{"id":3296,"date":"2007-02-01T16:33:41","date_gmt":"2007-02-01T16:33:41","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=3296"},"modified":"2023-02-13T16:33:51","modified_gmt":"2023-02-13T16:33:51","slug":"fevrier-2007-image-et-scandale-dans-la-photographie-et-la-video-contemporaines","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/fevrier-2007-image-et-scandale-dans-la-photographie-et-la-video-contemporaines\/","title":{"rendered":"F\u00e9vrier 2007 – Image et scandale dans la photographie et la vid\u00e9o contemporaines"},"content":{"rendered":"\n
Les images existent\u00a0malgr\u00e9 tout<\/em>, comme l\u2019\u00e9crit Georges Didi-Huberman1<\/sup>. J\u2019ajouterais quant \u00e0 moi\u00a0: malgr\u00e9 elles, malgr\u00e9 nous. Malgr\u00e9 le fait qu\u2019on veuille qu\u2019elles n\u2019existent pas, parfois. Malgr\u00e9 le fait, aussi, qu\u2019elles ont du mal \u00e0 exister, souvent. Et pas seulement celles d\u2019Auschwitz, d\u2019Hiroshima, de la Kolyma. Les plus horribles, les plus terribles. Toute image, en fait. D\u00e8s lors qu\u2019elle ne passe pas inaper\u00e7ue, qu\u2019elle \u00ab\u00a0frappe\u00a0\u00bb litt\u00e9ralement les sens et la conscience\u2026 et que cette frappe la marque en tant qu\u2019\u00ab\u00a0image\u00a0\u00bb \u2014 les Grecs d\u00e9signent souvent celle-ci par le terme\u00a0tupos<\/em>\u00a0plut\u00f4t qu\u2019eik\u00f4n<\/em>\u00a0: \u00ab\u00a0marque imprim\u00e9e par un coup\u00a0\u00bb, non seulement dans la mati\u00e8re sensible, comme l\u2019\u00ab\u00a0empreinte\u00a0\u00bb ou le \u00ab\u00a0sceau\u00a0\u00bb ou m\u00eame la \u00ab\u00a0blessure\u00a0\u00bb (que d\u00e9signe \u00e9galement l\u2019\u00e9tymon du mot\u00a0type<\/em>), mais dans l\u2019esprit aussi, m\u00e9moire et imagination comprises, comme toute \u00ab\u00a0repr\u00e9sentation\u00a0\u00bb qui est toujours une \u00ab\u00a0im-pression\u00a0\u00a0\u00bb, une \u00ab\u00a0pression sur et dans\u00a0\u00bb la substance propre \u00e0 la conscience. Toute image\u00a0frappe<\/em>, donc\u2026 malgr\u00e9 tout, malgr\u00e9 elle, malgr\u00e9 nous.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Toute image, typique ou atypique,\u00a0scandalise<\/em>\u00a0au sens fort de l\u2019expression\u00a0: elle \u00ab\u00a0pi\u00e8ge\u00a0\u00bb la vue, capte, capture, viole la conscience, trouble l\u2019esprit, nous fait \u00e9motivement monter, descendre, tomber ou nous emporter dans une sorte de l\u00e9vitation ou de surcharge perceptive et affective, en changeant plus ou moins notre centre de gravit\u00e9 mentale, d\u00e9rangeant notre \u00e9quilibre ou notre stabilit\u00e9 psychique. Je parle par m\u00e9taphores, bien s\u00fbr, pour d\u00e9crire de mani\u00e8re hyperbolique, avec ses effets grossissants, l\u2019\u00e9v\u00e9nement cognitif singulier en quoi consiste ce qu\u2019on appelle \u00ab\u00a0conscience d\u2019image\u00a0\u00bb, mais en me tenant au plus pr\u00e8s du sens litt\u00e9ral de l\u2019\u00e9tymon du mot\u00a0scandale<\/em>\u00a0li\u00e9 depuis tout temps \u00e0 celui d\u2019image<\/em>2<\/sup>.<\/p>\n\n\n\n Le scandale nous frappe, nous fait faire un saut ou un sursaut, par un brusque changement de rythmes, sans doute impr\u00e9visible, qui nous \u00ab pi\u00e8ge \u00bb et nous fait tomber : une emb\u00fbche ou un obstacle sur lequel on bute puis chute, prenant ainsi une embard\u00e9e ou une envol\u00e9e. Bref, le scandale introduit dans le cours des choses une discontinuit\u00e9 ou une rupture, qui \u00ab d\u00e9range \u00bb, bien s\u00fbr, change l\u2019allure ou l\u2019allant du monde, fait obstacle \u00e0 sa belle continuit\u00e9 ou \u00e0 son continuum, \u00ab pi\u00e8ge \u00bb l\u2019\u00eatre, lui tend une embuscade\u2026 pour qu\u2019on voie qu\u2019il ne tient pas droit, debout sur son socle, mais qu\u2019il oscille, sursaute, tombe ou s\u2019emporte, selon une scansion<\/em> si vive et brusque qu\u2019elle emp\u00eache toute station<\/em>, de l\u2019\u00eatre. Le scandale, c\u2019est l\u2019\u00ab achoppement \u00bb, comme dit le mot grec : la \u00ab pierre d\u2019achoppement \u00bb sur le chemin du monde ou dans le cours des choses, sinon dans le flux de la perception ou de la conscience, qui produit ce qu\u2019on appelle un \u00ab choc \u00bb \u2014 on est heurt\u00e9, bless\u00e9 peut-\u00eatre, on est atteint dans son int\u00e9grit\u00e9. On a fait un brusque saut, on a fait une sorte de chute, on a perdu pied, pris au pi\u00e8ge d\u2019une autre \u00ab scansion \u00bb que celle du cours normal des choses, qui se met d\u2019un coup \u00e0 \u00ab scander \u00bb, \u00e0 \u00ab scandaliser \u00bb. <\/p>\n\n\n\n Or, qu\u2019est-ce qu\u2019une image\u00a0? Qu\u2019est-ce que la \u00ab\u00a0conscience d\u2019image\u00a0\u00bb, selon la ph\u00e9nom\u00e9nologie husserlienne, notamment, qui nous permet de comprendre qu\u2019on ne per\u00e7oit pas les images de la m\u00eame fa\u00e7on que les choses, qu\u2019on ne voit pas l\u2019eik\u00f4n\u00a0<\/em>(l\u2019image) comme le\u00a0to on\u00a0<\/em>(l\u2019\u00eatre)<\/em>, l\u2019ic\u00f4ne en tant qu\u2019\u00e9tant\u00a0? Il y a une discontinuit\u00e9 fondamentale entre le tableau et le mur sur lequel il est accroch\u00e9, entre la sculpture et l\u2019espace meubl\u00e9 de diff\u00e9rents objets o\u00f9 elle est install\u00e9e\u00a0: cette coupe, cette coupure, ce d\u00e9coupage n\u2019est pas li\u00e9 au cadre d\u00e9limitant la toile ou au contour apparent de l\u2019objet sculpt\u00e9, comme l\u2019art contemporain nous l\u2019a maintes fois montr\u00e9 \u2014 des grands dessins couvrant les murs et les plafonds d\u2019un Sol Lewitt aux tuiles de m\u00e9tal couvrant le sol d\u2019un Carl Andr\u00e9 \u2014, mais \u00e0\u00a0un acte no\u00e9tique\u00a0<\/em>ou acte de conscience, donc, qui rompt la continuit\u00e9 du visible par l\u2019attribution d\u2019une vis\u00e9e (ou d\u2019une\u00a0intentio<\/em>) \u00e0 l\u2019image, c\u2019est-\u00e0-dire de \u00ab\u00a0vues\u00a0\u00bb et de \u00ab\u00a0visions\u00a0\u00bb que le visible en g\u00e9n\u00e9ral ne poss\u00e8de pas. Il y a dans toute image une \u00ab\u00a0tension\u00a0\u00bb vers quelque chose ou vers quelqu\u2019un \u2014 un\u00a0intendere<\/em>\u00a0ou acte de \u00ab\u00a0tendre vers\u00a0\u00bb, litt\u00e9ralement \u2014 qui fait que la conscience du regardeur se sent aussit\u00f4t vis\u00e9e, capt\u00e9e, pi\u00e9g\u00e9e par ce qu\u2019elle nous donne \u00e0 voir, par ce qu\u2019elle nous fait sentir, dont le statut de pure donn\u00e9e du monde visible se trouve d\u00e8s lors remis en cause\u00a0: nous ne sommes plus devant le monde, mais quelque chose, dans le monde, est devant nous, nous fait face, nous fait obstacle, nous regarde. Nous vise, nous cible, nous capte\u00a0: on est pi\u00e9g\u00e9 par quelque chose qui ne se contente pas d\u2019\u00eatre visible, qui est aussi \u00ab\u00a0vision\u00a0\u00bb et peut-\u00eatre \u00ab\u00a0visage\u00a0\u00bb, au sens levinassien du terme, ce qui explique notre grand respect devant les \u0153uvres d\u2019art ou les objets de culte (paradigmes ou hypostases de l\u2019imago<\/em>) comme devant les \u00eatres humains3<\/sup>.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Ce qui nous choque, ce qui nous heurte soudain dans la belle continuit\u00e9 du visible, c\u2019est que nous nous sentons vis\u00e9s dans notre intimit\u00e9 par ce dr\u00f4le de visible que nous appelons\u00a0image<\/em>. Voil\u00e0 le scandale, voil\u00e0 o\u00f9 \u00e7a \u00ab\u00a0achoppe\u00a0\u00bb\u00a0: le monde n\u2019est pas uniform\u00e9ment donn\u00e9 dans la vision que j\u2019en ai, qui lui conf\u00e8re son identit\u00e9, son homog\u00e9n\u00e9it\u00e9, son unit\u00e9 ou sa m\u00eamet\u00e9. Il y a des trous ou des solutions de continuit\u00e9, des pi\u00e8ges et des obstacles dans le continuum du visible qui font que rien n\u2019y est stable, moi-m\u00eame ou ma conscience encore moins, qui peut \u00e0 tout moment y subir un choc, un heurt, un saut, une chute, dans la mesure o\u00f9 elle est potentiellement vis\u00e9e, cibl\u00e9e, touch\u00e9e par cette part de visible dont rel\u00e8ve l\u2019imago\u00a0<\/em>(ou l\u2019image), cette part qu\u2019on peut dire \u00ab\u00a0r\u00e9versible\u00a0\u00bb parce qu\u2019elle nous vise davantage que nous ne la visons.\u00a0<\/p>\n\n\n\n