{"id":3870,"date":"2001-10-01T19:55:12","date_gmt":"2001-10-01T19:55:12","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=3870"},"modified":"2023-02-21T19:55:29","modified_gmt":"2023-02-21T19:55:29","slug":"octobre-2001-quelle-esthetique-pour-les-arts-numeriques-reflexions-sur-les-origines-scientifiques-et-le-sens-esthetique-des-arts-numeriques","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/octobre-2001-quelle-esthetique-pour-les-arts-numeriques-reflexions-sur-les-origines-scientifiques-et-le-sens-esthetique-des-arts-numeriques\/","title":{"rendered":"Octobre 2001 – Quelle esth\u00e9tique pour les arts num\u00e9riques\u00a0? R\u00e9flexions sur les origines scientifiques et le sens esth\u00e9tique des arts num\u00e9riques"},"content":{"rendered":"\n
1.1. Diversit\u00e9 des moyens d\u2019expression en cr\u00e9ation \u00ab\u00a0num\u00e9rique\u00a0\u00bb<\/strong><\/p>\n\n\n\n Les arts num\u00e9riques ont leurs festivals internationaux, leurs lieux d\u2019exposition, ils se vendent, on organise des colloques et l\u2019on \u00e9crit des livres \u00e0 leur sujet, diverses revues d\u2019art informatique leur sont \u00e9galement consacr\u00e9es, ainsi que des magazines \u00e9lectroniques sur Internet. \u00c9voquons par exemple, pour sa grande exigence culturelle, l\u2019OLATS\u00a0ou Observatoire Leonardo des Arts et des Techno-Sciences, site Internet\u00a0http:\/\/www.olats.org\/OLATS, qui s\u2019inscrit depuis plus de trente ans dans \u00ab\u00a0l\u2019Univers Leonardo\u00a0\u00bb (revues \u00e9lectroniques et papier, publications, colloques, sur les rapprochements des arts contemporains et des technosciences, MIT Press). De tr\u00e8s nombreux sites Internet explorent \u00e9galement l\u2019univers des arts num\u00e9riques. Des manifestations comme le Siggraph, ISEA (International Symposium on Electronic Art, fond\u00e9 en 1990), le festival Imagina ou bien d\u2019autres manifestations un peu moins prestigieuses partout dans le monde, t\u00e9moignent de la vitalit\u00e9 cr\u00e9atrice de ces arts et de l\u2019engouement qu\u2019on leur t\u00e9moigne. Et m\u00eame des mus\u00e9es ou centres exp\u00e9rimentaux d\u2019art num\u00e9rique mettent en valeur les technosciences \u00e0 finalit\u00e9 artistique (par exemple le ZKM, centre exp\u00e9rimental consacr\u00e9 aux arts n\u00e9s des nouveaux m\u00e9dia et de l\u2019informatique, \u00e0 Karlsruhe en Allemagne). Les arts num\u00e9riques constituent donc un formidable champ d\u2019exploration artistique franchement reconnu, culturellement et institutionnellement, depuis plus de vingt ans.<\/p>\n\n\n\n Cependant, l\u2019esth\u00e9tique qui les anime reste en l\u2019\u00e9tat de discussion ouverte, et pose de nombreux probl\u00e8mes li\u00e9s \u00e0 la signification des arts de l\u2019\u00e9poque contemporaine dans leur ensemble. La premi\u00e8re difficult\u00e9 pour d\u00e9finir une esth\u00e9tique des arts num\u00e9riques r\u00e9side dans la diversit\u00e9 de ce que recouvre cette appellation \u00ab arts num\u00e9riques \u00bb : images num\u00e9riques d\u2019ordinateur, fixes ou anim\u00e9s, cin\u00e9ma num\u00e9rique et installations multim\u00e9dias, associant le son, l\u2019image et parfois le texte, po\u00e9sie \u00e9lectronique et roman interactif, musique \u00e9lectronique et \u00e9lectroacoustique, combin\u00e9e \u00e0 des projections vid\u00e9o-num\u00e9riques, sculpture assist\u00e9e par ordinateur dans des mat\u00e9riaux chimiques polym\u00e9ris\u00e9s (st\u00e9r\u00e9olithographie num\u00e9rique), ou toute combinaison hybride de techniques d\u2019expression traditionnelles : la photographie argentique ou m\u00eame le dessin et les arts graphiques artisanaux, par exemple, avec des m\u00e9thodes de cr\u00e9ation num\u00e9rique (ainsi, la num\u00e9risation de photographies classiques au moyens de num\u00e9riseurs, servant de base \u00e0 une impression sur papier ou mat\u00e9riau photosensible). L\u2019infographie proprement dite n\u2019est qu\u2019un des aspects, certes majeur, de la cr\u00e9ation num\u00e9rique, dont les vari\u00e9t\u00e9s sont tr\u00e8s ouvertes.<\/p>\n\n\n\n En outre, les arts num\u00e9riques peuvent exister sous la forme de m\u00e9moires ferm\u00e9es, \u00ab hors ligne \u00bb (\u00ab off line \u00bb), sous forme de (c\u00e9d\u00e9roms) Cd-Roms, DVD-Rom, bandes \u00e9lectromagn\u00e9tiques, disquettes ou disques num\u00e9riques, ou bien sous la forme de m\u00e9moires ouvertes, \u00ab en ligne \u00bb (\u00ab on-line \u00bb) sur Internet et tout r\u00e9seau d\u2019\u00e9change d\u2019information. Dans le premier cas la modification de l\u2019information artistique n\u2019est g\u00e9n\u00e9ralement pas possible ou limit\u00e9e (images fixes de palettes infographiques ou images fractales sur lesquelles peut intervenir le spectateur-op\u00e9rateur au moyen de programmes de calcul); dans le second cas, au contraire, une certaine forme d\u2019interactivit\u00e9 est souvent pr\u00e9vue par le concepteur (po\u00e9sie num\u00e9rique en hypertexte ; \u0153uvres multim\u00e9dia du Web art, par exemple). En outre, les arts num\u00e9riques peuvent faire appel ou non au concept d\u2019interactivit\u00e9 avec le spectateur, lequel devient agissant au sein de certains dispositifs vid\u00e9o-num\u00e9riques et en modifie ainsi librement la configuration (par exemple, en France, les installations vid\u00e9o-num\u00e9riques fractalistes de Miguel Chevalier ; ou la po\u00e9sie interactive multim\u00e9dia du Web art, de Philippe Castellin ; etc.).<\/p>\n\n\n\n En fait, les arts num\u00e9riques recouvrent une v\u00e9ritable esth\u00e9tique de l\u2019hybridation des moyens technologiques. Il n\u2019est pas vraiment possible de faire une classification compl\u00e8tement tranch\u00e9e entre les m\u00e9thodes vari\u00e9es de la cr\u00e9ation dite \u00ab num\u00e9rique \u00bb, leur seul d\u00e9nominateur \u00e9tant l\u2019intervention, \u00e0 un moment ou l\u2019autre de la cha\u00eene de la cr\u00e9ation artistique ou bien au contraire en totalit\u00e9 (image de synth\u00e8se tridimensionnelle par exemple), d\u2019un moyen de digitalisation des donn\u00e9es iconiques ou sonores, en deux ou trois dimensions. On peut \u00e0 cet \u00e9gard distinguer:<\/p>\n\n\n\n 1.2. Rappels sur l\u2019esth\u00e9tique informationnelle des ann\u00e9es 1970 \u2013 Abraham Moles<\/strong><\/p>\n\n\n\n C\u2019est dans les ann\u00e9es 1960-1970 que les artistes infographistes ont explor\u00e9 de mani\u00e8re approfondie des pistes cr\u00e9atives int\u00e9ressantes qui ont permis de d\u00e9velopper la recherche en esth\u00e9tique informationnelle. En (\u00e9tant) psychosociologue, mais aussi ing\u00e9nieur, physicien et philosophe des arts num\u00e9riques, Abraham Moles (1920-1992) avait jet\u00e9 les bases d\u2019une esth\u00e9tique de l\u2019information, dont les concr\u00e9tisations \u00e9taient alors celles rendues possibles par l\u2019infographie, la musique \u00e9lectronique et \u00e9lectro-acoustique, et aussi la litt\u00e9rature \u00ab potentielle \u00bb, dont l\u2019Oulipo fut le repr\u00e9sentant majeur (rappelons que Raymond Queneau et Georges P\u00e9rec en firent partie, mais \u00e9galement Abraham Moles). Les travaux graphiques \u00e0 l\u2019ordinateur de V\u00e9ra Molnar, Manfred Mohr ou, entre autres, Herbert W. Franke et Victor Vasarely, ont mis l\u2019accent sur la cr\u00e9ativit\u00e9 possible et la valeur esth\u00e9tique des travaux artistiques faits par le truchement des machines \u00e0 calculer de l\u2019\u00e9poque (synth\u00e9tiseurs de sons ; tablettes graphiques ; stations de calcul informatique de l\u2019image et du son, mais aussi des textes litt\u00e9raires ou \u00e0 pr\u00e9tention litt\u00e9raire).<\/p>\n\n\n\n Le grand classique d\u2019Abraham Moles, Art et ordinateur<\/em>, eut une premi\u00e8re \u00e9dition en 1971, puis fut republi\u00e9, augment\u00e9 et remani\u00e9, en 1990 (\u00e9ditions Blusson, Paris). Ce livre fut un succ\u00e8s de librairie, car il \u00e9tablissait la premi\u00e8re th\u00e9orie coh\u00e9rente des arts num\u00e9riques. Son argument philosophique principal r\u00e9sidait dans l\u2019id\u00e9e d\u2019une esth\u00e9tique sp\u00e9cifique aux arts num\u00e9riques, mais une esth\u00e9tique ind\u00e9pendante des crit\u00e8res de transcendance qui caract\u00e9risaient jusqu\u2019alors l\u2019\u0153uvre d\u2019art. Il s\u2019agit de l\u2019esth\u00e9tique informationnelle, fond\u00e9e sur la th\u00e9orie math\u00e9matique de la transmission des messages dans le cadre socioculturel. Cet ouvrage fut pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 d\u2019un livre non moins c\u00e9l\u00e8bre et important dans l\u2019histoire de la th\u00e9orie de l\u2019esth\u00e9tique informationnelle : Th\u00e9orie de l\u2019information et perception esth\u00e9tique<\/em> (1\u00e8 \u00e9dition fran\u00e7aise 1958 ; seconde \u00e9dition int\u00e9gralement remani\u00e9e, 1971). Art et ordinateur<\/em> se situe dans l\u2019exacte ligne intellectuelle du livre fondateur de 1971.<\/p>\n\n\n\n L\u2019art \u00e0 l\u2019ordinateur, selon l\u2019expression favorite de l\u2019\u00e9poque des ann\u00e9es 1970, \u00e9tait un art combinatoire<\/strong>, \u00e0 valeur autant ludique qu\u2019exp\u00e9rimentale. Abraham Moles rappelle d\u2019ailleurs dans\u00a0Art et ordinateur<\/em>, que c\u2019est le traitement d\u2019images scientifiques (images g\u00e9ographiques, m\u00e9dicales, techniques, industrielles, climatologiques, etc.) qui fut \u00e0 l\u2019origine de ces exp\u00e9rimentations informatiques \u00e0 finalit\u00e9 artistique, car le calcul d\u2019images y est essentiel pour la recherche scientifique et ses applications techniques. Les premiers artistes d\u2019art informatique furent d\u2019ailleurs des chercheurs ou ing\u00e9nieurs sp\u00e9cialis\u00e9s dans le domaine des sciences du traitement de l\u2019image et du son. Les images de synth\u00e8se conserveront toujours cet aspect d\u2019images scientifiques, entre autres raisons, parce qu\u2019elles permettent d\u2019effectuer des simulations de ph\u00e9nom\u00e8nes physiques, en vue de r\u00e9aliser des objets industriels ou de pr\u00e9voir le comportement de syst\u00e8mes dynamiques physico-chimiques naturels.<\/p>\n\n\n\n Ce qui explique que l\u2019art num\u00e9rique ait conserv\u00e9, quant au jugement de valeur que l\u2019on porte encore en partie sur lui, le poids de la technicit\u00e9 qui lui est inh\u00e9rente et qui, d\u2019ailleurs, constitue une sorte de handicap pour l\u2019\u00e9mergence d\u2019une esth\u00e9tique valorisante des arts num\u00e9riques. Abraham Moles insistait sur la part pr\u00e9dominante d\u2019instrumentalisation scientifique que ces arts recelaient d\u00e8s leur origine, \u00e0 travers la num\u00e9risation des images de la technique et de la science. Il en r\u00e9sultait pour lui, dans l\u2019ordre et la ligne de cette logique technoscientifique originelle, que l\u2019esth\u00e9ticien moderne devait endosser le r\u00f4le de \u00ab praticien des sensations \u00bb. En somme, une sorte d\u2019ing\u00e9nieur physicien du plaisir ou de l\u2019agr\u00e9ment esth\u00e9tique \u00e0 usage des masses, qui met en \u0153uvre rationnellement un savoir th\u00e9orique ayant une application technique et des retomb\u00e9es psychologiques. L\u2019esth\u00e9tique est, dans cette optique, un \u00ab art \u00bb (au sens premier de la t\u00e9kn\u00ea<\/em> grecque antique : un savoir appliqu\u00e9, ayant des retomb\u00e9es pratiques) des effets psychosensoriels produits \u00e0 destination d\u2019une communaut\u00e9 socioculturelle susceptible de les recevoir et de les valoriser institutionnellement au sein de structures de communication (mus\u00e9es et centres d\u2019art exp\u00e9rimental, installations en lieux publics, galeries priv\u00e9es et publiques, environnements de vie quotidienne, t\u00e9l\u00e9vision, presse, radio, et depuis les ann\u00e9es 1990, les sites Web et les r\u00e9seaux informationnels).<\/p>\n\n\n\n L\u2019esth\u00e9tique informationnelle, quant \u00e0 elle, peut se r\u00e9sumer en termes de calcul combinatoire et de transmission de l\u2019information s\u00e9mantique et de l\u2019information esth\u00e9tique (distingu\u00e9es par Abraham Moles), qu\u2019il s\u2019agisse d\u2019information visuelle ou sonore (voire tactile). Elle se transmet d\u2019un auteur \u00e0 un r\u00e9cepteur qui r\u00e9agit au message en l\u2019int\u00e9grant psychiquement, selon le degr\u00e9 de complexit\u00e9 qu\u2019il v\u00e9hicule. D\u2019ailleurs, la valeur esth\u00e9tique du message (son \u00ab information esth\u00e9tique \u00bb) est comprise comme d\u00e9pendant directement du niveau de complexit\u00e9 ou de banalit\u00e9 qu\u2019il comporte pour un sujet donn\u00e9, lui-m\u00eame incorpor\u00e9 au sein d\u2019un groupe social capable ou non de recevoir le message, de le lire, de l\u2019interpr\u00e9ter et de lui reconna\u00eetre une valeur esth\u00e9tique. La fonction de communication dite \u00ab s\u00e9mantique \u00bb, selon le vocabulaire de Moles, est la r\u00e9duction du message \u00e0 sa capacit\u00e9 de transmission d\u2019information intellectuelle, fonction du degr\u00e9 important de redondance et d\u2019ordre habituel des composants du message (une certaine banalit\u00e9 dans le style de transmission). <\/p>\n\n\n\n Par diff\u00e9rence, un message ayant une valeur esth\u00e9tique, dans cette hypoth\u00e8se, ne doit \u00eatre ni trop banal (redondant et pr\u00e9visible), ni trop complexe, car il en devient incompr\u00e9hensible ou non appr\u00e9hensible. Cependant, une extr\u00eame complexit\u00e9 (en peinture, arts graphiques ou musicaux, arts num\u00e9riques multim\u00e9dias, par exemple) peut \u00eatre re\u00e7ue comme l\u2019expression d\u2019une r\u00e9elle valeur esth\u00e9tique si le contexte institutionnel et la capacit\u00e9 d\u2019int\u00e9gration mentale du sujet percevant le permettent. En d\u00e9finitive,\u00a0l\u2019esth\u00e9tique informationnelle rel\u00e8ve de ce que Moles nommait \u00ab\u00a0la cr\u00e9ativit\u00e9 variationnelle\u00a0\u00bb<\/strong>, insistant par l\u00e0 sur l\u2019aspect statistique, probabiliste et combinatoire de la cr\u00e9ation par ordinateur qui ouvre le champ in\u00e9dit des possibles en art informatique, cette ouverture \u00e9tant reli\u00e9e aux attentes r\u00e9ceptives possibles et \u00e9volutives des groupes sociaux et des structures d\u2019accueil institutionnelles de la soci\u00e9t\u00e9.<\/p>\n\n\n\n\n