{"id":3797,"date":"2002-04-01T18:37:58","date_gmt":"2002-04-01T18:37:58","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=3797"},"modified":"2023-02-21T18:38:07","modified_gmt":"2023-02-21T18:38:07","slug":"avril-2002-le-travail-de-la-forme","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/avril-2002-le-travail-de-la-forme\/","title":{"rendered":"Avril 2002 – Le Travail de la Forme"},"content":{"rendered":"\n
C’est en relisant pour la centi\u00e8me fois la correspondance de Gustave Flaubert que j’ai eu envie d’\u00e9crire ce d\u00e9veloppement sur le Travail de la Forme. Comme il \u00e9voque son travail sur le style, qui atteint des dimensions quasiment h\u00e9ro\u00efques – et dont les enjeux sont tout \u00e0 la fois moraux, et esth\u00e9tiques – pourrait-on parler maintenant du \u00ab Travail de la Forme \u00bb. Avec la m\u00eame exigence que lui, pourrions-nous r\u00e9fl\u00e9chir, avant toute question de contenu, sur la notion de \u00ab formes litt\u00e9raires \u00bb : leur \u00e9mergence, leurs conditions techniques d’existence, leur cycle de vie, et enfin quelles influences nous pouvons avoir sur elles. Ainsi de la forme reine depuis \u00e0 peu pr\u00e8s deux si\u00e8cles : le roman imprim\u00e9 sous forme de livre. Quelles mutations peut-il encore conna\u00eetre ? Apr\u00e8s Dos Passos, Faulkner, le nouveau roman, etc. Comment aller plus loin sans perdre tout pouvoir d’\u00e9vocation ? Comment am\u00e9liorer cette forme\/objet techniquement parfaite ? <\/p>\n\n\n\n
Le roman sous forme de livre a \u00e9t\u00e9 rendu possible par l’invention de l’imprimerie. Il a permis que la lecture devienne tout \u00e0 la fois un acte intime, et tr\u00e8s largement partag\u00e9. Il a accompagn\u00e9 l’\u00e9mergence de la notion d’individu se revendiquant libre de pens\u00e9e et d’action. Son apog\u00e9e se situe vers le milieu du XIX\u00b0 si\u00e8cle. Si le XX\u00b0 l’a beaucoup remis en question, nous lisons toujours des romans. Le genre est bien vivant. Il a une r\u00e9alit\u00e9 \u00e9conomique impossible \u00e0 contourner. Toutefois, on peut se demander si en ce d\u00e9but du XXI\u00b0 si\u00e8cle, il ne nous permet pas uniquement de d\u00e9couvrir des individualit\u00e9s attachantes, voire des styles originaux, et s’il n’est pas arriv\u00e9 au terme de son \u00e9volution en tant que forme litt\u00e9raire et en tant qu’objet manufactur\u00e9. On pourra toujours rajouter un peu plus d’intimisme, ou au contraire faire rentrer le tumulte du monde \u00e0 l’int\u00e9rieur des pages, ou le d\u00e9construire\/reconstruire autant qu’on le voudra. Ce sera toujours un roman. Un ensemble de feuilles imprim\u00e9es et reli\u00e9es qui forment un objet techniquement parfait… mais fig\u00e9.<\/p>\n\n\n\n
Il ne s’agit pas de faire l’\u00e9ternel constat de la \u00ab\u00a0mort du roman\u00a0\u00bb. Les formes se soucient assez peu des opinions. Elles se d\u00e9veloppent d’elles-m\u00eames, \u00e0 un rythme qui leur est propre. Peut-\u00eatre peut-on remarquer que le travail de sape entrepris par le XX\u00b0 si\u00e8cle \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 son terme. Aujourd’hui seulement, parce qu’une alternative peut \u00eatre envisag\u00e9e, on commence d’observer le moyen de sortir de cette dialectique. Une possibilit\u00e9 nous est donn\u00e9e de passer outre la perfection de la forme \u00a0\u00bb roman-livre \u00ab\u00a0, tout en conservant ce qui en fait le prix, c’est-\u00e0-dire ce dialogue complexe avec un auteur, \u00e0 l’int\u00e9rieur d’une fiction donn\u00e9e \u00e0 lire, sur un support qui soit l’expression technique parfaite de son \u00e9poque. C’est ce que la r\u00e9volution du num\u00e9rique va nous permettre. <\/p>\n\n\n\n
Depuis le d\u00e9but des ann\u00e9es 80, notre paysage familier s’est rempli d’\u00e9crans d’ordinateur, qui se sont ajout\u00e9s \u00e0 ceux de t\u00e9l\u00e9vision. C’est un constat simple. Autre constat : l’image est le mode d’expression privil\u00e9gi\u00e9 de notre \u00e9poque. Sur ces \u00e9crans envahissants, qui v\u00e9hiculent autant l’information que le divertissement et de plus en plus les contenus artistiques, l’image est omnipr\u00e9sente. Ce sont des donn\u00e9es impossibles \u00e0 \u00e9vacuer. Le texte, sur ces \u00e9crans, trouve un nouveau support de lecture. Alors que dans les si\u00e8cles pr\u00e9c\u00e9dents les contenus n’\u00e9taient accessibles que sur papier ou toile ou parchemin – une surface plane bidimensionnelle – et que le paysage intellectuel – au sens propre – que les clercs avaient devant eux \u00e9tait fait de livres, nous avons \u00e0 pr\u00e9sent le choix. <\/p>\n\n\n\n
Nous pouvons stocker les informations de fa\u00e7on num\u00e9rique et les lire sur un \u00e9cran. Si l’on consid\u00e8re que la forme romanesque – autant du point de vue de l’objet que du contenu – collait au plus pr\u00e8s d’une \u00e9poque et en exprimait \u00e0 la fois le potentiel technologique et le questionnement – ou tout simplement le \u00a0\u00bb bruit \u00ab\u00a0– la question est : comment, \u00e0 l’\u00e8re du num\u00e9rique, ce travail va-t-il se faire. Ni le cin\u00e9ma ni la t\u00e9l\u00e9vision ne vont assumer ce r\u00f4le. Ils ne rempliraient pas cette fonction du roman-livre, qui est de permettre \u00e0 l’individu seul, ou \u00e0 un petit groupe, d’entamer un \u00e9change avec le monde, par la lecture. Il faut situer cette r\u00e9flexion dans le champ litt\u00e9raire. Nous sommes une civilisation du Livre. Ce que nous faisons par la lecture, cette lente maturation des id\u00e9es qui a besoin de calme, de concentration, ne pourrait se faire autrement que dans le rapport avec les mots lus. Tout livre est id\u00e9alement une confrontation avec le Livre. <\/p>\n\n\n\n
Sur un \u00e9cran d’ordinateur, sur un livre \u00e9lectronique, nous pouvons lire un contenu compos\u00e9 de mots, de phrases. Sur l’\u00e9cran, qui est devenu le support majeur de notre \u00e9poque, tant pour v\u00e9hiculer l’information que pour nous distraire, nous avons la possibilit\u00e9 d’entamer ce dialogue avec le monde dans un face \u00e0 face avec les mots. Nous pourrions presque remplacer support pour support, le livre par l’\u00e9cran. Pourtant, il ne peut pas nous \u00e9chapper que le support conditionne en partie le contenu. Les grecs anciens, par exemple, produisaient assez peu d’\u0153uvres intimistes. Ils \u00e9taient bien davantage vers\u00e9s dans le th\u00e9\u00e2tre – le texte port\u00e9 par la voix – ou le dialogue philosophique – par lequel le ma\u00eetre instruisait son \u00e9l\u00e8ve. Ils n’avaient pas \u00e0 leur disposition nos si pratiques ouvrages imprim\u00e9s et reli\u00e9s. Leur contact avec la pens\u00e9e, la po\u00e9sie, le texte, demandait une m\u00e9diation suppl\u00e9mentaire, dont nous avons pu nous passer gr\u00e2ce \u00e0 Gutemberg.<\/p>\n\n\n\n
De m\u00eame aujourd’hui, si nous devions lire uniquement sur un \u00e9cran, la fatigue nous assommerait vite ! Remplacer un support par un autre ne pourra se faire sans une mutation du contenu. Il y a l\u00e0 une rupture n\u00e9cessaire, sans laquelle la Forme ne ferait que changer maladroitement d’habits. Ce que nous appelons Travail de la Forme, c’est tout autant une r\u00e9flexion et une action conscientes sur les formes litt\u00e9raires que la fa\u00e7on dont elles-m\u00eames, perm\u00e9ables au monde qui les entoure, op\u00e8rent des mutations. La technique ne nous dirige certes pas, mais que nous le voulions ou non elle change nos modes de vie, et les fa\u00e7ons dont nous appr\u00e9hendons le monde. Que nous puissions lire \u00e0 pr\u00e9sent des \u0153uvres sur un \u00e9cran d’ordinateur est d\u00e9j\u00e0 un acte important. A la surface immobile du support-papier nous substituons une surface dynamique, sur laquelle nous pouvons agir. Au rapport frontal avec le contenu d\u00e9finitif d’un livre, nous substituons une connivence avec des flux de contenu. S’il ne s’agissait que de cela – et ce serait d\u00e9j\u00e0 beaucoup – nous pourrions toujours nous crisper sur la sup\u00e9riorit\u00e9 du traditionnel bon vieux bouquin, et nous n’aurions pas tout \u00e0 fait tort. Par bien des c\u00f4t\u00e9s, une rupture dans l’acte de lire est intervenue. Sur un \u00e9cran d’ordinateur, sur un livre \u00e9lectronique, bien d’autres objets que du texte brut nous sont propos\u00e9s. Bien d’autres actions nous sont d\u00e9sormais possibles. Des images, tout d’abord, ont fait leur apparition. Qu’elles soient associ\u00e9es \u00e0 du texte n’est pas une nouveaut\u00e9. Pourtant, alors que dans le livre traditionnel les images sont utilis\u00e9es comme illustration, elles vont acqu\u00e9rir sur l’\u00e9cran un statut tout \u00e0 fait nouveau, puisque d’une certaine fa\u00e7on, elles sont chez elles! Au m\u00eame titre que le texte, elles vont porter le sens visible, si bien que le lecteur se transformera en spectateur. Ce qu’il verra et ce qu’il lira, il devra les examiner d’un seul regard. <\/p>\n\n\n\n
Peu \u00e0 peu il \u00e9liminera cette discrimination entre lisible et visible. Pour l’\u00e9crivain, la mutation commencera d\u00e8s l’\u00e9cole, puisque en m\u00eame temps qu’il fera ses humanit\u00e9s, il devra apprendre le maniement des logiciels de cr\u00e9ation graphique. Ainsi pourra-t-il explorer toutes les variations possibles dans les rapports entre \u00e9criture et ic\u00f4ne. Depuis l’image pl\u00e9onastique, qui ne fera que redire ce que le texte \u00e9nonce d\u00e9j\u00e0, jusqu’\u00e0 l’image totalement hors-sujet, qui semblera d\u00e9laisser le r\u00e9cit, la palette est assez large. Nous sommes tellement habitu\u00e9s \u00e0 d\u00e9crypter les images, \u00e0 en saisir toute la profondeur r\u00e9f\u00e9rentielle, que nous n’aurons aucun mal \u00e0 jongler avec tous les niveaux de sens possibles ! Ainsi le registre d’expression de l’\u00e9crivain se sera \u00e9largi. Devenu manipulateur d’images, il devra jongler avec de nouveaux outils, se soucier tout autant d’\u00e9tymologie que de la profondeur historique des ic\u00f4nes, composer avec ces syst\u00e8mes complexes que sont les ordinateurs. Il devra aussi prendre en compte les effets de permutation entre langage \u00e9crit et symbolique – quand par exemple les divers pictogrammes de notre environnement ne sont plus vraiment lus ni vus mais tout \u00e0 la fois l’un et l’autre. Bient\u00f4t, il voudra d\u00e9tourner les codes, cr\u00e9er de nouvelles figures de style, si bien que l’on ne saura plus comment appeler le scripteur; comment hi\u00e9rarchiser image et mot; comment organiser une nouvelle stylistique. Tr\u00e8s vite, il ne saura plus, dans la fatigue de son travail, au bout de longues heures pass\u00e9es sur son \u00e9cran, s’il utilise encore des mots ou des mots-images. Parfois m\u00eame il atteindra une synth\u00e8se de l’image et du langage, comme dans les premiers syst\u00e8mes d’\u00e9criture. S’emparant des outils de cr\u00e9ation les plus modernes, il \u00e9crira comme dans l’\u00c9gypte ancienne avec des hi\u00e9roglyphes. <\/p>\n\n\n\n
Utilisant des images anim\u00e9es, l’\u00e9crivain pourra faire entrer dans sa page-\u00e9cran la variable temporelle. Il \u00e9crira non plus en deux dimensions,.. mais en quatre. Le son \u00e9galement entrera en litt\u00e9rature, tant\u00f4t d\u00e9doublant le texte, l’accompagnant, tant\u00f4t le contrariant. Voix donnant une r\u00e9plique, pour animer un dialogue, murmures ber\u00e7ant le lecteur-auditeur-navigateur, chants s’\u00e9chappant du livre, comme des sir\u00e8nes l’aspirant tout au fond de l’\u00e9cran, intervention du narrateur, qui parfois lira son texte, et viendra contrarier, infl\u00e9chir le rapport entre l’auteur et le lecteur. Quoi de plus d\u00e9rangeant que de confronter la voix du narrateur, que tout lecteur finit par entendre, au fil des heures pass\u00e9es en sa compagnie, avec la voix de l’auteur, que l’on n’imaginait pas telle. Les effets de d\u00e9stabilisation seront certainement r\u00e9jouissants. Voil\u00e0 quelques \u00e9l\u00e9ments de changement. <\/p>\n\n\n\n
Si le livre num\u00e9rique devait en rester l\u00e0, il serait tout au plus une mise en image et en son du livre imprim\u00e9 : un travail d’adaptation, qui n’aurait qu’un int\u00e9r\u00eat anecdotique et resterait comme ces cul-de-sac de l’\u00e9volution, o\u00f9 des esp\u00e8ces se trompant de voie finissent par dispara\u00eetre. Ce Travail de la Forme que nous voyons \u00e0 l’\u0153uvre ne s’accomplira pas sans interactivit\u00e9 et mise en r\u00e9seau. Alors qu’un livre est un objet statique, dont l’ordre de succession des pages est immuable, le support num\u00e9rique autorise au contraire bien des manipulations. D\u00e8s aujourd’hui, et demain encore davantage.<\/p>\n\n\n\n