{"id":653,"date":"2018-07-01T14:48:30","date_gmt":"2018-07-01T14:48:30","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=653"},"modified":"2022-10-27T14:54:26","modified_gmt":"2022-10-27T14:54:26","slug":"juillet-2018-audifier-et-partialiser-leinfuhlung","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/juillet-2018-audifier-et-partialiser-leinfuhlung\/","title":{"rendered":"Juillet 2018 – Audifier et spatialiser l’Einf\u00fchlung"},"content":{"rendered":"\n

Dans cette seconde partie de l\u2019entretien avec Lorella Abenavoli, il sera question de son rapport aux \u00e9l\u00e9ments et aux mat\u00e9riaux, d\u2019affect et de certains choix qu\u2019elle a effectu\u00e9s dans son travail de sculpteure. Il sera aussi question des dimensions historiques et technologiques, mais aussi \u00e9cologiques, artistiques et po\u00e9tiques, qui ont renouvel\u00e9 ses conceptions de la forme, de la repr\u00e9sentation et du temps. Enfin l\u2019artiste explique le terme \u00ab so(g)nification \u00bb, n\u00e9ologisme qui lui est propre, et le met en relation avec les multiples sens de la sonification.<\/p>\n\n\n\n

Entretien avec Lorella Abenavoli (partie 2)<\/h2>\n\n\n\n

Forces telluriques et cosmiques\u2026 art sonore<\/p>\n\n\n\n

Dans la premi\u00e8re partie de cet entretien, on a \u00e9chang\u00e9 sur l\u2019\u00e9motion intense que tu as ressentie \u00e0 l\u2019\u00e9tape de la cr\u00e9ation. Nous explorerons maintenant la question de l\u2019affect. Bri\u00e8vement, l\u2019\u00e9motion est la part subjective que nous ressentons par exemple lorsque des affects d\u00e9passent notre capacit\u00e9 d\u2019absorption ou encore nous \u00e9branlent et nous font trembler, comme tu l\u2019as dit pr\u00e9c\u00e9demment. L\u2019affect, tel qu\u2019entendu ici, correspond aux forces, aux intensit\u00e9s, aux qualit\u00e9s qui circulent partout.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

\u00c0 mon avis, tant Le Souffle de la Terre<\/em> que Verticale<\/em> ou D\u00e9faut originaire<\/em> nous mettent en contact avec des forces de l\u2019existence et de la vie sur terre. Nous communiquons ainsi  avec des \u00e9l\u00e9ments fondamentaux. Consid\u00e9rant la transition climatique en cours avec l\u2019anthropoc\u00e8ne, ces \u0153uvres sonores comportent non seulement une valeur \u00e9cologique, mais aussi archivistique quant aux mutations en cours avec les innombrables cons\u00e9quences, que l\u2019on connait,  sur la faune, la flore le vivant dans son esemble, mais aussi sur la fr\u00e9quence et l\u2019intensit\u00e9 des forces g\u00e9ologiques et climatiques.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Comment te situes-tu par rapport \u00e0 tout cela? Qu\u2019est-ce que l\u2019art sonore \u00e0 l\u2019\u00e8re de l\u2019anthropoc\u00e8ne ?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Ta question comporte plusieurs dimensions tout aussi complexes les unes que les autres. Il y a un mouvement international de l\u2019art sonore, nomm\u00e9 \u00e9cologie sonore<\/em> pratiquant le field recording<\/em>, dont l\u2019\u00e9nonc\u00e9 du projet le plus complet revient \u00e0 Raymond Murray Schafer et dont les acteurs consacrent leur vie professionnelle \u00e0 l\u2019enregistrement de la sonosph\u00e8re en vue de t\u00e9moigner tout d\u2019abord de cette abondante et merveilleuse dimension \u00e9cologique, mais aussi d\u2019en constituer une archive, une m\u00e9moire pour l\u2019humanit\u00e9 ainsi que de composer des \u0153uvres \u00e0 partir de ce \u00ab mat\u00e9riel \u00bb. L\u2019\u0153uvre de Bernie Krause expos\u00e9e \u00e0 la Fondation Cartier \u00e0 l\u2019\u00e9t\u00e9 2016 ou celle de Knud Viktor pr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 la Maison du Danemark \u00e0 Paris \u00e0 l\u2019hiver 2018en t\u00e9moignent.<\/p>\n\n\n\n

Je ne pense pas m\u2019inscrire dans ce mouvement. D\u2019abord parce que je rends sonores des donn\u00e9es inaudibles. Le paysage sonore n\u2019est donc pas mon objet principal. Le son dans mon travail est un m\u00e9dium qui rend perceptibles des dimensions vibratoires du monde que notre appareillage sensoriel occidental ne per\u00e7oit pas ou peu. Par ailleurs, je n\u2019ai pas le d\u00e9sir de travailler \u00e0 conserver, sous la forme de sons fix\u00e9s, le monde qui dispara\u00eet. Cela m\u2019appara\u00eet trop morbide et douloureux. La question de la conservation est d\u2019ailleurs arriv\u00e9e tr\u00e8s t\u00f4t dans mon travail sonore et j\u2019ai vite pris le parti de ne pas enregistrer la sonification des donn\u00e9es trait\u00e9es en temps r\u00e9el, de ne pas les r\u00e9ifier. L\u2019\u0153uvre appara\u00eet et dispara\u00eet au gr\u00e9 du traitement en temps r\u00e9el des ph\u00e9nom\u00e8nes audifi\u00e9s. Peut-\u00eatre que sur le plan de la transmission, du faire-savoir et de ma vie d\u2019artiste cela est contreproductif.<\/p>\n\n\n\n

Par contre je peux affirmer que je d\u00e9sire sauver, m\u00e9taphoriquement, quelque chose en rendant sensibles et conscients le souffle et l\u2019\u00e9vanescence des choses. J\u2019ai la conviction qu\u2019une \u0153uvre capable de donner \u00e0 sentir la part sacr\u00e9e du monde est plus agissante qu\u2019une \u0153uvre qui tenterait d\u2019illustrer un discours. Parler d\u2019\u00e9cologie \u00e0 propos de l\u2019\u0153uvre de Knud Viktor par exemple me semble un enrobage pour pousser le public \u2013 et le pouvoir, le commun, les institutions \u2013 \u00e0 prendre la mesure d\u2019un travail dont les r\u00e9els enjeux sont en fait de nature po\u00e9tique. Pr\u00e9cisons que je ne s\u00e9pare pas le po\u00e9tique du politique, cependant la dimension politique du po\u00e9tique n\u2019est pas facilement instrumentalisable.<\/p>\n\n\n\n

De m\u00eame que je ne sais comment r\u00e9pondre \u00e0 des appels \u00e0 projets<\/em> qui exigent que l\u2019artiste et son \u0153uvre s\u2019inscrivent dans \u00ab des pr\u00e9occupations \u00e9cologiques \u00bb. Je fais partie du monde, il n\u2019y a pas de dichotomie entre mon travail et ma pens\u00e9e \u00e9thique et politique : les formes de mon travail tentent toujours de prendre en compte l\u2019ensemble de ces questions. Le m\u00e9dium son<\/em> et sa nature \u00e9vanescente, le traitement temps r\u00e9el qui induit dans mon art l\u2019acceptation de l\u2019\u00e9mergence de formes non ma\u00eetris\u00e9es, la saisie des tremblements et des b\u00e9gaiements des corps, de la flore, de la Terre, bref, l\u2019ensemble des d\u00e9cisions esth\u00e9tiques que je prends pour \u00e9laborer mes \u0153uvres tient compte po\u00e9tiquement de ces questions \u00e9cologiques.<\/p>\n\n\n\n

En amont de ce travail se trouve l\u2019Einf\u00fchlung<\/em> d\u00e9j\u00e0 \u00e9voqu\u00e9e dans la premi\u00e8re partie de notre discussion. Peut-\u00eatre pourrions-nous pr\u00e9ciser \u00e0 nouveau ses sources ?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Au d\u00e9but des ann\u00e9es 1990 j\u2019ai d\u00e9couvert le texte Asbtraction et Einf\u00fchlung de Whilem Worringer<\/em> qui \u00e9non\u00e7ait la notion d\u2019Einf\u00fchlung<\/em>1 <\/sup>pour d\u00e9crire le processus psychique en action dans l\u2019\u00e9laboration des \u0153uvres qui s\u2019inspirent des formes de la nature. Dans ce texte il disait \u00e0 peu pr\u00e8s ceci : lorsque les artistes pratiquent une forme de figuration naturaliste, ils exp\u00e9rimentent un d\u00e9placement de l\u2019exp\u00e9rience du sensible de leur propre corps vers et dans<\/em> le \u00ab corps \u00bb de l\u2019objet dont ils s\u2019inspirent et qu\u2019ils repr\u00e9sentent. Stefania Caliandro en 2004 parle d\u2019une d\u00e9localisation du sensible <\/em>o\u00f9 la fronti\u00e8re de la mati\u00e8re charnelle s\u2019\u00e9vanouit comme limite et devient perm\u00e9able voire inconsistante. Cela d\u00e9crit assez bien ma propre exp\u00e9rience dont je ne ma\u00eetrise pas du tout le ph\u00e9nom\u00e8ne lorsqu\u2019il advient, mais dont le mot d\u00e9signe cette attraction pour les forces de la nature ou, disons \u00e0 nouveau ici, de la phusis<\/em>2<\/sup>. Cette exp\u00e9rience \u00e9vacue toute symbolisation et ainsi toute diff\u00e9renciation entre moi et ce qui serait ext\u00e9rieur \u00e0 moi. Cette exp\u00e9rience est probablement le stade primitif de l\u2019\u00e9cologie, celui o\u00f9 j\u2019inspire le monde, je deviens monde. Toute la tension et l\u2019enjeu de la production artistique qui lui succ\u00e8de, consistent en la transformation de cette exp\u00e9rience herm\u00e9tique en une \u0153uvre partageable, c\u2019est-\u00e0-dire dont la forme s\u2019inscrit dans une culture commune.<\/p>\n\n\n\n

J\u2019entends dans le terme d\u2019affect que tu utilises, ce qui m\u2019affecte, ce que mon corps saisit et ce qui, en retour, saisit mon corps tout entier. C\u2019est ce qui se passe lors de l\u2019Einf\u00fchlung<\/em>. C\u2019est cette relation primitive ou primordiale avec les forces du monde qui nourrissent mon art et qui en ce sens incorporent inconditionnellement ce que l\u2019on nomme l\u2019\u00e9cologie.<\/p>\n\n\n\n

Plusieurs artistes en effet ne se sentent pas concern\u00e9s par certains appels \u00e0 projets qui semblent confiner l\u2019\u0153uvre d\u2019art dans un corridor trop \u00e9troit par exemple d\u2019\u00e9cologie environnementale. Par ailleurs, certaines \u0153uvres d\u2019art, qui mettent en relief un \u00e9l\u00e9ment naturel, du seul fait qu\u2019elles adviennent actuellement, semblent \u00eatre de plus en plus associ\u00e9es par le public, sp\u00e9cialiste ou amateur, \u00e0 l\u2019\u00e9cologie, en raison de la p\u00e9riode critique dans laquelle l\u2019anthropoc\u00e8ne vient de nous introduire. Toutefois la notion d\u2019\u00e9cologie reli\u00e9e \u00e0 l\u2019art est plus large. Pour Guattariqui nous mettait en garde contre les dangers d\u2019une \u00e9cologie r\u00e9duite \u00e0 la nature3<\/sup>, l\u2019\u00e9cologie est tridimensionnelle, \u00e0 la fois environnementale, sociale et individuelle. Avant lui Bateson proposait une vaste \u00e9cologie relationnelle ou esth\u00e9tique d\u2019interaction cosmique4<\/sup>.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Mais j\u2019aimerais revenir au lien tr\u00e8s int\u00e9ressant que tu fais entre le \u00ab stade primitif de l\u2019\u00e9cologie \u00bb et \u00ab cette relation primitive ou primordiale avec les forces du monde qui nourrissent ta production artistique ou comme tu dis \u00ab ton art \u00bb et qui en ce sens incorporent inconditionnellement ce que l\u2019on nomme l\u2019\u00e9cologie. \u00bb<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Justement, en termes plus concrets, ressens-tu la force, l\u2019intensit\u00e9 ou la qualit\u00e9 des \u00e9l\u00e9ments avec lesquels tu travailles ? J\u2019aimerais que tu puisses distinguer ton rapport sensible \u00e0 l\u2019eau, \u00e0 la s\u00e8ve d\u2019un arbre, aux ondes sismiques, mais aussi au pl\u00e2tre, au bitume ou aux mat\u00e9riaux sonores.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Ce qui a \u00e9t\u00e9 compliqu\u00e9 lors de mes \u00e9tudes aux Beaux-Arts alors que je faisais mes premiers pas comme artiste et comme sculpteur, ce f\u00fbt de traiter les mati\u00e8res \u2013 au d\u00e9but la pierre \u2013 comme un mat\u00e9riau, c\u2019est-\u00e0-dire comme une chose inerte \u00e0 tailler, sculpter avec une certaine force, voire une certaine violence. Or la pierre n\u2019est pas inerte. Je crois que je me suis orient\u00e9e rapidement vers des mati\u00e8res fluides et plastiques \u2013 le bitume et l\u2019eau \u2013 car m\u00eame si leur plasticit\u00e9 \u00e9tait difficile \u00e0 travailler, cela m\u2019imposait de leur donner forme avec une certaine douceur et une certaine attention \u00e0 leur \u00eatre et \u00e0 leur substance.<\/p>\n\n\n\n

\u00c0 cette \u00e9poque mati\u00e8re et \u00ab mat\u00e9riau \u00bb se confondaient. C\u2019est-\u00e0-dire que la mati\u00e8re qui inspirait mon travail devenait \u00e0 son tour le m\u00e9dium qui donnait forme \u00e0 la sculpture.<\/p>\n\n\n\n

Le travail consistait \u00e0 faire surgir ce qui appartenait en propre \u00e0 ces mati\u00e8res, \u00e0 \u00ab saisir \u00bb leur forme \u00ab propre \u00bb, tout cela dans un travail lent d\u2019observation, presque m\u00e9ditatif, dans une co\u00efncidence temporelle. \u00c9videmment il fallait concevoir et construire les dispositifs qui jouaient avec leurs \u00e9tats fluides, mais j\u2019arrivais \u00e0 choisir des mat\u00e9riaux \u00ab doux \u00bb \u2013 le bois, l\u2019acier \u2013 puis des moteurs silencieux \u2013 les pompes, les tuyaux. Par ailleurs la pratique pr\u00e9alable du dessin technique, pour \u00e9laborer les plans, me comblait. Cependant tout mat\u00e9riau mall\u00e9able n\u2019est pas doux.<\/p>\n\n\n\n

J\u2019ai travaill\u00e9 pendant une p\u00e9riode de temps avec de la r\u00e9sine, pour produire les contenants de mes sculptures d\u2019eau. C\u2019est un mat\u00e9riau tr\u00e8s agressif pour le corps et pour l\u2019environnement. Je travaillais, couverte de la t\u00eate aux pieds, avec un masque comprenant des filtres \u00e9pais et lourds. Un jour, j\u2019ai retrouv\u00e9 la colombe du voisin morte dans la cour. Elle avait bu l\u2019eau qui contenait de l\u2019agent de d\u00e9moulage. \u00c0 la suite de ce triste accident, j\u2019ai termin\u00e9 cette pi\u00e8ce afin de respecter mes engagements puis cesser l\u2019utilisation de la r\u00e9sine.<\/p>\n\n\n\n

C\u2019est \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e0 ce moment-l\u00e0 que le son s\u2019est introduit dans ma pratique, comme m\u00e9dium, comme syst\u00e8me de repr\u00e9sentation, comme mati\u00e8re \u00e9vanescente, comme l\u2019esprit des choses. Ni pollution ni destruction. Bien s\u00fbr le son demande la transformation d\u2019\u00e9nergie, la consommation d\u2019\u00e9lectricit\u00e9 et l\u2019usage de dispositifs. Mais cela me semblait un compromis mat\u00e9riel acceptable pour continuer \u00e0 faire de l\u2019art. Ma relation affective au son est diff\u00e9rente de celle que j\u2019ai aux autres mati\u00e8res ou ph\u00e9nom\u00e8nes que tu cites dans ta question.<\/p>\n\n\n\n

Comme je le disais pr\u00e9c\u00e9demment, quand j\u2019ai imagin\u00e9 entendre le flux de la s\u00e8ve, ce n\u2019est pas de la s\u00e8ve dont il s\u2019agissait, mais des arbres. Tout comme avec Le Souffle de la Terre<\/em>. L\u2019objet de mes recherches n\u2019\u00e9tait pas les ondes sismiques, mais bien la Terre. Le son quant \u00e0 lui a quelque chose d\u2019immat\u00e9riel, de c\u00e9r\u00e9bral en ce qui me concerne, de distanci\u00e9, qui me permet justement de le travailler. Comme lorsque je dessine. C\u2019est vraiment un m\u00e9dium qui me permet d\u2019oublier sa mat\u00e9rialit\u00e9 pour me concentrer sur celle des arbres, des corps, de la terre, des \u00e9nergies cosmiques\u2026<\/p>\n\n\n\n

Forme, repr\u00e9sentation et temps \u00e0 l\u2019\u00e9preuve de la sculpture \u00e9lectroacoustique<\/p>\n\n\n\n

Concernant la forme et la repr\u00e9sentation, il m\u2019a sembl\u00e9 que Verticale<\/em>, mais aussi tes \u0153uvres pr\u00e9c\u00e9dentes, bousculent ces notions classiques.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Pour une sculpteure, la forme est fondamentale. C\u2019est une des vis\u00e9es essentielles que d\u2019extraire la forme de la mati\u00e8re pour donner corps \u00e0 l\u2019\u00e9nergie, comme tu dis, Mais quand tu \u00e9voques \u00ab la morphopo\u00e9tique \u00bb et la (re)pr\u00e9sentation dans ta recherche, n\u2019est-ce pas une mani\u00e8re de revisiter ces notions pour qu\u2019elles accueillent des dimensions plus actuelles ?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Il me semble que c\u2019est \u00e0 la fois le concept de temporalit\u00e9 et les outils technologiques utilis\u00e9s qui ont fait basculer mon travail dans des questionnements actuels. Il aura ensuite fallu une th\u00e8se pour pouvoir d\u00e9crire l\u2019un des principes fondamentaux de mon travail de sculpteur en introduisant ce mot \u00ab morphopo\u00e9tique \u00bb.<\/p>\n\n\n\n

Ce travail s\u2019inscrit dans tradition de l\u2019art, h\u00e9rit\u00e9e \u00e0 certains \u00e9gards de la Renaissance mais peut-\u00eatre aussi, avec certaines formes d\u2019art rupestre, comme celles de Lascaux, <\/strong>avec lesquellesla filiation me para\u00eet encore plus ancienne. Les artistes de la Renaissance italienne th\u00e9orisent et pratiquent tout \u00e0 la fois une \u00e9tude des formes de la nature, sous l\u2019angle de la perception humaine, comme point de d\u00e9part d\u2019une construction du monde. Cette \u00e9tude passe par la pratique du dessin, et prend corps dans des \u0153uvres peintes ou sculpt\u00e9es. L\u2019\u0153uvre de L\u00e9onard de Vinci est paradigmatique \u00e0 cet \u00e9gard : \u00e9tudes de la forme des nuages, du vent, des forces cin\u00e9tiques, mais aussi celles des humains, des animaux, des structures g\u00e9ologiques, des arbres, des paysages\u2026<\/p>\n\n\n\n

Cette recherche de la compr\u00e9hension des processus morphologiques de la \u00ab nature \u00bb par la pratique a entrain\u00e9 \u00e0 son tour une remise en cause des techniques de travail : instruments, m\u00e9diums et syst\u00e8mes de repr\u00e9sentation dont le plus important, la perspective, qui met en relation des formes per\u00e7ues avec les formes construites de l\u2019\u0153uvre. La sonification, me semble-t-il, prend aujourd\u2019hui le r\u00f4le que la perspective a jou\u00e9 en son temps, effectuant ainsi une rem\u00e9diation5<\/sup>. Elle propose des syst\u00e8mes de repr\u00e9sentation qui construisent des formes sonores qui elles-m\u00eames nous donnent acc\u00e8s aux formes \u00e9nerg\u00e9tiques et temporelles qui organisent le monde. Dans la sonification, la repr\u00e9sentation est le lieu et le moment o\u00f9 l\u2019artiste d\u00e9cide d\u2019\u00e9tablir des correspondances techniques qui relient les formes objectiv\u00e9es des ph\u00e9nom\u00e8nes avec les formes sonores du m\u00e9dium son.<\/p>\n\n\n\n

En termes, \u00e0 la fois plus communs, mais aussi plus abstraits, la re\u2013<\/strong>pr\u00e9sentation est le fait de \u00ab rendre \u00bb litt\u00e9ralement \u00ab \u00e0 nouveau pr\u00e9sente \u00bb une exp\u00e9rience ancr\u00e9e dans le monde des formes.<\/p>\n\n\n\n

Quant aux formes, il n\u2019y en a pas qui ne soit temporelle. Les technologies contemporaines et le m\u00e9dium son nous donnent les moyens de rendre compte de ces mouvements perp\u00e9tuels qui fondent le monde traversant toutes les \u00e9chelles de la mati\u00e8re et de l\u2019univers. Ainsi lorsque je parle de forme, il s\u2019agit toujours de forme temporelle, dont le son performe l\u2019existence.<\/p>\n\n\n\n

La notion de morphopo\u00e9tique<\/em>, sur laquelle tu m\u2019interroges, d\u00e9signe ainsi une approche artistique de la  forme \u2013 distincte d\u2019une approche conceptuelle, rationnelle et scientifique \u2013 qui aspire \u00e0 produire tout \u00e0 la fois une connaissance en acte lors de la recherche artistique et une connaissance incarn\u00e9e au sein de l\u2019\u0153uvre. La morphopo\u00e9tique<\/em> n\u2019a pas d\u2019autre sens que de d\u00e9signer une approche de l\u2019art qui proc\u00e8de de l\u2019\u00e9tude des formes du vivant \u2013 tout ce qui est au monde est vivant \u2013 et dont le suffixe d\u00e9signe la nature de ce qui est produit par l\u2019art.<\/p>\n\n\n\n

Comment cela se pr\u00e9sente-t-il dans ton travail ?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Il me semble que ce rapport aux formes, dont je viens de parler, soit \u00e0 certains \u00e9gards assez archa\u00efque. Pourtant lorsque l\u2019art est pratiqu\u00e9 \u00e0 l\u2019aune des technologies et des connaissances contemporaines, il propose en effet des formes artistiques nouvelles. Concernant mon travail ce sont les dimensions ondulatoires, dont la plupart ne sont pas accessibles par notre appareillage sensoriel, qui sont les sources de mes captations pour devenir ensuite mati\u00e8res sonores. Dans ce dispositif, on a bien acc\u00e8s \u00e0 des formes in\u00e9dites du monde.<\/p>\n\n\n\n

Pour \u00e9largir le propos, la pratique de la sonification par les artistes, propose des formes singuli\u00e8res qu\u2019aucune autre \u00e9poque n\u2019aurait pu produire. La conjonction de l\u2019\u00e9lectricit\u00e9, du num\u00e9rique, de l\u2019\u00e9lectronique et des dispositifs audio donne acc\u00e8s aux dimensions temporelles du monde, \u00e0 la complexit\u00e9 de leur nature et de leur multidimensionnalit\u00e9. Je parle ici simplement de g\u00e9om\u00e9trie des formes temporelles que l\u2019on retrouve en m\u00e9t\u00e9orologie ou en astrophysique par exemple. Et en ce sens le m\u00e9dium son, par la pratique de la sonification, \u00e9labore de multiples syst\u00e8mes de repr\u00e9sentation exclusivement contemporains.<\/p>\n\n\n\n

Pr\u00e9cisons que parler de m\u00e9t\u00e9orologie ou de g\u00e9ophysique, oriente insidieusement le discours vers les sciences. Or si les sciences nourrissent mon imaginaire et ma connaissance, mon \u0153uvre n\u2019a cependant pas pour vocation d\u2019illustrer les th\u00e9ories du chaos ou encore la topologie math\u00e9matique. Mais l\u00e0 aussi les interrelations entre disciplines sont assez complexes et subtiles : par exemple lorsque j\u2019utilise un sismom\u00e8tre pour r\u00e9aliser une \u0153uvre sonore, j\u2019utilise bien un instrument con\u00e7u par les sciences et pour les sciences. Mon travail prend ainsi corps gr\u00e2ce \u00e0 cette instrumentation tout en la d\u00e9tournant, pourtant, de sa fonction initiale.<\/p>\n\n\n\n

Alors la production de l\u2019\u0153uvre est tendue dans un dialogue constant, une n\u00e9gociation intime, entre le projet pr\u00e9existant \u00e0 l\u2019\u0153uvre et le d\u00e9tournement des instruments utilis\u00e9s qui lui donnent forme. Cette question est tr\u00e8s vaste, je pense qu\u2019on ne fait que l\u2019effleurer ici.<\/p>\n\n\n\n

En effet ! Mais ta r\u00e9ponse nous expose des dimensions importantes et compl\u00e9mentaires qui nous m\u00e8nent \u00e0 ta qu\u00eate de sens. Tu as \u00e9cris :<\/strong><\/p>\n\n\n\n

\u00ab Cependant la spatialisation dans VERTICALE introduit une part de fiction, en m\u00ealant des sonorit\u00e9s renvoyant \u00e0 un \u00ab r\u00e9el \u00bb audifi\u00e9 au sein d\u2019une diffusion acoustique immersive et ascensionnelle. On pourrait alors parler d\u2019une so(g)nification comme d\u2019un songe sonore, \u00e0 propos de ces images auditives qui prennent racine dans une relation tactile au r\u00e9el, mais dont la mise en espace est une fiction6<\/sup>. \u00bb<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Pourrais-tu nous expliquer le terme \u00ab So(g)nification \u00bb que tu as introduit ?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Sognification<\/em> c\u2019est tout d\u2019abord un lapsus, un lapsus \u00e9crit, r\u00e9curent lors de mes premi\u00e8res recherches sur ce domaine que j\u2019ai d\u2019embl\u00e9e adopt\u00e9, car il imbriquait tout \u00e0 la fois : la sonification<\/em>, le son<\/em>, le r\u00eave<\/em> (qui se dit sogno<\/em>en italien) et la signification<\/em>. Plus tard, Jean Dubois,pr\u00e9sident de mon jury de th\u00e8se, m\u2019a convaincue de le garder et de l\u2019utiliser pour d\u00e9signer la pratique de la sonification en art.<\/p>\n\n\n\n

Une \u0153uvre reste une fiction. Il s\u2019agit d\u2019une construction qui raconte le monde. La sonification tout comme la perspective pose un cadre \u00e0 partir duquel on a acc\u00e8s \u00e0 ce que l\u2019\u0153uvre expose.<\/p>\n\n\n\n

Dans la sonification, le cadre conceptuel, affirme l\u2019\u00e9tat fluide et temporel du monde. Sa mise en \u0153uvre technique dans l\u2019audification, qui est le cadre pr\u00e9dominant de ma pratique, commence avec les capteurs, proth\u00e8ses technologiques qui augmentent mes facult\u00e9s sensorielles.<\/p>\n\n\n\n

Le corps percevant n\u2019est alors plus au centre du dispositif comme dans la perspective. Ma perception est excentr\u00e9e, gr\u00e2ce aux divers capteurs choisis selon la nature des ph\u00e9nom\u00e8nes saisis et gr\u00e2ce au transport de l\u2019information, qui ensemble forment un exo-appareillage sensoriel permettant de toucher le monde \u00e0 distance. C\u2019est ce qui se passe avec un sismom\u00e8tre situ\u00e9 en Inde, qui ausculte la Terre et dont les donn\u00e9es me sont retransmises en direct par internet via<\/em> un r\u00e9seau international de chercheurs.<\/p>\n\n\n\n

Bref, ce cadre que j\u2019\u00e9labore depuis plusieurs ann\u00e9es se situe \u00e0 la crois\u00e9e de la sonification comme discipline et comme technique, de la fiction comme r\u00e9cit et du po\u00e9tique comme essence de l\u2019\u0153uvre d\u2019art. La part du songe, fluide et volatile, renvoie \u00e0 la singularit\u00e9 du m\u00e9dium son et sa facult\u00e9 de nous projeter dans des dimensions oniriques.<\/p>\n\n\n\n

La so(g)nification avec ce \u00ab g \u00bb rassemble ainsi le syst\u00e8me de repr\u00e9sentation, le son bien s\u00fbr, ainsi que le songe et le sens.<\/p>\n\n\n\n

Que veux-tu dire par \u00ab So(g)nifier les silencieux tremblements du temps \u00bb ?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Ceci est le titre \u00e9ponyme d\u2019un article \u00e0 para\u00eetre en aval d\u2019un colloquequi a eu lieu en octobre 2017 dernier \u00e0 l\u2019Universit\u00e9 Jean Monnet de Saint-Etienne (Fr)7<\/sup> \u00e0 l\u2019invitation d\u2019Anolga Rodionoff.<\/p>\n\n\n\n

Le travail de sonification que j\u2019effectue se fait presque toujours \u00e0 partir de donn\u00e9es inaudibles, silencieuses pour nos sens, que l\u2019on peut pourtant parfois percevoir par la vue ou par le toucher ou par une approche synesth\u00e9sique pas toujours conscientis\u00e9e. Ces \u00ab donn\u00e9es \u00bb concernent, comme nous en avons parl\u00e9 pr\u00e9c\u00e9demment, les ondes \u00e9lectromagn\u00e9tiques, les ondes m\u00e9caniques, bref les mouvements qui nous donnent \u00e0 sentir le monde battre en nous et en dehors.<\/p>\n\n\n\n

Le terme de tremblement que j\u2019ai appr\u00e9ci\u00e9 dans toute son amplitude dans les lectures r\u00e9centes d\u2019Edouard Glissant, <\/strong>d\u00e9crit le monde incertain, celui qui \u00e0 la fois vibre et b\u00e9gaie, \u00e9nonce et se d\u00e9fait, o\u00f9 la force gravitationnelle, les battements d\u2019ailes d\u2019une m\u00e9sange, le murmure de la pierre et de l\u2019arbre, le souffle de la terre\u2026 fondent ensemble les forces et les formes \u00e9mouvantes qui d\u00e9plient le temps, auxquelles je souhaite donner forme dans mes \u0153uvres sonores.<\/p>\n\n\n\n

Notes<\/h2>\n\n\n\n

[1] Voir Stefania Caliandro, 2004\/3, Empathie et esth\u00e9sie : un retour aux origines esth\u00e9tiques. Revue Fran\u00e7aise de Psychanalyse. Vol. 68, p. 791-800. En ligne, accessible \u00e0 https:\/\/www.cairn.info\/revue-francaise-de-psychanalyse-2004-3-page-791.htm\/a><\/a><\/p>\n\n\n\n

[2] La notion de nature dans le contexte de l\u2019anthropoc\u00e8ne semble presque obsol\u00e8te. En revanche la notion de \u03c6\u03c5\u03c3\u03b9\u03c2, telle qu\u2019elle est envisag\u00e9e chez les pr\u00e9socratiques, englobant la nature et la physique, d\u00e9signe tout ce qui est et se meut, tout ce qui se m\u00e9tamorphose dans un flux commun, notion pouvant elle-m\u00eame englober l\u2019\u00e8re appel\u00e9e l\u2019anthropoc\u00e8ne.<\/p>\n\n\n\n

[3] Voir F\u00e9lix Guattari, Qu\u2019est-ce que l\u2019\u00e9cosophie, 2013, p. 579. Voir aussi Les trois \u00e9cologies, accessible en ligne \u00e0 : 1989_F\u00e9lix+Guattari_Les+Trois+Ecologies.pdf<\/a><\/p>\n\n\n\n

[4] Voir Gregory Bateson, Vers une \u00e9cologie de l\u2019esprit, 1977, p. 101, accessible en ligne \u00e0 :https:\/\/inventin.lautre.net\/livres\/Bateson-Vers-une-ecologie-de-l-esprit.pdf<\/a><\/p>\n\n\n\n

[5] Je ne parle pas en termes de destin\u00e9e, mais en termes de force des syst\u00e8mes de repr\u00e9sentation qu\u2019elle propose, de sa pr\u00e9sence trans- et inter-disciplinaire, de son efficacit\u00e9 quant \u00e0 l\u2019acc\u00e8s qu\u2019elle nous donne aux ph\u00e9nom\u00e8nes physiques temporels. Pour rem\u00e9diation, voir Jay David et Richard Grusin, 2000, Remediation: Understanding New Media, Londres, MIT Press.<\/p>\n\n\n\n

[6] Voir Lorella Abenavoli, 2017, p. 235.<\/p>\n\n\n\n

[7] Lors du colloque intitul\u00e9 \u00ab Le temps \u00e0 l\u2019\u00e9preuve des \u0153uvres num\u00e9riques, les \u0153uvres num\u00e9riques \u00e0 l\u2019\u00e9preuve du temps \u00bb au CIEREC, Universit\u00e9 Jean-Monnet, Saint-\u00c9tienne, France, les 3 et 4 octobre 2017.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

Dans cette seconde partie de l\u2019entretien avec Lorella Abenavoli, il sera question de son rapport aux \u00e9l\u00e9ments et aux mat\u00e9riaux, d\u2019affect et de certains choix qu\u2019elle a effectu\u00e9s dans son travail de sculpteure. Il sera aussi question des dimensions historiques et technologiques, mais aussi \u00e9cologiques, artistiques et po\u00e9tiques, qui ont renouvel\u00e9 ses conceptions de la forme, … Continued<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":0,"comment_status":"open","ping_status":"open","sticky":false,"template":"","format":"standard","meta":{"footnotes":""},"categories":[10],"tags":[24],"acf":[],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/653"}],"collection":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts"}],"about":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/types\/post"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/comments?post=653"}],"version-history":[{"count":8,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/653\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":663,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/653\/revisions\/663"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/media?parent=653"}],"wp:term":[{"taxonomy":"category","embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/categories?post=653"},{"taxonomy":"post_tag","embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/tags?post=653"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}