\" width=\"500\" height=\"375\" src=\"https:\/\/www.youtube.com\/embed\/ewpYq9rgg3w?feature=oembed\" frameborder=\"0\" allow=\"accelerometer; autoplay; clipboard-write; encrypted-media; gyroscope; picture-in-picture\" allowfullscreen><\/iframe>\n<\/div><figcaption class=\"wp-element-caption\">Francis Laurence\u00a0<em>I am a Legend<\/em>\u00a0 2007<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n<p>Cette derni\u00e8re r\u00e9flexion sur le temps et les valeurs des civilisations m\u00e8ne logiquement \u00e0 une troisi\u00e8me partie plus philosophique, o\u00f9 sont discut\u00e9es diff\u00e9rentes valeurs issues de (ou fortement remises en cause par) la modernit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n<h2 class=\"wp-block-heading\">\u00ab\u00a0Esth\u00e9tique et herm\u00e9neutique\u00a0\u00bb<\/h2>\n\n\n\n<p>\u00c9ric M\u00e9choulan explore la culture de la valeur chez deux penseurs modernes de l\u2019\u00e9conomie et de l\u2019esth\u00e9tique, Kant et Schiller. En partant de la notion de \u00ab&nbsp;d\u00e9sint\u00e9r\u00eat&nbsp;\u00bb, qui \u00ab&nbsp;retraduit [aujourd\u2019hui] dans le vocabulaire d\u2019une \u00e9conomie politique moderne le style du loisir mondain et de la gr\u00e2ce sociale&nbsp;\u00bb (152), M\u00e9choulan distingue chez Kant l\u2019acception de \u00ab&nbsp;civilisation&nbsp;\u00bb, \u00ab&nbsp;vernis de bonnes mani\u00e8res pos\u00e9 sur le travail secret de la moralisation int\u00e9rieure&nbsp;\u00bb, de celle de \u00ab&nbsp;culture&nbsp;\u00bb, qui appelle \u00ab&nbsp;un travail interne de chacun dans le travail g\u00e9n\u00e9ral de la communaut\u00e9&nbsp;\u00bb (154). Autrement dit, la civilisation affiche (et se porte garant) de ce que la culture construit en chacun. La culture sauve les hommes d\u2019une civilisation qui se construit laborieusement, sur une paradoxale \u00ab&nbsp;insociable insociabilit\u00e9&nbsp;\u00bb (156), qui les pousse \u00e0 vivre ensemble et \u00e0 lutter entre eux pour trouver une place. La culture est donc \u00ab&nbsp;cette disposition acquise des \u00eatres \u00e0 produire de la valeur par l\u2019antagonisme constant qui les anime&nbsp;\u00bb (156). Kant d\u00e9crit ainsi comment naissent les valeurs dans le monde social apr\u00e8s 1789, \u00ab&nbsp;dans la communicabilit\u00e9 des voix&nbsp;\u00bb (157)&nbsp;: la valeur d\u2019un objet n\u2019est pas dans son usage ou dans l\u2019\u00e9change, mais dans le sentiment qu\u2019on met en lui et qui peut \u00eatre \u00e9chang\u00e9. C\u2019est \u00e0 partir de cette conception de la valeur qu\u2019il peut distinguer au niveau esth\u00e9tique le beau (dont le pendant \u00e9conomique serait le d\u00e9sint\u00e9r\u00eat), le sublime (qui peut s\u2019av\u00e9rer contre l\u2019int\u00e9r\u00eat) et le jugement r\u00e9fl\u00e9chissant, qui implique un sens de la communaut\u00e9. M\u00e9choulan s\u2019applique ensuite \u00e0 rapprocher le parall\u00e8le entre civilisation et culture kantienne de la gr\u00e2ce et la dignit\u00e9 chez Schiller. La gr\u00e2ce est une libert\u00e9 de mouvement d\u00e9pendante de la volont\u00e9, tandis que la dignit\u00e9 est au contraire une ma\u00eetrise des mouvements ind\u00e9pendants de la volont\u00e9. Chez Schiller, l\u2019enjeu politique et social est donc plus ouvert que chez Kant selon M\u00e9choulan, car gr\u00e2ce, \u00ab&nbsp;o\u00f9 la nature qui se moule \u00e0 ce qu\u2019exige l\u2019esprit prend une apparence de libert\u00e9&nbsp;\u00bb (167), et souverainet\u00e9 de l\u2019esprit sur la nature sont affirm\u00e9es. Ainsi, pour Schiller, la culture forme un \u00ab&nbsp;art des situations esth\u00e9tiques&nbsp;\u00bb, et non un travail sur soi en vue d\u2019une vie sociale. \u00c0 travers sa&nbsp;<em>Bildung<\/em>, sa formation culturelle, l\u2019homme cherche \u00e0 atteindre un \u00ab&nbsp;\u00e9tat&nbsp;esth\u00e9tique&nbsp;\u00bb qui rende simplement possible le sentiment ou la morale tout en \u00e9tant en-de\u00e7\u00e0, un \u00e9tat \u00ab&nbsp;fondamental et vide, imm\u00e9diatement social et socialement sans contenu&nbsp;\u00bb (170). Ainsi, plaisir, valeur, autonomie et jeu reposent pour les penseurs allemands de la modernit\u00e9 sur un ordre de la production, mais seule la culture permet \u00e0 l\u2019homme \u00ab&nbsp;d\u2019int\u00e9rioriser la sociabilit\u00e9&nbsp;\u00bb, form\u00e9e par le besoin et b\u00e2tie par la raison, et de \u00ab&nbsp;faire de l\u2019intersubjectif la constitution de sa propre subjectivit\u00e9&nbsp;\u00bb (172).<\/p>\n\n\n\n<p>John Neubauer se penche quant \u00e0 lui sur la complexit\u00e9 comme valeur esth\u00e9tique et trait de soci\u00e9t\u00e9 valoris\u00e9 aujourd\u2019hui, \u00e0 travers une double approche&nbsp;: litt\u00e9raire (\u00ab&nbsp;complexit\u00e9 \u00e9rudite&nbsp;\u00bb des grands romans modernes et \u00ab&nbsp;complexit\u00e9 narrative&nbsp;\u00bb des romans plus r\u00e9cents) et sociale, dans le conflit entre \u00ab&nbsp;complexit\u00e9 th\u00e9orique et revalorisation de la culture populaire&nbsp;\u00bb (173). La premi\u00e8re partie de l\u2019article rappelle la croissante complexit\u00e9 de tous les domaines de la pens\u00e9e moderne, litt\u00e9rature, mais aussi th\u00e9orie scientifique, musique dod\u00e9caphonique, art cubiste, etc., complexit\u00e9 dont le commentaire, n\u00e9cessaire pour comprendre le r\u00e9seau serr\u00e9 des allusions, sens et m\u00e9taphores, contribue \u00e0 en ajouter davantage. La lecture moderne, affirme Neubauer, bien loin de combler les \u00ab&nbsp;vides&nbsp;\u00bb du texte, cr\u00e9e de nouveaux trous, ind\u00e9finiment. Dans un deuxi\u00e8me temps, il montre que la complexit\u00e9 du roman actuel, dans son mode de narration comme dans le \u00ab&nbsp;retour \u00e0 l\u2019intrigue&nbsp;\u00bb, est marqu\u00e9e notamment par une ligne temporelle probl\u00e9matique et un habile masquage de la voix narrative. Des romans-palimpsestes comme ceux de l\u2019\u00e9crivain hongrois Peter Esterh\u00e1zy (<em>Le livre de Hrabal<\/em>, 1990, ou&nbsp;<em>Harmonia c<\/em><em>\u0153<\/em><em>lestis<\/em>, 2000), qui appellent \u00e0 une relecture pour \u00e9lucider l\u2019histoire \u00e0 la lumi\u00e8re de ce qu\u2019on apprend au cours de la premi\u00e8re lecture, sont embl\u00e9matiques d\u2019un nouveau type de complexit\u00e9 plus \u00ab&nbsp;existentielle&nbsp;\u00bb (182), capable d\u2019\u00eatre comprise par un lecteur moins cultiv\u00e9. Cette complexit\u00e9 s\u2019observe non plus d\u00e8s lors avec l\u2019\u0153il du sp\u00e9cialiste, \u00ab&nbsp;braqu\u00e9 sur le pass\u00e9 culturel&nbsp;\u00bb, mais avec \u00ab&nbsp;un \u0153il sur l\u2019avenir&nbsp;\u00bb (183). Ce conflit entre critique moderne et critique contemporaine est approfondi dans la troisi\u00e8me partie de l\u2019article, qui revient sur l\u2019approche critique de Paul de Man, \u00e0 laquelle l\u2019auteur s\u2019oppose encore aujourd\u2019hui. Pour de Man, l\u2019enseignement et la recherche ne doivent pas s\u2019associer \u00e0 une qu\u00eate de v\u00e9rit\u00e9 personnelle mais \u00e0 une \u00ab&nbsp;m\u00e9thode de lecture et d\u2019interpr\u00e9tation presque scientifique&nbsp;\u00bb (184) qui \u00e9vite tout affect et toute performativit\u00e9 de l\u2019enseignement, dans la lign\u00e9e humaniste du&nbsp;<em>triviuum<\/em>, fond\u00e9 sur la rh\u00e9torique et la grammaire&nbsp;; il souhaite \u00ab&nbsp;r\u00e9sist[er] \u00e0 la th\u00e9orie&nbsp;\u00bb dans la litt\u00e9rature, et m\u00eame \u00e9liminer les th\u00e9ories concurrentes qui sont non des alternatives mais des erreurs. Son exigence va jusqu\u2019\u00e0 refuser de pr\u00eater main forte au lecteur dans son abord du texte, allant \u00e0 l\u2019encontre de la tendance de la recherche et de l\u2019enseignement aujourd\u2019hui, qui met justement l\u2019accent sur le r\u00e9cepteur. Neubauer d\u00e9fend cette position dans cet article pol\u00e9mique (qui reste tr\u00e8s respectueux du travail de son confr\u00e8re)&nbsp;: \u00ab&nbsp;Quoi qu\u2019en ait pens\u00e9 de Man, aucun sujet n\u2019est fonci\u00e8rement trivial&nbsp;; tout se situe dans la mani\u00e8re de le traiter&nbsp;\u00bb, conclut-il (192).<\/p>\n\n\n\n<p>Gille Dupuis ouvre le d\u00e9bat herm\u00e9neutique au style en g\u00e9n\u00e9ral en posant la question&nbsp;: \u00ab&nbsp;que peut faire le style&nbsp;? \u00bb (193). Il d\u00e9veloppe trois r\u00e9ponses principales. Le style fait d\u2019abord une \u00ab&nbsp;diff\u00e9rence&nbsp;\u00bb, vue comme une \u00ab&nbsp;alt\u00e9rit\u00e9 irr\u00e9ductible en tant que singularit\u00e9 \u00e0 l\u2019\u0153uvre&nbsp;\u00bb (194), qui \u00e9chappe \u00e0 la tendance mais se constitue comme valeur heuristique, indice, vecteur, sinon producteur ou porteur de sens \u00ab&nbsp;ex nihilo&nbsp;\u00bb, au sens lacanien. Il ne peut se d\u00e9montrer mais se reconna\u00eetre, selon \u00ab&nbsp;d\u2019infimes nuances par rapport \u00e0 du d\u00e9j\u00e0 donn\u00e9&nbsp;\u00bb (196). Dupuis illustre son propos de quelques exemples tir\u00e9s de la litt\u00e9rature et de la musique. \u00c0 ce titre, l\u2019euphonie ou \u00ab&nbsp;l\u2019eus\u00e9mie&nbsp;\u00bb (199) sont une \u00ab&nbsp;\u00e9conomie stylistique&nbsp;\u00bb du sens o\u00f9 l\u2019acoustique se lie \u00e0 la s\u00e9mantique pour \u00ab&nbsp;faire sens autrement&nbsp;\u00bb, dans une \u00ab&nbsp;op\u00e9ration herm\u00e9neutique&nbsp;\u00bb dont le style est le t\u00e9moin privil\u00e9gi\u00e9. Avec Sch\u00f6nberg, Debussy, Barthes, Quignard, Lacan, le lecteur doit se tenir \u00e0 \u00ab&nbsp;l\u2019\u00e9coute de l\u2019insignifiant&nbsp;\u00bb (208). C\u2019est ainsi que Dupuis associe enfin le style \u00e0 la&nbsp;<em>Sp\u00e4tzeit<\/em>, qu\u2019il propose de traduire par \u00ab&nbsp;<em>late style<\/em>&nbsp;\u00bb, cette fa\u00e7on d\u2019\u00eatre \u00ab&nbsp;intens\u00e9ment de son temps tout en ne s\u2019engageant pas dans la voie indiqu\u00e9e par lui&nbsp;\u00bb (213), tel que l\u2019illustre le Leverk\u00fchn de Mann ou la musique de Gould. Le style, d\u2019apr\u00e8s Dupuis, \u00ab&nbsp;retarde sur son \u00e9poque, comme une sentinelle qui avance dans le temps tout en gardant un \u0153il braqu\u00e9 sur le r\u00e9troviseur de l\u2019histoire&nbsp;\u00bb (213).<\/p>\n\n\n\n<p>Pour achever cette troisi\u00e8me partie, Philippe Despoix propose l\u2019\u00e9tude des \u00ab&nbsp;styles&nbsp;\u00bb de \u00ab&nbsp;portraits urbains&nbsp;\u00bb de la fin des ann\u00e9es 1920, bross\u00e9s au cin\u00e9ma ou dans le roman. Genre cin\u00e9matographique \u00e0 la crois\u00e9e du documentaire et de la composition filmique par le cadrage et le montage, le portrait urbain retranscrivait de fa\u00e7on purement visuelle les rythmes de la grande ville moderne, son anonymat, son ext\u00e9riorit\u00e9, sur une unit\u00e9 narrative d\u2019un jour, ce qui a permis de d\u00e9gager l\u2019autonomie d\u2019un \u00ab&nbsp;langage&nbsp;\u00bb filmique propre, qui se distingu\u00e2t de celui de la litt\u00e9rature. On retrouve ce proc\u00e9d\u00e9 de \u00ab&nbsp;film en coupe transversale&nbsp;\u00bb (<em>Querschnittfilm<\/em>) dans&nbsp;<em>K 13&nbsp;513d<\/em>&nbsp;du r\u00e9alisateur Bal\u00e1zs, o\u00f9 l\u2019on suit les d\u00e9placements d\u2019un billet de banque \u00e0 travers divers types de lieux sociaux. L\u2019exp\u00e9rience visuelle qui en r\u00e9sulte, ainsi que l\u2019effet d\u2019abstraction de l\u2019argent conviennent parfaitement au langage cin\u00e9matographique, mais Bal\u00e1zs a d\u00fb c\u00e9der \u00e0 la narration d\u2019une histoire d\u2019amour impos\u00e9e par le producteur, et ne peut \u00e9viter les effets d\u2019anthropomorphisme du billet. D\u00e9j\u00e0 Cavalcanti, dans&nbsp;<em>Rien que les heures<\/em>&nbsp;(1926), montre un Paris des marges de l\u2019industrialisation, de la d\u00e9ch\u00e9ance et de la violence sociale, \u00e0 travers le destin de trois femmes, et par une suite d\u2019images qui fonctionnent selon un principe \u00ab&nbsp;d\u2019association po\u00e9tique&nbsp;\u00bb (220). Walter Ruttmann avec&nbsp;<em>Berlin<\/em>(1927), Kaufmann avec&nbsp;<em>Moscou<\/em>, ou encore Vertov avec&nbsp;<em>L\u2019Homme \u00e0 la cam\u00e9ra<\/em>&nbsp;(1929), ou Jean Vigo dans&nbsp;<em>\u00c0<\/em><em>&nbsp;propos de Nice<\/em>(1930), accentuent l\u2019abstraction des images, qui se r\u00e9pondent d\u2019une analogie formelle et subjective \u00e0 l\u2019autre, par le mouvement, la musique, la simultan\u00e9it\u00e9, la mati\u00e8re, cr\u00e9ant ainsi un \u00ab&nbsp;inconscient optique&nbsp;\u00bb de la ville, sans causalit\u00e9 ni objectivit\u00e9 formelle, qui commande aussi au montage du film. Ainsi na\u00eet \u00e0 la fin des ann\u00e9es 20 une conception artistique \u00ab&nbsp;formelle&nbsp;\u00bb ou \u00ab&nbsp;mat\u00e9rielle&nbsp;\u00bb (225) du cin\u00e9ma qui red\u00e9finit l\u2019art, \u00e0 moins qu\u2019elle ne fasse changer la fonction de l\u2019art. Despoix rapproche dans un deuxi\u00e8me temps le d\u00e9placement du cin\u00e9ma vers le documentaire de celui du roman vers l\u2019essai \u00e0 cette m\u00eame \u00e9poque. Musil, d\u00e8s l\u2019introduction de&nbsp;<em>L\u2019Homme sans qualit\u00e9s<\/em>, applique la technique de la \u00ab&nbsp;coupe transversale&nbsp;\u00bb cin\u00e9matographique, en nommant les qualit\u00e9s abstraites visibles ou sonores des objets, qui forment un langage quasi conceptuel de \u00ab&nbsp;rythme multiple de la ville&nbsp;\u00bb, symbole du \u00ab&nbsp;chaos spirituel d\u2019une modernit\u00e9 sans autres formules s\u00fbres que la statistique&nbsp;\u00bb (228). L\u2019interruption liminaire du trafic est le \u00ab&nbsp;paradigme d\u2019un mode d\u2019\u00e9criture essayiste&nbsp;\u00bb, qui parodie le proc\u00e9d\u00e9 cin\u00e9matographique, conclut Despoix.<\/p>\n\n\n\n<h2 class=\"wp-block-heading\">\u00ab\u00a0Philosophie et litt\u00e9rature compar\u00e9e\u00a0\u00bb<\/h2>\n\n\n\n<p>La derni\u00e8re partie du recueil regroupe quatre essais plus h\u00e9t\u00e9roclites quant \u00e0 leur propos, mais qui tendent \u00e0 prouver, si le lecteur n\u2019en \u00e9tait pas encore convaincu, la vaste port\u00e9e des concepts travaill\u00e9s par Walter Moser.<br><br>Marc Angenot aborde un autre type de \u00ab&nbsp;recyclage&nbsp;\u00bb, celui du \u00ab&nbsp;fait religieux dans la modernit\u00e9 politique&nbsp;\u00bb (233) dans \u00ab&nbsp;Gnose, mill\u00e9narisme et id\u00e9ologies modernes&nbsp;\u00bb. Il passe en revue les diverses th\u00e9ories sur les \u00ab&nbsp;religions politiques&nbsp;\u00bb (Eric Voegelin) des id\u00e9ologies de masse, qui seraient d\u00e9riv\u00e9es et d\u00e9form\u00e9es \u00e0 partir des vues sociales et historiques des religions primo-chr\u00e9tiennes (gnosticisme, culte du Soleil \u00e9gyptien). Nombre de ces th\u00e8ses \u00ab&nbsp;g\u00e9n\u00e9alogiques&nbsp;\u00bb sur la modernit\u00e9 post-religieuse \u00e0 l\u2019\u0153uvre dans les r\u00e9gimes totalitaires s\u2019articulent autour de la notion de s\u00e9cularisation de symboles et d\u2019exp\u00e9riences religieuses anciennes sous une forme politique (Carl Schmitt, Karl L\u00f6with), de r\u00e9enchantement de l\u2019histoire et de sacralisation du politique. Ainsi, la modernit\u00e9 ne serait pas en rupture avec le religieux, mais dans une \u00ab&nbsp;persistance d\u00e9grad\u00e9e&nbsp;\u00bb (247). Angenot s\u2019applique \u00e0 d\u00e9monter ces th\u00e8ses qui r\u00e9duisent \u00e0 son avis trop vite les fascismes \u00e0 des religions politiques. Il rejoint Marx en affirmant que la modernit\u00e9 de ces r\u00e9gimes se construit \u00e0 travers leur propre l\u00e9gitimation, par la r\u00e9habilitation de la \u00ab&nbsp;curiosit\u00e9&nbsp;\u00bb th\u00e9orique (255), qui \u00ab&nbsp;ouvre \u00e0 une conception ontologique-substantielle de l\u2019histoire des id\u00e9es&nbsp;\u00bb (256) et oblit\u00e8re la logique fid\u00e9iste au point de rendre illisible son texte religieux sous-jacent. La l\u00e9gitimation est&nbsp; dans ce cas \u00ab&nbsp;immanente au monde&nbsp;\u00bb, ce qui s\u2019oppose (et semble pr\u00e9f\u00e9rable) \u00e0 la r\u00e9v\u00e9lation d\u2019un monde inconnaissable, impr\u00e9visible et indiscutable&nbsp;; les r\u00e9gimes totalitaires s\u2019appuieraient donc sur le rejet de toute r\u00e9v\u00e9lation qui impliquerait un domaine \u00e9chappant \u00e0 la connaissance et \u00e0 la science.<br><br>Revenant \u00e0 la litt\u00e9rature qu\u00e9b\u00e9coise, Peter Klaus montre comment le probl\u00e8me de la langue et la litt\u00e9rature sont per\u00e7us au Qu\u00e9bec comme des \u00ab&nbsp;marqueurs identitaires&nbsp;\u00bb, ce qui entra\u00eene la politisation de toute question linguistique dans la province, mais aussi une \u00ab&nbsp;surconscience&nbsp;\u00bb de la survivance et\/ou de la disparition des langues qui domine actuellement le discours officiel (259). Il distingue trois phases repr\u00e9sentatives de cet \u00e9tat dans la production litt\u00e9raire, des ann\u00e9es 1960-70 au d\u00e9but des ann\u00e9es 2000. La violence du conflit entre l\u2019anglais et le fran\u00e7ais pendant la R\u00e9volution tranquille est sensible dans la litt\u00e9rature, que ce malaise passe par l\u2019id\u00e9e de \u00ab&nbsp;v\u00e9criture&nbsp;\u00bb de Jacques Godbout (dans&nbsp;<em>D\u2019amour P. Q.<\/em>&nbsp;(1972) ou&nbsp;<em>Salut Galarneau&nbsp;!<\/em>), ou par l\u2019affirmation lib\u00e9ratrice du joual, la langue du \u00ab&nbsp;monde cheap&nbsp;\u00bb, chez Michel Tremblay ou Jacques Renaud. Apr\u00e8s le r\u00e9f\u00e9rendum de 1980, le d\u00e9bat s\u2019apaise et est marqu\u00e9 par un effacement du \u00ab&nbsp;nous&nbsp;\u00bb au profit du \u00ab&nbsp;je&nbsp;\u00bb dans l\u2019\u00e9criture, associ\u00e9 \u00e0 l\u2019ouverture g\u00e9n\u00e9rale des fronti\u00e8res du Canada, \u00e0 l\u2019accueil d\u2019\u00e9critures migrantes allophones (Marco Micone,&nbsp;<em>Gens du silence<\/em>, 1982, une pi\u00e8ce sur les difficult\u00e9s des immigr\u00e9s entre deux langues et cultures), et \u00e0 la d\u00e9couverte de l\u2019am\u00e9ricanit\u00e9 (Jacques Poulin,&nbsp;<em>Volkswagen Blues<\/em>, 1984&nbsp;; J. Godbout,&nbsp;<em>Une histoire am\u00e9ricaine<\/em>, 1986) et de la francit\u00e9 des premiers explorateurs. Enfin, cette ouverture s\u2019\u00e9panouit dans la \u00ab&nbsp;transculture&nbsp;\u00bb \u00e0 la fin des ann\u00e9es 1990&nbsp;: la litt\u00e9rature qu\u00e9b\u00e9coise s\u2019est transform\u00e9e au contact des imaginaires \u00e9trangers (<em>La Qu\u00e9b\u00e9coite<\/em>&nbsp;de R\u00e9gine Robin,&nbsp;<em>Maryse<\/em>&nbsp;de Francine No\u00ebl). L\u2019\u00e9criture f\u00e9minine tient un r\u00f4le important dans ce d\u00e9cloisonnement et dans sa capacit\u00e9 de transgression (<em>Putain<\/em>&nbsp;de Nelly Arcan, 2001). Le rapport des auteurs \u00e0 la langue fran\u00e7aise s\u2019en trouve d\u00e9complex\u00e9, et ceux-ci s\u2019autorisent un recours plus courant \u00e0 l\u2019anglais, signe d\u2019une lib\u00e9ration linguistique, cr\u00e9ative et symbolique.<br><br>L\u2019article de Wladimir Krysinski retrouve une approche plus philosophique pour s\u2019int\u00e9resser aux \u00ab&nbsp;fragments et fragmentaires dans la n\u00e9gativit\u00e9 chez Adorno&nbsp;\u00bb (273). Le fragment s\u2019oppose naturellement \u00e0 la d\u00e9composition, car il forme un \u00ab&nbsp;noyau de r\u00e9sistance dans le travail de sape permanent qu\u2019a effectu\u00e9 l\u2019histoire&nbsp;\u00bb (276). Krysinski part de l\u2019analyse du discours de la n\u00e9gativit\u00e9 et du fragment chez Adorno pour revenir \u00e0 l\u2019\u00e9criture prismatique du philosophe, \u00ab&nbsp;saisie fragmentaire de l\u2019objet repr\u00e9sent\u00e9 comme image de la pens\u00e9e&nbsp;\u00bb (284), et \u00e0 sa conception de l\u2019essai en aphorismes (<em>Minima Moralia<\/em>), qui permet d\u2019exprimer la \u00ab&nbsp;n\u00e9gativit\u00e9 comprise comme des moments constamment antith\u00e9tiques de la pens\u00e9e&nbsp;\u00bb (286). Adorno repr\u00e9sente donc un courant th\u00e9orique de la modernit\u00e9 oppos\u00e9 \u00e0 la r\u00e9p\u00e9titivit\u00e9 produite par l\u2019industrie culturelle (287), qui inscrit la th\u00e9orie elle-m\u00eame dans une perspective d\u2019inach\u00e8vement et d\u2019ouverture structurelle (290), ou encore de n\u00e9gativit\u00e9 et d\u2019utopie (293), qui d\u00e9multiplie les r\u00e9f\u00e9rences. Bref, la pens\u00e9e fragmentaire d\u2019Adorno est une \u00ab&nbsp;pens\u00e9e sans qualit\u00e9s&nbsp;\u00bb, qui n\u2019est pas sans cons\u00e9quences pour le langage du philosophe&nbsp;: le fragment marque en effet l\u2019irruption de l\u2019imm\u00e9diatet\u00e9 de l\u2019histoire dans la pens\u00e9e&nbsp;; il s\u2019oppose \u00e0 l\u2019id\u00e9ologie identitaire et rend ambigu le statut du philosophe lui-m\u00eame, puisqu\u2019il op\u00e8re une critique fondamentale du langage.&nbsp;<br><br>Les derni\u00e8res pages du collectif produisent une traduction in\u00e9dite d\u2019un article paru en anglais du professeur et ami de Moser, Bill Readings, d\u00e9c\u00e9d\u00e9 en 1994. \u00ab&nbsp;<em>Translatio<\/em>&nbsp;et litt\u00e9rature compar\u00e9e&nbsp;: la terreur de l\u2019humanisme europ\u00e9en&nbsp;\u00bb affirme le triomphe de la conception moderne de la litt\u00e9rature compar\u00e9e consid\u00e9r\u00e9e non plus comme supranationale et europ\u00e9o-centr\u00e9e mais comme une litt\u00e9rature des minorit\u00e9s et du d\u00e9passement d\u2019une pens\u00e9e \u00ab&nbsp;majoritaire&nbsp;\u00bb, par essence intraduisible (la traduction des concepts philosophiques, sociaux, litt\u00e9raires de l\u2019Occident \u00e0 l\u2019Orient faisant partie d\u2019une \u00ab&nbsp;mythologie blanche&nbsp;\u00bb (300) maintenant r\u00e9volue) puisque les non-Occidentaux n\u2019ont pas forc\u00e9ment de volont\u00e9 d\u2019acc\u00e9der \u00e0 leur \u00ab&nbsp;majorit\u00e9&nbsp;\u00bb. Fond\u00e9e sur une id\u00e9e d\u2019humanisme aujourd\u2019hui d\u00e9pass\u00e9e, la discipline comparative se heurte \u00e0 l\u2019impossibilit\u00e9 de traduire l\u2019ensemble de la litt\u00e9rature europ\u00e9enne, face \u00e0 la r\u00e9sistance des corps qui gr\u00e8ve l\u2019abstraction de la pens\u00e9e (Derrida, Alan Bass, Barthes). Il serait pr\u00e9f\u00e9rable, propose Readings, de parler de \u00ab&nbsp;litt\u00e9ratures qui diff\u00e8rent&nbsp;\u00bb (305) pour cerner au mieux la r\u00e9alit\u00e9 du comparatisme moderne qui con\u00e7oit une r\u00e9sistance du langage lors d\u2019un \u00ab&nbsp;temps intraduisible&nbsp;\u00bb, en opposition \u00e0 la \u00ab&nbsp;traduction&nbsp;\u00bb capitaliste des \u00e9changes et du temps abstrait qui fonde l\u2019h\u00e9g\u00e9monie du genre \u00e9conomique (Lyotard). En effet, la difficult\u00e9 d\u2019\u00e9crire et de lire apr\u00e8s Auschwitz et la terreur de l\u2019unit\u00e9 europ\u00e9enne incite \u00e0 trouver une \u00ab&nbsp;\u00e9thique de la lecture&nbsp;\u00bb (307) qui \u00ab&nbsp;d\u00e9nationalise&nbsp;\u00bb les litt\u00e9ratures, en abolissant non leurs diff\u00e9rences mais \u00ab&nbsp;le mythe de l\u2019identit\u00e9 que la diff\u00e9rence r\u00e9gul\u00e9e et polic\u00e9e maintient en place&nbsp;\u00bb (308). Readings invite ultimement \u00e0 une \u00ab&nbsp;lecture des fronti\u00e8res et des limites territoriales&nbsp;\u00bb qui \u00ab&nbsp;d\u00e9busqu[e] le mineur et invoqu[e] sa diff\u00e9rence l\u00e0-m\u00eame o\u00f9 l\u2019on ne s\u2019y attend pas&nbsp;\u00bb, appel enthousiaste \u00e0 l\u2019av\u00e8nement d\u2019un projet comparatiste.&nbsp;<br><br>L\u2019ouvrage donne enfin une bibliographie exhaustive des publications de Walter Moser de 1972 \u00e0 2011.<\/p>\n\n\n\n<h2 class=\"has-medium-font-size wp-block-heading\">Notes<\/h2>\n\n\n\n<p class=\"has-primary-color has-text-color has-small-font-size\">[1]\u00a0Eija-Liisa Ahtila, Talo (La maison), installation DVD 3 \u00e9crans, 16\/9, v.o. en finnois, 14 minutes, 2002.<\/p>\n\n\n\n<p class=\"has-primary-color has-text-color has-small-font-size\">[2]\u00a0Claudia Llosa (r\u00e9alisation), La teta asustada, Institut Catal\u00e0 de les Ind\u00fastries Culturals \/ ICAA \/ Ober\u00f3n Cinematogr\u00e1fica \/ TV3 \/ TVE \/ Vela Producciones \/ Wanda Visi\u00f3n S. A., P\u00e9rou et Espagne, 2009, 95 min.<\/p>\n\n\n\n<h2 class=\"has-medium-font-size wp-block-heading\">Bibliographie<\/h2>\n\n\n\n<p class=\"has-primary-color has-text-color has-small-font-size\">\u2013 B\u00e9darida, Fran\u00e7ois, \u00ab M\u00e9moire et conscience historique dans la France contemporaine \u00bb, dans Martine Verlhac, <em>Histoire et m\u00e9moire<\/em>, Grenoble, Centre R\u00e9gional de Documentation P\u00e9dagogique de l\u2019Acad\u00e9mie de Grenoble, 1998, 99 p. <\/p>\n\n\n\n<p class=\"has-primary-color has-text-color has-small-font-size\">\u2013 Moser, Walter, \u00ab L\u2019anthropophagie du Sud au Nord \u00bb, dans Zila Bernd et Michel Peterson, <em>Possibilit\u00e9s de recherche comparatiste entre le Br\u00e9sil et le Qu\u00e9bec<\/em>, Montr\u00e9al, Balzac, 1992, p. 113-151.<\/p>\n\n\n\n<p class=\"has-primary-color has-text-color has-small-font-size\">\u2013 Moser, Walter, \u00ab La toupie \u00ab m\u00e9moire-oubli \u00bb et le recyclage des mat\u00e9riaux baroques \u00bb, dans Marie-Pascale Huglo, \u00c9ric M\u00e9choulan et Walter Moser, <em>Passions du pass\u00e9. Recyclage de la m\u00e9moire et usages de l\u2019oubli<\/em>, Paris et Montr\u00e9al, L\u2019Harmattan, 2000, 344 p. <\/p>\n\n\n\n<p class=\"has-primary-color has-text-color has-small-font-size\">\u2013 Robin, R\u00e9gine, <em>M\u00e9gapolis. Les derniers pas du fl\u00e2neur<\/em>, Paris, Stock, 2009, 397 p. <\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"<p>Les \u00ab\u00a0travers\u00e9es culturelles\u00a0\u00bb que propose l\u2019ouvrage sont autant de \u00ab\u00a0ponts\u00a0\u00bb jet\u00e9s vers la connaissance d\u2019une po\u00e9tique moderne en crise. 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