{"id":4553,"date":"1998-05-01T23:59:54","date_gmt":"1998-05-01T23:59:54","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=4553"},"modified":"2023-03-14T00:00:06","modified_gmt":"2023-03-14T00:00:06","slug":"mai-1998-une-entrevue-avec-richard-barbeau","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/mai-1998-une-entrevue-avec-richard-barbeau\/","title":{"rendered":"Mai 1998 – Une entrevue avec Richard Barbeau"},"content":{"rendered":"\n
Qu’est-ce qui vous a amen\u00e9 \u00e0 d\u00e9couvrir l’univers sans \u00ab\u00a0e\u00a0\u00bb de Georges Perec?<\/strong><\/p>\n\n\n\n C’est au moment o\u00f9 j’ai lu\u00a0La vie mode d’emploi<\/em>\u00a0du m\u00eame auteur, quand j’\u00e9tais \u00e0 l’universit\u00e9. J’ai en m\u00eame temps d\u00e9couvert Italo Calvino, les\u00a0Exercices de style\u00a0<\/em>de Queneau, trois auteurs membres d’Oulipo, l’Ouvroir de litt\u00e9rature potentielle. J’ai \u00e9t\u00e9 \u00e0 ce moment tr\u00e8s fascin\u00e9 par cette litt\u00e9rature bas\u00e9e sur la contrainte puisque c’\u00e9tait la m\u00e9thode que j’avais alors tendance \u00e0 utiliser pour ma propre production en art visuel. Production d’ailleurs ax\u00e9e sur l’\u00e9criture avec, entre autres, une s\u00e9rie sur les anagrammes en utilisant des mots comme \u00ab\u00a0trace\u00a0\u00bb, \u00ab\u00a0id\u00e9al\u00a0\u00bb ou \u00ab\u00a0recul\u00a0\u00bb, d\u00e9coup\u00e9s dans des portes de maison, des capots d’auto ou portes de frigo.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Cela dit j’aime la contrainte, premi\u00e8rement comme le point de d\u00e9part qui m\u00e8ne \u00e0 l’\u00e9laboration d’un sens tout \u00e0 fait in\u00e9dit (comme en t\u00e9moigne les\u00a0Impressions d’Afrique<\/em>\u00a0de Raymond Roussel,\u00a0La vie mode d’emploi<\/em>\u00a0de Perec,\u00a0Si par une nuit d’hiver un voyageur<\/em>\u00a0d’Italo Calvino). Mais j’aime aussi la contrainte pour elle-m\u00eame, pour l’amour du syst\u00e8me ou de la limite. Sous la contrainte, on a envie d’exploser. Et faire fleurir quelque chose dans la contrainte est extr\u00eamement jouissif!\u00a0La disparition<\/em>, ce roman de pr\u00e8s de trois cent pages \u00e9crit sans la lettre e, est extr\u00eamement juteux : une explosion d’inventivit\u00e9 o\u00f9 l’on sourit \u00e0 chaque paragraphe. Cet \u00e9norme lipogramme (texte dans lequel on s’astreint \u00e0 ne pas faire figurer une ou plusieurs lettres de l’alphabet) est aussi un r\u00e9cit, un r\u00e9cit qui parle de la contrainte sans la nommer. On y raconte que quelque chose a disparu et cette chose, on ne peut l'\u00a0\u00bb\u00e9crire\u00a0\u00bb, si non en parlant, par exemple, d’un rond finissant par un trait<\/em>. C’est tellement ironique, on d\u00e9crit de la sorte la lettre e sans l’utiliser. Cette description d’un \u00e9l\u00e9ment par la n\u00e9gative, un peu comme les d\u00e9finitions de\u00a0mots crois\u00e9s, m’int\u00e9resse beaucoup ici. Cela nous am\u00e8ne \u00e0 penser qu’une r\u00e9alit\u00e9 se d\u00e9finit autant par elle-m\u00eame que par ce qui l’entoure.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Il y a une merveilleuse m\u00e9ditation sur cette question dans\u00a0La vie mode d’emploi<\/em>, quand Perec d\u00e9crit le travail d’assemblage d’un puzzle. Le\u00a0protagoniste\u00a0se fait une id\u00e9e de la pi\u00e8ce manquante en fonction de celles d\u00e9j\u00e0 assembl\u00e9es, de m\u00eame qu’il essaie d’\u00e9voquer l’image que peut lui sugg\u00e9rer une pi\u00e8ce isol\u00e9e. Dans les deux cas, nous sommes en pr\u00e9sence d’une r\u00e9alit\u00e9 ouverte et polys\u00e9mique, jusqu’au moment o\u00f9 le \u00ab\u00a0sens\u00a0\u00bb se fige dans l’\u00e9clat de l’\u00e9vidence (chapitre LXX). Peut-on faire un lien entre ce processus et celui du langage lorsqu’il est question de la lettre e qui est en fait une repr\u00e9sentation graphique du souffle de la voix, une voyelle donc qui va rencontrer un obstacle qu’est la consonne, pour qu’ensuite une explosion se produise au moment o\u00f9 sera \u00e9nonc\u00e9e la syllabe?<\/p>\n\n\n\n Qu’elles\u00a0sont les difficult\u00e9s techniques que vous avez rencontr\u00e9es pour la r\u00e9alisation du projet Perec ?<\/strong><\/p>\n\n\n\n Ce qui caract\u00e9rise la r\u00e9alisation d’un projet semblable, c’est l’absence de difficult\u00e9s techniques. Il a de plus \u00e9t\u00e9 r\u00e9alis\u00e9 avec quelques logiciels simples et peu dispendieux. Et c’est ce qu’il y a de bien avec la production d’oeuvres num\u00e9riques. L’apprentissage des outils se fait ais\u00e9ment et il suffit d’avoir acc\u00e8s \u00e0 un ordinateur. Diffuser ses oeuvres devient un jeu d’enfant : pas d’autorisation \u00e0 demander \u00e0 qui que se soit et le travail est toujours visible 24 heures sur 24, pour une p\u00e9riode ind\u00e9termin\u00e9e et accessible \u00e0 quiconque \u00e0 travers le monde. C’est comme si je pouvais transformer mon entrep\u00f4t en galerie d’art permanente. Bref, mes oeuvres sont sur un serveur Web! Les choses sont peut-\u00eatre moins simples du point de vue de la r\u00e9ception puisque, pour le spectateur, il n’y a plus les points de rep\u00e8re qui sont donn\u00e9s par le contexte toujours tr\u00e8s connot\u00e9 d’un lieu d’exposition. Mais \u00e7a c’est une autre histoire.<\/p>\n\n\n\n Tellement ais\u00e9 le num\u00e9rique… Et pourtant je continue \u00e0 produire des oeuvres r\u00e9elles. Pourquoi? Pour le plaisir de r\u00e9soudre des difficult\u00e9s techniques, pour le plaisir de d\u00e9penser de l’argent que je n’ai pas, de me salir les mains, de me blesser avec les outils et les mat\u00e9riaux, de m’intoxiquer; pour le plaisir de transporter de lourds morceaux. Je fabrique des objets surtout pour le plaisir de les entreposer apr\u00e8s quatre semaines d’exposition (quand mon tour est pass\u00e9). Je l’ai dit, j’aime les contraintes. <\/p>\n\n\n\n Comment\u00a0concevez-vous la relation entre l’interactivit\u00e9 et le langage verbal?<\/strong><\/p>\n\n\n\n En 1989 un certain Tim Berners\u00adLee a invent\u00e9 un langage de communication entre les ordinateurs qui fait que l’on peut passer d’un document \u00e0 l’autre ou d’une machine \u00e0 l’autre et ce, en cliquant sur des bouts de texte ou sur des \u00e9l\u00e9ments graphiques. Il s’agit du protocole\u00a0HTTP\u00a0(HyperText Transfer Protocol) qui va donner\u00a0naissance au Web. Pour comparer cette nouvelle technologie de communication avec les m\u00e9dias traditionnels, on parle d’un syst\u00e8me interactif, non lin\u00e9aire, non hi\u00e9rarchique. Tout \u00e7a gr\u00e2ce au syst\u00e8me de liens qui permet un mode de consultation en hypertexte que l’on d\u00e9crit par une belle m\u00e9taphore : la navigation. Quand je navigue en mode hypertexte, je me tisse une toile, je d\u00e9pose des signets ici et l\u00e0 et j’\u00e9tablis peu \u00e0 peu un r\u00e9seau de r\u00e9f\u00e9rences. La recherche de contenu peut se faire de mani\u00e8re al\u00e9atoire ou \u00e0 l’aide d’outils. Mais je me d\u00e9place toujours par t\u00e2tonnements, en feuilletant des fen\u00eatres qui en cachent des dizaines d’autres, ce qui m’oblige \u00e0 construire une image ou une vue d’ensemble de mon surf.<\/p>\n\n\n\n Cependant, la \u00ab\u00a0navigation\u00a0\u00bb n’est pas apparue avec Internet puisqu’il nous est tous d\u00e9j\u00e0 arriv\u00e9 de consulter un livre en commen\u00e7ant par le milieu, en fouillant dans la table des mati\u00e8res ou dans l’index. Mais ce qui est int\u00e9ressant dans cette fa\u00e7on de consulter des documents, c’est la relation que l’on peut faire avec une th\u00e9orie passionnante, soit la th\u00e9orie de l’asym\u00e9trie c\u00e9r\u00e9brale. Sans entrer dans le d\u00e9tail, disons que cette th\u00e9orie pr\u00e9sente les deux h\u00e9misph\u00e8res du cerveau selon leurs sp\u00e9cialit\u00e9s du point du vue des activit\u00e9s cognitives et de la perception. Le cerveau gauche est celui traite l’information segment\u00e9e et lin\u00e9aire. Il g\u00e8re donc les fonctions du langage, le calcul, la mesure du temps, la cat\u00e9gorisation, la hi\u00e9rarchisation, la discrimination, etc, toutes des activit\u00e9s reli\u00e9es au rationnel. Le c\u00f4t\u00e9 droit est celui qui per\u00e7oit de mani\u00e8re globale et intuitive, dans le sens ou il coordonne simultan\u00e9ment plusieurs fonctions ou aptitudes comme celles qui sont n\u00e9cessaires pour rouler \u00e0 bicyclette, pour attacher ses souliers, reconna\u00eetre un visage, appr\u00e9cier un tableau. C’est donc un mode de pens\u00e9e souple, imm\u00e9diat et qui fait appel \u00e0 la sensibilit\u00e9. <\/p>\n\n\n\n On voit bien o\u00f9 je veux en venir : l’interactivit\u00e9 de l’hypertexte me semble plus apparent\u00e9e au mode cognitif du cerveau droit, tandis que les m\u00e9dias traditionnels (\u00e9lectroniques et imprim\u00e9s) se rapprocheraient du mode lin\u00e9aire du cerveau gauche. <\/p>\n\n\n\n Je dirais que l’int\u00e9r\u00eat de cette hypoth\u00e8se r\u00e9side dans le fait que dans notre civilisation occidentale, on a jusqu’\u00e0 pr\u00e9sent privil\u00e9gi\u00e9 le d\u00e9veloppement de la raison et, par le fait m\u00eame, le d\u00e9veloppement d’un seul c\u00f4t\u00e9 du cerveau. Cela est d’autant plus d\u00e9plorable que ce dernier a ses limites et qu’il arrive avec grand peine \u00e0 r\u00e9aliser certaines t\u00e2ches. Comme lorsqu’il s’agit d’expliquer en mots comment on attache ses souliers, comment on se tient en \u00e9quilibre sur une bicyclette, pourquoi ce visage s\u00e9duit, pourquoi ce tableau est laid!<\/p>\n\n\n\n D’un autre… c\u00f4t\u00e9 on peut esp\u00e9rer qu’avec le Web, notre rapport au sens deviendra moins d\u00e9termin\u00e9 par la lin\u00e9arit\u00e9, la cat\u00e9gorisation, la hi\u00e9rarchisation ou la discrimination et que l’on est peut-\u00eatre en voie de se lib\u00e9rer de la compartimentation des savoirs (celle pr\u00f4n\u00e9e dans les \u00e9coles), des t\u00e2ches (au travail), des r\u00f4les (en soci\u00e9t\u00e9). Les habitu\u00e9s du Web savent que cette compartimentation y est tr\u00e8s perm\u00e9able (et l’anonymat n’y est pas pour rien, soit dit en passant). Disons simplement que gr\u00e2ce \u00e0 l’hypertexte (on parle aussi d’hyperm\u00e9dia), l’interactivit\u00e9 vient de s’implanter et cette interactivit\u00e9 risque de bouleverser certaines choses. <\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Qu’est-ce qui vous a amen\u00e9 \u00e0 d\u00e9couvrir l’univers sans \u00ab\u00a0e\u00a0\u00bb de Georges Perec? C’est au moment o\u00f9 j’ai lu\u00a0La vie mode d’emploi\u00a0du m\u00eame auteur, quand j’\u00e9tais \u00e0 l’universit\u00e9. J’ai en m\u00eame temps d\u00e9couvert Italo Calvino, les\u00a0Exercices de style\u00a0de Queneau, trois auteurs membres d’Oulipo, l’Ouvroir de litt\u00e9rature potentielle. 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