{"id":3161,"date":"2008-05-01T18:20:09","date_gmt":"2008-05-01T18:20:09","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=3161"},"modified":"2023-02-09T18:20:19","modified_gmt":"2023-02-09T18:20:19","slug":"mai-2008-intersensorialite-et-interdisciplinarite","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/mai-2008-intersensorialite-et-interdisciplinarite\/","title":{"rendered":"Mai 2008 – Intersensorialit\u00e9 et interdisciplinarit\u00e9"},"content":{"rendered":"\n

\u00ab\u00a0Pri\u00e8re de toucher\u00a0\u00bb1<\/sup><\/p>\n\n\n\n

\"\"<\/figure>\n\n\n\n

Un Martinus Scriblerus, personnage invent\u00e9 par Alexander Pope et John Arbuthnot, aurait le loisir de se demander combien de pratiques interdisciplinaires tiennent sur la pointe d\u2019une aiguille, ou si l\u2019intersensorialit\u00e9 est davantage sal\u00e9e ou sucr\u00e9e. Nous avons, quant \u00e0 nous, le loisir de nous demander ce qui se passerait si cette aiguille nous piquait : serions-nous brusquement \u00e9veill\u00e9s de quelque r\u00eave en forme de canular byzantin, ou commencerions-nous \u00e0 p\u00e9rorer sur les rapports entre interdisciplinarit\u00e9 et intersensorialit\u00e9. Plut\u00f4t que de nous moquer du caract\u00e8re apparemment saugrenu de certaines recherches savantes, nous nous proposons d\u2019aborder le sujet et de d\u00e9montrer qu\u2019il est ni farfelu ni herm\u00e9tique. Il est cependant vrai que l\u2019interdisciplinarit\u00e9 est un th\u00e8me qui pr\u00e9occupe les acteurs des milieux de l\u2019enseignement, et qui soul\u00e8ve la probl\u00e9matique des relations entre les d\u00e9partements de ces institutions2<\/sup>, et entre ces derni\u00e8res et le minist\u00e8re d\u2019\u00e9ducation. Plusieurs artistes se sont prononc\u00e9s sur l\u2019interdisciplinarit\u00e9 et certains maintiennent qu\u2019elle peut aider \u00e0 faire tomber les structures qui refl\u00e8tent et perp\u00e9tuent les formes de pouvoir qui font violence \u00e0 l\u2019autonomie des pratiques en leur opposant celle des disciplines. Aujourd\u2019hui l\u2019interdisciplinarit\u00e9 est admise, parfois encourag\u00e9e, ce qui ne dispense pas l\u2019artiste interdisciplinaire de faire reconna\u00eetre sa pratique, dans toute sa singularit\u00e9, afin d\u2019en assurer le financement et la diffusion3<\/sup>.<\/p>\n\n\n\n

La notion d\u2019interdisciplinarit\u00e9 pr\u00e9suppose l\u2019existence de disciplines distinctes, donc celle des fronti\u00e8res entre les disciplines. Jean-Louis D\u00e9otte montre l\u2019importance de ce questionnement dans l\u2019histoire de l\u2019art : \u00ab\u00a0Lessing ouvre la r\u00e9flexion esth\u00e9tique moderne par le\u00a0Laocoon<\/em>\u00a0en 1766. Non pas par la question ; qu\u2019est-ce que l\u2019art ? (elle ne le retient gu\u00e8re), ni par l\u2019analyse de la sp\u00e9cificit\u00e9 du jugement de go\u00fbt (ce que Kant fera apr\u00e8s lui), mais par une entreprise de circonscription des fronti\u00e8res entre les genres de l\u2019art. Le sous-titre de l\u2019ouvrage est parfaitement explicite :\u00a0Des fronti\u00e8res de la peinture et de la po\u00e9sie.<\/em>\u00a0L\u2019angle d\u2019attaque, ce sont donc les arts, leur multiplicit\u00e94<\/sup>. \u00bb<\/p>\n\n\n\n

Une \u00e9tude rigoureuse de l\u2019interdisciplinarit\u00e9 dans les arts devrait tenir compte de\u00a0La Correspondance des arts<\/em>\u00a0(1947) d\u2019\u00c9tienne Souriau, bien que les \u0153uvres qui y sont cit\u00e9es \u00e0 titre d\u2019exemples soient principalement des chef-d\u2019\u0153uvres d\u2019avant le XXe si\u00e8cle, et qu\u2019il y est un peu trop question de la m\u00e9taphysique de l\u2019art. Dans cet ouvrage, que Bernard Vouilloux5<\/sup>\u00a0consid\u00e8re comme la derni\u00e8re entreprise syst\u00e9matique de pr\u00e9senter les relations entre les arts, Souriau classifie les arts \u00e0 partir des qualia sensibles (lignes, volumes, couleurs, luminosit\u00e9s, mouvements, sons articul\u00e9s, sons musicaux), et distingue six grandes sortes de correspondances. Cependant, la notion de correspondance est \u00e9trang\u00e8re \u00e0 une proportion importante de la production artistique plus r\u00e9cente, notamment chez un John Cage qui s\u2019int\u00e9resse \u00e0 l\u2019interf\u00e9rence entre les arts plut\u00f4t qu\u2019\u00e0 leur convergence, d\u2019abord en utilisant le hasard (chance<\/em>) comme m\u00e9thode de composition (Music for Changes<\/em>, 1951). En ce sens, le terme\u00a0transartistique<\/em>\u00a0refl\u00e8terait mieux la production artistique post-moderne, en ce qu\u2019il fait place, selon Mikel Dufrenne, aux \u00ab\u00a0arts nouveaux-land art, body art<\/em>, performance, installation, environnement \u2013 auxquels n\u2019est assignable aucune place dans les anciennes classifications : ils requi\u00e8rent une approche qui, au lieu de les enfermer dans leurs particularit\u00e9s, les ouvre les uns aux autres et \u00e9tablit leur parent\u00e9, leur commun apparentement \u00e0 l\u2019art6<\/sup>\u00a0\u00bb. Cela dit les t\u00e9m\u00e9raires, qui chercheraient \u00e0 \u00e9tablir \u00ab\u00a0un commun apparentement \u00e0 l\u2019art\u00a0\u00bb, prendraient, chacun dans le regard de l\u2019autre, la figure d\u2019un Martinus Scribulus. Mais puisque \u00ab\u00a0l\u2019art sert \u00e0 ne pas p\u00e9rir de la v\u00e9rit\u00e9\u00a0\u00bb, selon Nietzsche, poursuivons nos errances.<\/p>\n\n\n\n

Le contact de l\u2019aiguille convoque une modalit\u00e9 sensorielle inusit\u00e9e en art. Le plus souvent, le toucher est un sens qui est \u00ab\u00a0mal vu\u00a0\u00bb par les philosophes d\u2019avant le XXe si\u00e8cle. Pour Aristote, il s\u2019agit d\u2019un sens animal, le moins honorable de tous les cinq. Le philosophe allemand Herder fait exception, il consid\u00e8re que le toucher donne acc\u00e8s \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 de la forme, il conc\u00e8de que la vue donne acc\u00e8s \u00e0 la beaut\u00e9, toute superficielle soit-elle.\u00a0Beauty is only skin deep<\/em>. Hegel ne parle pas du toucher, mais sa pens\u00e9e \u00e0 ce sujet est claire. \u00ab\u00a0Ainsi l\u2019\u0153uvre d\u2019art, selon Hegel, pr\u00e9sente un corps en lequel r\u00e9side l\u2019Esprit,\u00a0Hoc est enim corpus meum<\/em>, mais ce corps doit rester \u00e0 distance \u2013\u00a0Voici, vois ici<\/em>, mais ne touche pas. Ce corps, il ne faut pas le toucher, il ne faut pas y toucher. Ici doit \u00eatre l\u00e0-bas. Tu ne peux voir, tu ne peux le voir, voir ce qu\u2019il donne \u00e0 voir, qu\u2019\u00e0 cette condition.\u00a0Noli me tangere<\/em>. Ce serait l\u2019autre formule, la formule de l\u2019Esth\u00e9tique<\/em>\u00a0selon Hegel, mais pas seulement. L\u2019esth\u00e9tique occidentale, dans son ensemble, est une esth\u00e9tique de la\u00a0contemplation<\/em>7<\/sup>.\u00a0\u00bb \u00e9crit Marie-Louise Mallet et Jean-Fran\u00e7ois Poirier pr\u00e9cise \u00ab\u00a0La synth\u00e8se des arts, l\u2019abolition des fronti\u00e8res entre les genres s\u2019est produite parce que le monde des hi\u00e9rarchies avait \u00e9t\u00e9 englouti, sans elle l\u2019abandon de la fronti\u00e8re qui r\u00e9gissait le monde des arts n\u2019aurait pas \u00e9t\u00e9 possible. Il ne reste qu\u2019un seul art, une symphilosophie pour parler comme les romantiques allemands dont la cl\u00e9 de vo\u00fbte est la po\u00e9sie, ce qui signifie que ce qui anime l\u2019\u0153uvre d\u2019art est le verbe, la parole8<\/sup>.\u00a0\u00bb\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Il serait aussi ridicule aujourd\u2019hui de proposer une hi\u00e9rarchie des sens qu\u2019une hi\u00e9rarchie des arts. Cependant, l\u2019id\u00e9e d\u2019un sens premier s\u2019impose : Mikel Dufrenne \u00e9crit : \u00ab\u00a0pour la phylog\u00e9n\u00e8se, le toucher est bien le premier des sens. \u00catre au monde, c\u2019est \u00eatre au contact, chose parmi les choses, \u00e0 la fois touchant et touch\u00e99<\/sup>\u00a0\u00bb. Pour Michel Serres, la peau est \u00ab\u00a0variable fondamentale,\u00a0sensorium commune\u00a0<\/em>: sens commun \u00e0 tous les sens\u00a0\u00bb. Pour Didier Anzieu, chez qui les liens entre l\u2019organisation corporelle et la sph\u00e8re du tactile est fondamentale, l\u2019intersensorialit\u00e9 est une fonction du\u00a0Moi-peau<\/em>, qui \u00ab\u00a0est une surface psychique qui relie entre elles les sensations de diverses natures et qui les fait ressortir comme figures sur ce fond originaire qu\u2019est l\u2019enveloppe tactile10<\/sup>\u00a0\u00bb. La peau serait \u00e0 la rencontre des sens ce que la po\u00e9sie est \u00e0 la rencontre des arts?<\/p>\n\n\n\n

\"\"<\/figure>\n\n\n\n
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