{"id":3599,"date":"2003-11-01T15:07:59","date_gmt":"2003-11-01T15:07:59","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=3599"},"modified":"2023-02-20T15:08:49","modified_gmt":"2023-02-20T15:08:49","slug":"decembre-2003-memoire-memory-memoriam","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/decembre-2003-memoire-memory-memoriam\/","title":{"rendered":"Novembre 2003 – M\u00e9moire,\u00a0memory,\u00a0memoriam"},"content":{"rendered":"\n

Mn\u00e9mosyne, d\u00e9esse, f\u00e9cond\u00e9e par Jupiter, engendra toutes les Muses. La M\u00e9moire, m\u00e8re de tous les arts. <\/p>\n\n\n\n

Liber memorialis<\/em>, livre de notes. La m\u00e9moire, note \u00e9crite que l\u2019on pose de c\u00f4t\u00e9, pour la retrouver au moment venu. <\/p>\n\n\n\n

La m\u00e9moire humaine, capricieuse, myst\u00e9rieuse, capable de nous plonger dans le plus profond d\u00e9sarroi, parce que nous tenions pour acquis ce qui se d\u00e9robe sous nos pieds, capable au contraire de nous conduire \u00e0 l\u2019illumination, par ses \u00e9piphanies, la m\u00e9moire humaine s\u2019adjoint des b\u00e9quilles, des notes dont le support n\u2019est certes pas indiff\u00e9rent. <\/p>\n\n\n\n

Reprenons.<\/p>\n\n\n\n

Version t\u00eate de linotte, elle est m\u00e9moire de travail, et ne garde que quelques secondes, une minute tout au plus, les informations dont nous avons besoin dans l\u2019imm\u00e9diat.<\/p>\n\n\n\n

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Illustration de Xavier Malbreil<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Version m\u00e9moire d\u2019\u00e9l\u00e9phant, elle restitue au soir de notre vie l\u2019odeur exacte d\u2019un camion transportant de la m\u00e9lasse, la vibration unique de la lumi\u00e8re sur un bout de terre br\u00fbl\u00e9e. Cette m\u00e9moire-l\u00e0, du long terme, ne repose pas dans une zone unique du cerveau. Un souvenir visuel passe devant un gardien, l\u2019hippocampe, qui d\u00e9cide si oui ou non les milliers de points qui le composent seront stock\u00e9s. Dans l\u2019affirmative, il sera encod\u00e9 dans une autre zone, aux tr\u00e8s larges connexions, le t\u00e9lenc\u00e9phale. Un souvenir olfactif sera stock\u00e9 dans une autre zone. Pour les restituer tous deux, et nous tendre sur un plateau d\u2019argent \u00e9tincelant une madeleine parfum\u00e9e de vanille, il faudra que l\u2019information se recompose, dans plusieurs zones \u00e0 la fois, en suivant le m\u00eame circuit que lors de sa composition. <\/p>\n\n\n\n

Labile, sable mouvant, la m\u00e9moire est reconstruction, r\u00e9interpr\u00e9tation. Son bon fonctionnement d\u00e9pend autant de l\u2019int\u00e9grit\u00e9 de chacune des zones que de la circulation entre elles. Jamais endormie, sous peine de ne pas se r\u00e9veiller, elle est dynamique, branch\u00e9e sur le vivant. M\u00e9moire morte, cela n\u2019a pas de sens pour l\u2019humain vivant. Sa m\u00e9moire avance avec lui. <\/p>\n\n\n\n

Elle s\u2019appuie sur des supports, photos, films, \u00e9crits, paroles de contemporains : tout ce que l\u2019on peut stocker en dehors de soi, b\u00e9quilles de notre m\u00e9moire. <\/p>\n\n\n\n

On serait tent\u00e9 de ranger parmi ces liber memorialis<\/em> les outils merveilleux que mettent \u00e0 notre disposition les technologies de l\u2019information et de la communication. Mais s\u2019agit-il de la m\u00eame chose? <\/p>\n\n\n\n

Les ordinateurs, lointains descendants de la machine \u00e0 calculer de Pascal, la Pascaline, ont eu tr\u00e8s vite pour autre fonction, obligatoire, celle de stockage de l\u2019information. Pour calculer, il faut poser un chiffre de c\u00f4t\u00e9, et \u00eatre s\u00fbr de le retrouver. Pas de calcul sans m\u00e9moire. <\/p>\n\n\n\n

Dans les machines \u00e0 calculer modernes, les retenues se pr\u00e9sentent sous forme de 0 et de 1, ordonn\u00e9es de telle fa\u00e7on qu\u2019elles d\u00e9crivent des op\u00e9rations, qu\u2019elles \u00e9crivent des phrases, qu\u2019elles d\u00e9vident des films. Long serpent enroul\u00e9 sur lui-m\u00eame, ne dormant que d\u2019un \u0153il, vermicelles de chiffres bouillonnant dans une soupe num\u00e9rique, fourmili\u00e8res que l\u2019on pressent indociles, voraces. <\/p>\n\n\n\n

Cette m\u00e9moire informatique, \u00e0 l\u2019inverse de la n\u00f4tre, ne d\u00e9signe plus un contenu. Par glissement s\u00e9mantique, la m\u00e9moire est devenu un contenant. Evoque-t-on la m\u00e9moire de son ordinateur, et l\u2019on d\u00e9signe des parties physiques de celui-ci. <\/p>\n\n\n\n

C\u00e9d\u00e9rom qui d\u00e9signe la m\u00e9moire morte \u2013 Read Only Memory<\/em>. M\u00e9moire vive, Random Access Memory<\/em>, constitu\u00e9e de barrettes, que l\u2019on veut toujours rajouter, comme des turbos suppl\u00e9mentaires, des acc\u00e9l\u00e9rateurs de particules, et que l\u2019on pourrait comparer \u00e0 la m\u00e9moire courte de travail. Et disque dur enfin, porteur de la m\u00e9moire longue, lieu mythique et largement f\u00e9tichis\u00e9, que l\u2019on voudrait toujours plus important, toujours in\u00e9puisable. Plus il serait rempli, plus nous contenterions ce cerveau reptilien qui ne r\u00eave qu\u2019abondance, caves regorgeant de victuailles. Plus il aurait de capacit\u00e9, plus il dirait notre ressource. Disque Dur qui est synonyme de force, d\u2019exploit physique, en \u00e9voquant le discobole et son geste puissant. Disque dur, qui sonne si bien dans notre langue fran\u00e7aise, avec son allit\u00e9ration. Hard Drive<\/em>, vaisseau immobile au long cours, revenant toujours, avec sa forme circulaire, flottant dans un espace insaisissable, dont il serait le p\u00f4le magn\u00e9tique. <\/p>\n\n\n\n

Notre m\u00e9moire humaine pourrait se d\u00e9poser en partie sur cette m\u00e9moire externe. Mais, du fait de cette usurpation lexicale, n\u2019irait-elle pas en y d\u00e9posant les armes? Mille fois plus performante que notre m\u00e9moire longue, restituant images et son indiff\u00e9remment, bient\u00f4t les odeurs, comment pourrait-elle supporter la comparaison, quand elle peine tant \u00e0 retenir quelques dizaines de num\u00e9ros de t\u00e9l\u00e9phone? De ce vol et de cette inf\u00e9riorit\u00e9, puis de ce soup\u00e7on de dessaisissement de notre gouverne, comment pourrions-nous demeurer insensibles. Le ressentiment, largement relay\u00e9 par quelques \u0153uvres de (science) fiction, nous fera toujours regarder cette m\u00e9moire, dure, solide, m\u00e9tallique, comme un ennemi nous ridiculisant. <\/p>\n\n\n\n

Le r\u00e9seau, enfin, et ses marchands, nous proposent de morceler notre m\u00e9moire. Inutile qu\u2019elle soit tout enti\u00e8re contenue sur un seul serveur, en un seul lieu. Elle sera parcellis\u00e9e : les photos de nos derni\u00e8res vacances sur un serveur de New Delhi, notre m\u00e9moire de fin de cycle sur celui de l\u2019Universit\u00e9 de Rio de Janeiro, notre carnet de rendez-vous entre Paris et Berlin. <\/p>\n\n\n\n

Notre m\u00e9moire, qui \u00e9tait m\u00e9moire intime, la n\u00f4tre, uniquement contenue dans notre cerveau, \u00e9ventuellement relay\u00e9e par quelques proches, quelques familiers, quelques vieux albums photos, au mieux quelques films en 16 mm, et en dernier ressort quelques mots grav\u00e9s sur une pierre, notre m\u00e9moire migrerait vers des supports \u00e9clat\u00e9s. <\/p>\n\n\n\n

Au mieux, nous la partagerions avec nos proches, auxquels nous aurions confi\u00e9 quelques codes secrets, quelques mots de passe, afin qu\u2019ils acc\u00e8dent aux serveurs que nous prenons pour d\u00e9positaires. Au pire, quand par malheur les serveurs ou les r\u00e9seaux ou mille et un autre al\u00e9as de la technique font d\u00e9faut, elle nous serait confisqu\u00e9e. Les cha\u00eenes bris\u00e9es de chiffres, les greniers num\u00e9riques \u00e9ventr\u00e9s ne laissent aucun vestige. Au pire encore, elle se lasserait vite de retenir ce qu\u2019elle sait l\u2019attendre, l\u00e0-bas, bien au chaud, grav\u00e9 dans un marbre num\u00e9rique plein de trous et de bosses, elle s\u2019affaiblirait. <\/p>\n\n\n\n

Cette m\u00e9moire, qui a d\u00fb c\u00e9der son nom \u00e0 d\u2019autres, qui est constamment menac\u00e9e de perdre ses r\u00e9f\u00e9rents \u2013 quitte \u00e0 remplacer cette photo de mon s\u00e9jour aux Maldives, perdue dans le Triangle des Bermudes par telle autre, trouv\u00e9e sur une r\u00e9clame pour un s\u00e9jour \u00e0 Tahiti, quitte \u00e0 inventer des familles d\u2019emprunt, grand-m\u00e8re et grand-p\u00e8re id\u00e9aux, enfants comme des poupons de cellulo\u00efd, chiens et chats repeign\u00e9s \u00e0 la palette graphique \u2013 devient pourtant universelle, omnisciente, ubiquiste. <\/p>\n\n\n\n

Fragilis\u00e9e d\u2019un c\u00f4t\u00e9, mille fois amplifi\u00e9e de l\u2019autre. En un clic, Google me donne tous les prolongements auxquels je n\u2019aurais eu acc\u00e8s qu\u2019avec de fastidieux efforts, et auxquels j\u2019aurais tr\u00e8s vite renonc\u00e9s. En quelques tours de souris, je pointe le doigt sur ce mot qui m\u2019\u00e9chappait, sur cette citation que je ne soup\u00e7onnais m\u00eame pas. R\u00eave d\u2019un homme cybern\u00e9tique multipli\u00e9, augment\u00e9, \u00e9tal\u00e9. Un homme connect\u00e9 sur toutes les m\u00e9moires de la terre. Un homme qui parvient \u00e0 confondre m\u00e9moire et savoir. <\/p>\n\n\n\n

Cette m\u00e9moire, enfin, qui quand on la mettait au pluriel devenait \u00ab Les M\u00e9moires \u00bb – trace \u00e9crite, carnet de bord – elle pourrait trouver sa place de fa\u00e7on volontaire sur le r\u00e9seau. <\/p>\n\n\n\n

Elle pourrait braver le moloch informatique. <\/p>\n\n\n\n

Elle pourrait, comme jetant son gant en d\u00e9fi aux m\u00e9moires informatiques, aller y abonder de fa\u00e7on d\u00e9cid\u00e9e, provocatrice, mimant le dernier moment jusqu\u2019o\u00f9 elle se construit.<\/p>\n\n\n\n

Chacun tissant sa toile sur la toile, disposant des liens que seul relierait le fil d\u2019une vie, organisant une pr\u00e9sence dispers\u00e9e, \u00e9nigmatique, \u00e0 laquelle chaque strate de notre histoire aurait acc\u00e8s, selon sa d\u00e9position. <\/p>\n\n\n\n

Cette m\u00e9moire intime, qui est m\u00e9moire vivante, toujours en mouvement, elle pourrait se confondre par anticipation, geste orphique, avec la m\u00e9moire, in memoriam, que nous gardons de nos morts. <\/p>\n\n\n\n

M\u00e9moire que nous construirions nous-m\u00eames, par accumulation de traces, et que d\u2019autres continueraient, en les compl\u00e9tant, les amendant, les d\u00e9truisant au besoin.<\/p>\n\n\n\n

Cette m\u00e9moire num\u00e9rique de nous-m\u00eames, qui ne serait plus sur un seul disque dur, mais dispers\u00e9e jusqu\u2019au point d\u2019effacement, manipulable par d\u2019autres, qui y ajouteraient la leur, rejoindrait le in aeternam. Partie de nous, elle se fondrait dans l\u2019universel, au risque de l\u2019intangible, l\u2019acceptant, le d\u00e9passant par la dilution. <\/p>\n\n\n\n

Le liber memorialis<\/em>, ce carnet de notes, carnet du n\u00f4tre, carnet de nous incarn\u00e9, nous le retrouvons ici. <\/p>\n\n\n\n

Carnet de notes cybern\u00e9tique, qui gardera notre m\u00e9moire, mais qui la gardera vivante, c\u2019est \u00e0 dire imparfaite, perfectible.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

Mn\u00e9mosyne, d\u00e9esse, f\u00e9cond\u00e9e par Jupiter, engendra toutes les Muses. La M\u00e9moire, m\u00e8re de tous les arts.  Liber memorialis, livre de notes. La m\u00e9moire, note \u00e9crite que l\u2019on pose de c\u00f4t\u00e9, pour la retrouver au moment venu.  La m\u00e9moire humaine, capricieuse, myst\u00e9rieuse, capable de nous plonger dans le plus profond d\u00e9sarroi, parce que nous tenions pour … Continued<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":0,"comment_status":"open","ping_status":"open","sticky":false,"template":"","format":"standard","meta":{"footnotes":""},"categories":[37],"tags":[222],"acf":[],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/3599"}],"collection":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts"}],"about":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/types\/post"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/comments?post=3599"}],"version-history":[{"count":3,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/3599\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":3603,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/3599\/revisions\/3603"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/media?parent=3599"}],"wp:term":[{"taxonomy":"category","embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/categories?post=3599"},{"taxonomy":"post_tag","embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/tags?post=3599"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}