{"id":852,"date":"2017-11-01T17:42:33","date_gmt":"2017-11-01T17:42:33","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=852"},"modified":"2022-11-04T17:42:49","modified_gmt":"2022-11-04T17:42:49","slug":"novembre-2017-entrevue-avec-jean-dubois-premiere-partie","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/novembre-2017-entrevue-avec-jean-dubois-premiere-partie\/","title":{"rendered":"Novembre 2017 – Entrevue avec Jean Dubois (premi\u00e8re partie)"},"content":{"rendered":"\n

Andr\u00e9 \u00c9ric L\u00e9tourneau\u00a0:\u00a0Jean Dubois\u00a0comment te d\u00e9finis-tu\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

Jean Dubois: Je me consid\u00e8re comme un artiste visuel.<\/p>\n\n\n\n

A.\u00a0\u00c9. L. :\u00a0Artiste visuel, qui utilise surtout des dispositifs technologiques.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : En effet, c\u2019est parce que j\u2019utilise toujours les moyens technologiques que notre \u00e9poque met \u00e0 notre disposition. Cela n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 un \u00abprojet\u00bb de devenir un artiste num\u00e9rique. Le langage visuel m\u2019int\u00e9resse d\u2019abord et avant tout. Cela ne veut pas dire que je vais toujours utiliser le num\u00e9rique, mais je resterai toujours un artiste visuel. <\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L. : Tu as tout de m\u00eame choisi d\u2019utiliser les moyens \u00e9lectroniques pour r\u00e9aliser tes productions plut\u00f4t que de faire de la peinture.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Historiquement, j\u2019avais l\u2019ambition, de travailler \u00e0 partir de concepts et de choisir les m\u00e9thodes, les moyens et les mani\u00e8res appropri\u00e9es aux concepts qui m\u2019int\u00e9ressaient. Dans les ann\u00e9es 1990, j\u2019ai commenc\u00e9 par faire de la production d\u2019affiches, d\u2019installations, etc… Je suis un artiste conceptuel qui consid\u00e8re chaque moyen de production comme signifiant, comme faisant partie du discours car ces moyens ne sont jamais neutres. Ce qui m\u2019int\u00e9ressait, c\u2019\u00e9tait d\u2019explorer le num\u00e9rique comme tel, pour voir ce qu\u2019il avait \u00e0 dire de mani\u00e8re sp\u00e9cifique. Je voulais voir comment ces technologies pouvaient r\u00e9pondre \u00e0 ce que je voulais faire. Au d\u00e9but je voulais commencer \u00e0 utiliser le num\u00e9rique pour r\u00e9aliser seulement le projet \u00a0Zones franches<\/em>. J\u2019observais alors qu\u2019on commen\u00e7ait \u00e0 pouvoir toucher les images de mani\u00e8re interactive comme avec les \u00e9crans tactiles servant \u00e0 simuler des caisses enregistreuses dans les restaurants.\u00a0Zones franches<\/em>\u00a0a \u00e9t\u00e9 cr\u00e9e entre 1995 \u2013 1996 dans lequel l\u2019\u00e9cran tactile repr\u00e9sente un corps humain qu\u2019on explore par le toucher et la caresse. Ces actions transforment l\u2019image du corps et le son et les combinent selon le parcours que l\u2019on en fait dans l\u2019image.<\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L. : C\u2019est l\u2019image d\u2019un corps qui se trouve sur un moniteur vid\u00e9o ?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Oui. Aujourd\u2019hui avec les iPad et les iPhone, on est habitu\u00e9 de voir ce type de relation entre le toucher et l\u2019image, mais \u00e0 l\u2019\u00e9poque c\u2019\u00e9tait nouveau. En 1995-1996, il n\u2019y avait seulement que des caisses enregistreuses ou des \u00e9quipements de contr\u00f4le d\u2019usine qui fonctionnaient avec des \u00e9crans tactiles. C\u2019\u00e9tait vraiment des interfaces de contr\u00f4le. Quand j\u2019ai vu cela la premi\u00e8re fois, je me suis dit : \u00ab <\/a>Pourquoi ne pas faire quelque chose d\u2019artistique avec \u00e7a ? De cr\u00e9er une \u0153uvre qui donne l\u2019occasion de cr\u00e9er un nouveau type d\u2019\u0153uvre d\u2019art qui se manipule par le croisement du toucher et du regard \u2026\u00bb<\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L. : Il y a un rapport primordiale \u00e0 la sensualit\u00e9 dans cette \u0153uvre et aussi d\u2019ailleurs dans plusieurs de tes \u0153uvres qui ont suivi celle-ci.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Tout mon travail est b\u00e2ti autour de l\u2019interface. Je m\u2019\u00e9tais dit \u00e0 l\u2019\u00e9poque : \u00ab Si on touche l\u2019image, si on la caresse\u2026 Il faut que le contenu soit aussi de l\u2019ordre de la caresse et que cela donne l\u2019impression de voyager sur la peau d\u2019un personnage en faisant appara\u00eetre des mots qui ne sont pas seulement surimprim\u00e9s, mais semblent scarifi\u00e9s \u00e0 m\u00eame la peau pour que ces mots et l\u2019interface soient unis dans la peau du personnage \u00bb. <\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L. : Est-ce que les scarifications sont d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9sentes sur la peau, ou bien c\u2019est en touchant l\u2019\u00e9cran qu\u2019elles appara\u00eessent\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Elles sont d\u00e9j\u00e0 l\u00e0. Quand on les touche, on les fait s\u2019\u00e9vanouir. Elles disparaissent, mais elles r\u00e9apparaissent sous une autre forme. C\u2019est souvent soit des jeux de mots ou des calembours. Par exemple, l\u2019expression \u00ab \u00e2me s\u0153ur \u00bb peut se transformer en \u00ab hame\u00e7on \u00bb. \u00c0 ce moment-l\u00e0, on entend une phrase qui fait le lien entre les deux mots, dans leur mutation. On \u00e9veille ainsi certaines pens\u00e9es du personnage que l\u2019on entend. On entre dans sa m\u00e9moire, dans son esprit.<\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L.\u00a0:\u00a0Qu\u2019en est-il de la dimension litt\u00e9raire de tes \u0153uvres\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : La litt\u00e9rature est souvent reli\u00e9e par habitude \u00e0 l\u2019\u00e9criture sur papier, dans le livre et l\u2019imprim\u00e9. Dans mon cas, il y a une \u0153uvre sur deux qui aborde le langage de mani\u00e8re tr\u00e8s importante. C\u2019est toutefois une microlitt\u00e9rature. Il s\u2019agit souvent d\u2019aphorismes, de phrases qui fonctionnent par assemblage combinatoire. C\u2019est une litt\u00e9rature qui est plus de l\u2019ordre du dispositif textuel que du texte au sens de la \u00ab grande litt\u00e9rature \u00bb o\u00f9 on produit des textes qui ont du souffle sur plusieurs pages. Dans mon travail, c\u2019est vraiment des bribes de litt\u00e9rature qui s\u2019ajustent, qui se composent, qui s\u2019agglutinent les unes aux autres.<\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L. : Dans l\u2019histoire des arts visuels, il existe un lien \u00e9troit entre la litt\u00e9rature et l\u2019image.\u00a0<\/em>L\u2019histoire de la peinture occidentale jusqu\u2019au XVIIIe si\u00e8cle repr\u00e9sente bien ce ph\u00e9nom\u00e8ne. Les histoires racont\u00e9es \u00e0 travers les images reposaient souvent sur des r\u00e9f\u00e9rences religieuses. Puis \u2013 je simplifie \u2013 \u00e0 un moment donn\u00e9, un changement se produit, l\u2019artiste s\u2019affranchit de ces r\u00e9f\u00e9rences notamment avec Courbet et C\u00e9zanne, dont le travail transforme la mani\u00e8re de faire des images. Il existe un lien tr\u00e8s riche entre la litt\u00e9rature et les arts visuels. Est-ce qu\u2019on pourrait dire que tu t\u2019inscris dans cette tradition?J. D. : Je pense que cela n\u2019est pas volontaire. On peut constater qu\u2019il y a beaucoup de mouvements artistiques qui se sont d\u00e9velopp\u00e9s parall\u00e8lement entre ce qui est visuel et ce qui est litt\u00e9raire. Le Surr\u00e9alisme en est un exemple. Le Modernisme a \u00e9volu\u00e9 un peu dans cet ordre d\u2019id\u00e9es.\u00a0<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Je pense que, dans mon cas, en tant qu\u2019artiste visuel qui utilise \u00e0 la fois le son et le texte, l\u2019aspect litt\u00e9raire a naturellement surgi justement parce que le texte est un syst\u00e8me combinatoire. Le num\u00e9rique int\u00e8gre facilement ce m\u00e9dium. Le texte est peut-\u00eatre la chose la plus facile \u00e0 traiter avec les moyens num\u00e9riques, le son puis l\u2019image viennent apr\u00e8s. C\u2019\u00e9tait pour moi une fa\u00e7on de faire \u00e9merger l\u2019aspect litt\u00e9raire par combinaisons et d\u2019utiliser les mots comme rep\u00e8res… Mais, cela n\u2019\u00e9tait pas un projet ou une intention \u00e9tablie au d\u00e9part. <\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L. : Cela s\u2019est naturellement d\u00e9velopp\u00e9 dans la mise en pratique du processus conceptuel.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Je r\u00e9agissais \u00e0 des intuitions que j\u2019avais. J\u2019ai essay\u00e9 de les r\u00e9soudre dans la fabrication d\u2019une \u0153uvre. <\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L. : \u00c0 quel moment s\u2019\u00e9labore pour toi le processus de recherche, de cr\u00e9ation, ou de recherche-cr\u00e9ation\u00a0? Quel est le processus mental qui fait qu\u2019\u00e0 un certain moment, tu d\u00e9cides d\u2019utiliser certaines techniques, de choisir certains sujets ou de travailler avec certaines personnes\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Il y a une distinction \u00e0 faire ici entre le fait de demander \u00e0 un chercheur-cr\u00e9ateur d\u2019\u00e9tablir des probl\u00e9matiques de recherche avant de commencer \u00e0 cr\u00e9er et le fait que cette m\u00e9thodologie n\u2019arrive qu\u2019apr\u00e8s que l\u2019on ait eu un \u00ab flash \u00bb. On formule le projet en termes de recherche afin d’avoir l\u2019impression que la d\u00e9marche est fond\u00e9e sur une r\u00e9flexion rationnelle. Mais \u00e0 l\u2019origine, la motivation qui donne le d\u00e9sir de faire quelque chose est souvent de l\u2019ordre du \u00ab flash \u00bb, cela est assez difficile \u00e0 exprimer. Un \u00ab flash \u00bb est souvent le r\u00e9sultat d’une synth\u00e8se entre des tensions, de choses que l\u2019on aime ou que l\u2019on n\u2019aime pas, de d\u00e9couvertes, du gout de l\u2019inconnu. <\/p>\n\n\n\n

Dans le cas de Zones franches<\/em>, comme je le disais, j\u2019ai vu l\u2019\u00e9cran tactile d\u2019une caisse enregistreuse. Je me suis alors dit : \u00abIl y a quelque chose \u00e0 faire avec \u00e7a\u2026 mais comment ? \u00bb Puis des images m\u2019apparaissent et je trouve une solution. Mais c\u2019est assez t\u00e9nu \u00e0 l\u2019origine. <\/p>\n\n\n\n

Actuellement, je travaille \u00e9galement comme professeur. Dans notre t\u00e2che, on \u00e9labore notre travail sur plusieurs ann\u00e9es \u00e0 partir de demandes de subventions que l\u2019on doit structurer. Ce que je pr\u00e9pare d\u00e9coule d\u2019une conversation avec une coll\u00e8gue. Nous nous disions\u00a0: \u00ab Bon. Quelle est l\u2019id\u00e9e qui nous motive actuellement\u00a0? \u00bb\u00a0Nous avions pens\u00e9 organiser une entrevue, un dialogue entre\u00a0Harun Farocki\u00a0et\u00a0Michael Snow\u00a0pour voir ce qui en ressortirait. L\u2019id\u00e9e \u00e9tait d\u2019entreprendre un programme de recherche \u00e0 partir d\u2019un accident entre les deux. On s\u2019\u00e9tait dit \u00abC\u2019est merveilleux\u00a0!\u00a0On va essayer de l\u2019organiser \u00bb. La semaine suivante, on lit dans les journaux qu’Harun Farocki venait de mourir. On s\u2019est dit qu’il fallait tout de m\u00eame continuer en se demandant ce qui nous int\u00e9ressait dans ses travaux de recherche\u00a0?\u00bb Nous avons compris que c\u2019\u00e9tait le concept d’operative image<\/em>. \u00ab\u00a0Pourquoi cela nous int\u00e9resse-t-il\u00a0? Comment peut-on l\u2019imaginer de fa\u00e7on diff\u00e9rente. Il y a dans ce concept quelque chose que l\u2019on n\u2019arrive pas \u00e0 nommer, mais qu\u2019il va falloir faire un jour\u2026 \u00bb\u00a0Notre projet de recherche s\u2019est donc b\u00e2ti autour de cette id\u00e9e en esp\u00e9rant trouver des bifurcations.\u00a0Cela nous permettra de savoir en quoi il nous fascine.<\/p>\n\n\n\n

Ce genre de processus est int\u00e9ressant pour les artistes et permet que l\u2019on se comprenne entre nous, mais cette m\u00e9thode n\u2019est pas facile \u00e0 formuler de mani\u00e8re \u00ab technocratique \u00bb, pour trouver une justification scientifique \u00e0 la d\u00e9couverte artistique. Nous avons d\u00e9velopp\u00e9 ce projet le plus s\u00e9rieusement possible en esp\u00e9rant toujours pouvoir d\u00e9vier vers autre chose sans pourtant savoir comment cela allait se faire. En plus c\u2019est difficile d\u2019obtenir la confiance des gens en disant : \u00ab on va bifurquer \u00e0 un moment donn\u00e9, mais on ne sait pas vers o\u00f9 \u00bb. Ce n\u2019est pas comme une hypoth\u00e8se dont on peut dire \u00ab c\u2019est vrai ou c\u2019est faux \u00bb \u00e0 la fin d’une recherche. En art, il y a autre chose. J\u2019appelle cela des apories. Ce sont des questions qui n\u2019ont pas de r\u00e9ponse. Il s’agit simplement de jouer avec ces questions. Par exemple, un artiste pourrait aborder la question de l\u2019autisme en sachant qu’il n\u2019aura jamais de r\u00e9ponse. Il essayera d’entrer dans l\u2019univers d\u2019un autiste. Il essayera de comprendre l\u2019imaginaire de l\u2019autisme, mais sans avoir la comp\u00e9tence pour r\u00e9gler le probl\u00e8me. En se sensibilisant lui-m\u00eame, il va sensibiliser d\u2019autres gens gr\u00e2ce aux questions qui \u00e9mergeront de ce travail. C\u2019est une d\u00e9marche tr\u00e8s ouverte, tr\u00e8s exploratoire.<\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L. : En effet, la qualit\u00e9 sp\u00e9culative de cette d\u00e9marche se rapproche un peu de celle de la philosophie par exemple.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Je dirais que le rapprochement se fait plus du c\u00f4t\u00e9 du d\u00e9lire que de la philosophie ! Je crois beaucoup \u00e0 ces moments \u00ab pr\u00e9rationnels \u00bb parce que le cerveau ne fonctionne pas que rationnellement. Souvent, quand quelque chose de \u00ab pr\u00e9rationnel \u00bb appara\u00eet (que j\u2019appelle intuitions) nous touchons \u00e0 une compr\u00e9hension du monde qui est encore souterraine, pas encore clarifi\u00e9e. <\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L.\u00a0 : Qui est cristallis\u00e9e, mais pas r\u00e9v\u00e9l\u00e9e\u2026<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : M\u00eame pas encore cristallis\u00e9e. C’est plut\u00f4t comme du magma qui n\u2019est pas encore fig\u00e9. Je pense que ce magma est vraiment important, mais il est tr\u00e8s difficile \u00e0 saisir, \u00e0 comprendre. C\u2019est une force \u00e9motive qui nous dit : \u00ab il faut aller dans cette r\u00e9gion-l\u00e0, il faut travailler dans cet endroit \u00bb. Formellement, le travail artistique consiste \u00e0 dire \u00ab  Je vais travailler avec tel ou tel moyen. Je vais explorer, trouver un processus de cristallisation \u00bb. Quand l\u2019\u0153uvre est finie, on voit si on a r\u00e9ussi \u00e0 cristalliser cette chose-l\u00e0 qui \u00e9tait \u00e0 l\u2019origine un peu informe, floue, en mouvement. C\u2019est difficile \u00e0 projeter. Il faut qu\u2019il y ait une \u00e9tape interm\u00e9diaire o\u00f9 on va cadrer un moment o\u00f9 l’on se donne la chance de bifurquer. Si on commence exactement avec la forme d\u2019une hypoth\u00e8se, je pense que l\u2019on ne fait pas de l\u2019art. On reste dans la science. Il ne faut pas partir d\u2019une hypoth\u00e8se. L\u2019hypoth\u00e8se c\u2019est quelque chose de d\u00e9j\u00e0 trop d\u00e9fini pour moi. J\u2019aime mieux l\u2019aporie. C\u2019est une question, mais on ne veut pas vraiment y r\u00e9pondre, mais c\u2019est une question qui est motrice, qui n\u2019appelle pas de r\u00e9ponse d\u00e9finitive. <\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L. : Cette d\u00e9marche n\u2019est pas seulement celle d\u2019un artiste qui serait aux prises avec les probl\u00e9mes de diffusion de son travail dans diff\u00e9rents circuits de l\u2019art. C\u2019est aussi celle d\u2019un artiste qui inscrit sa recherche dans un cadre universitaire et acad\u00e9mique, o\u00f9 il faut d\u00e9crire pr\u00e9cis\u00e9ment ses intentions, ses m\u00e9thodes et pr\u00e9senter des \u0153uvres d\u2019une certaine mani\u00e8re. Est-ce que ce contexte de travail a un impact sur le contenu des \u0153uvres\u00a0? Est-ce que le fait d\u2019\u00eatre professeur et chercheur\u00a0transforme ta mani\u00e8re de travailler\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : C\u2019est difficile \u00e0 dire, mais cela change beaucoup mon engagement dans le nombre et la profondeur des projets. Je n’ai pas beaucoup de temps pour approfondir les choses. Je les fais souvent en sautant d\u2019une \u00e9tape \u00e0 l\u2019autre. En faisant cela par bribes, je suis rarement, voire jamais, dans une situation o\u00f9 je peux travailler plusieurs semaines en continu. Cela d\u00e9finit aussi un peu mon travail artistique parce que je fais de plus en plus de l\u2019art pour transformer mon enseignement, pour donner des exemples d\u2019\u0153uvres que le milieu professionnel habituel ne peut pas se permettre de faire. J\u2019essaie de faire de l\u2019art public \u00ab par la recherche \u00bb parce que je n\u2019aime pas beaucoup les processus de commande, qui sont trop restrictifs. <\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L.\u00a0 : Je pense que tu as fait r\u00e9cemment un \u00ab1%\u00bb dans un pavillon de l\u2019ETS\u00a0(\u00c9cole de technologie sup\u00e9rieure)\u00a0<\/em>?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Dans ce cas-ci, en effet, au d\u00e9but c\u2019\u00e9tait une commande mais elle a \u00e9t\u00e9 abandonn\u00e9e. Je pr\u00e9f\u00e8re les approches par la tactique et moins par la strat\u00e9gie. L\u2019art public est souvent tr\u00e8s strat\u00e9gique. C\u2019est-\u00e0-dire que les param\u00e8tres sont souvent politiques et sous-jacents. L\u2019expression ou la prise de position artistique n\u2019y est parfois pas tr\u00e8s grande. On vient r\u00e9pondre \u00e0 une commande pour enrober un message qui est d\u00e9j\u00e0 implicite ; on lui donne simplement une forme explicite. Je pr\u00e9f\u00e8re concevoir des \u0153uvres qui ne se conforment pas \u00e0 ce cadre-l\u00e0.<\/p>\n\n\n\n

D\u2019ailleurs l’\u00e9ph\u00e9m\u00e9rit\u00e9 des \u0153uvres num\u00e9riques en art public peuvent para\u00eetre parfois contradictoire. En effet la cr\u00e9ation num\u00e9rique met l\u2019accent sur l\u2019\u00e9v\u00e9nement plut\u00f4t que sur le monument. J’ai souhait\u00e9 justement jouer avec cette contrainte dans le programme de recherche\u00a0Air(e) libre<\/em>\u00a0r\u00e9alis\u00e9 avec Ghyslain Gagnon, un ing\u00e9nieur de l\u2019\u00c9cole de technologie sup\u00e9rieure. Nous nous sommes dit \u00ab Travaillons ensemble pour savoir comment animer des images qui prennent leur place dans l\u2019espace public\u2026 Comment peut-on saisir l’intimit\u00e9 individuelle d\u2019une personne et lui donner une dimension monumentale\u00a0?\u00bb\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Nous avons d\u00e9cid\u00e9 de travailler \u00e0 partir du souffle. Le souffle est quelque chose de tr\u00e8s intime. Il exprime l\u2019esprit dans plusieurs mythologies o\u00f9 le souffle et l\u2019esprit sont reli\u00e9s. Peut-on les faire passer du soupir \u00e0 la temp\u00eate, par exemple. Comment amplifier ce geste pour que l\u2019image affich\u00e9e sur l\u2019\u00e9cran g\u00e9ant public puisse \u00eatre anim\u00e9e, transform\u00e9e? Donc, comment capter ce souffle\u00a0? Nous nous sommes dit\u00a0que l’on pourrait utiliser les t\u00e9l\u00e9phones cellulaires des gens comme s’ils \u00e9taient des micros sans fils. En les connectant \u00e0 l’Internet, puis \u00e0 un \u00e9cran public, on pourrait cr\u00e9er un circuit, un dispositif entre l\u2019action individuelle et une monstration qui serait monumentale et architecturale. De plus, le t\u00e9l\u00e9phone cellulaire est un objet personnel. Il semblait int\u00e9ressant de pouvoir transformer une infrastructure urbaine avec une infrastructure personnelle.Il y avait l’id\u00e9e d’un geste politique derri\u00e8re \u00e7a. Il s’agissait de voir comment l’on pouvait donner, pendant un certain temps, le contr\u00f4le aux individus d’une structure qui normalement s\u2019adresse aux masses et qui ne permet pas de r\u00e9torquer, de r\u00e9pliquer, m\u00eame d\u2019une fa\u00e7on m\u00e9taphorique. Et en sens l\u00e0, c\u2019est un geste politique, mais pas un contenu explicitement politique en tant que tel. Je crois comme\u00a0McLuhan\u00a0que les m\u00e9diums sont en soi des dispositifs politiques. Les utiliser diff\u00e9remment am\u00e8ne n\u00e9cessairement une position politique diff\u00e9rente.<\/p>\n\n\n\n

Le projet a aussi \u00e9merg\u00e9 dans un contexte politique particulier. Dans le quartier de l’UQAM, nous avons un centre qui s\u2019appelle\u00a0Cactus<\/em>\u00a0o\u00f9 des gens qui ont des probl\u00e8mes de drogue peuvent trouver de l\u2019aide. Or, \u00e0 ce moment-l\u00e0, le centre avaitcertains probl\u00e8mes de cohabitation avec l\u2019UQAM. Quelqu\u2019un de haut plac\u00e9 avait un peu d\u00e9cri\u00e9 la pr\u00e9sence de ce centre d\u2019aide, parce que cela amenait une certaine \u00abclient\u00e8le\u00bb dans nos quartiers. En tant qu\u2019artiste, cela m’avait provoqu\u00e9. Nous c\u00f4toyons ces gens en d\u00e9tresse tous les jours dans la rue. On n\u2019apprend pas n\u00e9cessairement \u00e0 les conna\u00eetre, on apprend parfois m\u00eame \u00e0 les oublier ou \u00e0 faire comme s\u2019ils n\u2019\u00e9taient pas l\u00e0. \u00c0 travers notre recherche, je ne voulais pas n\u00e9cessairement m\u2019adresser directement \u00e0 la probl\u00e9matique, mais je voulais explorer la fa\u00e7on avec laquelle on\u00a0r\u00e9agit \u00e0 la d\u00e9tresse. Est-ce que l\u2019on pourrait en faire une \u0153uvre d\u2019art public\u00a0?\u00a0Tourmente<\/em>\u00a0est donc devenue\u00a0en 2015 un dispositif o\u00f9 une projection urbaine nous permet de voir des gens qui sont dans un \u00e9tat trouble dont on ne sait les causes. On les voit \u00eatre film\u00e9s un peu comme s\u2019ils \u00e9taient dans un laboratoire ou une salle d\u2019identification l\u2019esth\u00e9tique est tr\u00e8s neutre, tr\u00e8s chirurgical. On y voit aussi appara\u00eetre des messages comme des sous-titres, comme ceux que l\u2019on voit maintenant \u00e0 la t\u00e9l\u00e9vision. Ils nous invitent \u00e0 appeler un num\u00e9ro de t\u00e9l\u00e9phone pour savoir pourquoi ils ont cet air-l\u00e0. Une fois que notre t\u00e9l\u00e9phone est connect\u00e9 au syst\u00e8me, on nous propose de souffler dans notre t\u00e9l\u00e9phone cellulaire pour en savoir davantage. Une bourrasque d\u2019air s’abat alors sur leur visage avec une force \u00e9quivalente \u00e0 ce qu\u2019une chute en parachute pourrait donner. Je l\u2019ai moi-m\u00eame essay\u00e9. C\u2019est assez difficile \u00e0 tol\u00e9rer. Le souffle est tr\u00e8s amplifi\u00e9. On voit le visage, et les cheveux des personnages partir presque en \u00e9clats. C\u2019est \u00e0 la fois dr\u00f4le\u00a0:les gens rient parce qu\u2019ils sont surpris de leur impact, m\u00eame si en m\u00eame temps le geste est d’une grande violence. Quand on arr\u00eate de souffler, les personnages reviennent \u00e0 leur \u00e9tat initial qui correspond \u00e0 leur r\u00e9cup\u00e9ration apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 violent\u00e9s. On comprend alors d’o\u00f9 venaient ces airs-l\u00e0. Il y a dans cette situation le renversement \u00ab ludique\u00a0\u00bb d\u2019un acte violent. Quand je parle d’une dimension politique, c\u2019est \u00e0 cela que je fais r\u00e9f\u00e9rence. C\u2019est le fait de participer \u00e0 quelque chose qui nous met dans une situation qui soul\u00e8ve une question sur l\u2019ampleur de nos gestes, comme ce groupe de jeunes d\u2019artistes qui travaille sous le nom de Projet\u00a0EVA<\/em>. Ces artistes ont d\u00e9tourn\u00e9 le mot \u00ab participation \u00bb en transformant les premi\u00e8res lettres pour obtenir le mot \u00ab\u00a0trapicipation\u00a0\u00bb<\/em>\u00a0afin de souligner comment l\u2019art num\u00e9rique ou l\u2019art de l\u2019interaction peut amener par la participation \u00e0 pi\u00e9ger le spectateur ou le \u00ab\u00a0spect-acteur\u00a0\u00bb. J\u2019aime bien cette id\u00e9e de\u00a0trapicipation<\/em>\u00a0o\u00f9 l\u2019interaction est critique et nous place dans un pi\u00e8ge, nous fait r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 nos actions, \u00e0 nos interactions avec ces syst\u00e8mes. Cette id\u00e9e m\u2019int\u00e9ressait d\u00e9j\u00e0 avec\u00a0Tact<\/em>\u00a0que j\u2019avais r\u00e9alis\u00e9e plusieurs ann\u00e9es auparavant. Il s’agit d’un \u00e9cran tactile o\u00f9 l’on contr\u00f4le un visage avec un doigt et que l’on d\u00e9figure en interagissant avec lui. Il y a encore un renversement des attentes du spectateur qui se dit : \u00ab Le rapport ludique que j’ai avec l\u2019image est finalement un rapport sadomasochiste avec un personnage\u00a0\u00bb. Cette exp\u00e9rience esth\u00e9tique am\u00e8ne aussi \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir aux actes que l\u2019on porte \u00e0 travers les technologies num\u00e9riques.<\/p>\n\n\n\n

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Tact<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

A. \u00c9. L. : Tu as parl\u00e9 de l\u2019ampleur de nos gestes lorsqu\u2019on entre en contact avec tes installations en tant que\u00a0spect-acteur<\/em>. Quel degr\u00e9 d\u2019intensit\u00e9 doit-on appliquer \u00e0 nos gestes dans ces\u00a0installations\u00a0? Dans le cas deTourmente<\/em>\u00a0par exemple, il faut appuyer tr\u00e8s fort sinon rien ne se passe. Est-ce qu\u2019il y a des degr\u00e9s d\u2019intensit\u00e9 que tu\u00a0peux proposer aux usagers\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

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Esquisse pour l\u2019\u00e9cran du pavillon de design de l\u2019Universit\u00e9 du Qu\u00e9bec \u00e0 Montr\u00e9al<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

J. D. : C\u2019est une question int\u00e9ressante au niveau du design d\u2019interaction. Au d\u00e9but, nous avions pr\u00e9vu plusieurs degr\u00e9s d\u2019intensit\u00e9. Cependant, dans la spontan\u00e9it\u00e9 de leurs gestes, les gens ne per\u00e7oivent pas toutes les nuances. Comme j’ai une approche tr\u00e8s minimaliste de l’interactivit\u00e9 j’avais finalement choisi d’inclure le moins d’\u00e9tapes possible. Il y a donc un \u00e9tat neutre o\u00f9 il ne se passe rien. Il y a aussi un \u00e9tat interm\u00e9diaire qui r\u00e9agit peu o\u00f9 on n\u2019a pas vraiment le contr\u00f4le. On souffle, mais on ne fait fr\u00e9mir que les cheveux, par exemple. Ensuite, on passe brusquement \u00e0 une \u00e9tape extr\u00eame. Les autres \u00e9tapes interm\u00e9diaires n\u2019\u00e9taient pas vraiment percevables. Ce n\u2019\u00e9taient pas des \u00e9tapes cruciales. J\u2019essaie toujours de limiter les \u00e9tapes \u00e0 ce qui est vraiment saisissable spontan\u00e9ment. Sinon, on engendre des syst\u00e8mes extr\u00eamement complexes dont les nuances sont souvent per\u00e7ues seulement par les experts ou par ceux qui les ont faits. <\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L.\u00a0:\u00a0Avant cette rencontre, Cynthia Noury me faisait remarquer que l\u2019importance du souffle est pr\u00e9pond\u00e9rante depuis une dizaine d\u2019ann\u00e9es dans ton travail. Je vois ici la photographie d\u2019une \u0153uvre,\u00a0Lieu commun<\/em>\u00a0r\u00e9alis\u00e9e en 2007, o\u00f9 il n\u2019y a pas n\u00e9cessairement d\u2019interactivit\u00e9\u2026 Mais il y a quand m\u00eame de l\u2019air dans un ballon et \u00e7a s\u2019appelle\u00a0Lieu commun<\/em>.\u00a0Il y a encore une fois dans ce travail un rapport \u00e0 l\u2019intimit\u00e9 qui se poursuit avec le souffle, comme tu l\u2019as mentionn\u00e9 plus t\u00f4t. D\u2019o\u00f9 vient ce besoin de travailler sur le sujet de l\u2019intimit\u00e9\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Il y a souvent un rapport, une tension entre l\u2019intimit\u00e9 et l\u2019espace public. C’est une relation qui s’\u00e9tend entre les \u00e9chelles de la bulle psychologique et de la sph\u00e8re publique. Lieu commun<\/em> est une affiche photographique o\u00f9 l’on voit une baudruche avec plusieurs orifices et plusieurs n\u0153uds, comme si on l’avait souffl\u00e9 simultan\u00e9ment \u00e0 plusieurs personnes. On peut y reconna\u00eetre une m\u00e9taphore. Nous respirons tous le m\u00eame air. Il y a quelque chose d\u2019un peu impudique dans la respiration. L\u2019air que je respire rentre dans mon corps, va ressortir, va rentrer dans ton corps puis va ressortir. Nous le partageons. C\u2019est un symbole qui tient \u00e0 la fois du vital, de l\u2019expression et de l\u2019esprit, mais aussi, c\u2019est le fluide de l\u2019intersubjectivit\u00e9. En anglais, \u00ab on air \u00bb<\/em> veut dire \u00eatre en ondes. Je vois les ondes \u00e9lectromagn\u00e9tiques un peu de la m\u00eame fa\u00e7on que l\u2019air. L\u2019\u00e9lectromagn\u00e9tisme nous p\u00e9n\u00e8tre, se d\u00e9place en nous. Nous sommes travers\u00e9s par des ondes WiFi<\/em> et Bluetooth<\/em> avec la m\u00eame impudeur. Notre corps n\u2019est pas fait pour les sentir. C\u2019est un peu comme l\u2019air. On les respire sans vraiment comprendre ce qu\u2019on respire. On ne sent vraiment pas les poussi\u00e8res, les bact\u00e9ries, que l\u2019on ing\u00e8re. Je vois donc les ondes et l\u2019air comme des m\u00e9diums intersubjectifs impudiques qui nous mettent en relation les uns aux autres, malgr\u00e9 nous.<\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L.\u00a0 :\u00a0Que pense-tu Cynthia de ce travail pour lequel tu parais tr\u00e8s enthousiaste, particuli\u00e8rement par son aspect relationnel\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

C. N. : Ce qui me frappe, en fait, c\u2019est l\u2019utilisation du souffle. J\u2019ai exp\u00e9riment\u00e9\u00a0Tourmente<\/em>. J\u2019ai vraiment \u00e9t\u00e9 touch\u00e9e personnellement de voir les yeux mouill\u00e9s des gens. \u00c7a me rendait mal \u00e0 l\u2019aise, dans le bon sens d\u2019une \u0153uvre qui atteint quelque chose de sensible en nous. Je dois avouer que je n\u2019avais pas saisi toute l\u2019importance du souffle dans la relation au moment d\u2019en faire l\u2019exp\u00e9rience. C\u2019est impressionnant. C\u2019est \u00e0 la fois simple, mais tr\u00e8s \u00e9vocateur. Il y avait cette m\u00eame id\u00e9e\u00a0dans\u00a0\u00c0 port\u00e9e de souffle<\/em>\u00a0dont on n\u2019a pas encore parl\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

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Cyberfest, International Cyber Art Festival, Mus\u00e9e de l\u2019Ermitage, St-Petersbourg<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

J. D. : En fait, on peut le percevoir de fa\u00e7ons diff\u00e9rentes. Dans \u00c0 port\u00e9e de souffle<\/em>, c\u2019est d’abord un homme et une femme qui m\u00e2chent une gomme (un chewing-gum) chacun de leur c\u00f4t\u00e9. <\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L.\u00a0:\u00a0\u00a0Est-ce une \u0153uvre de 2008\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : En effet, mais elle a un peu \u00e9volu\u00e9 depuis. Toutes mes \u0153uvres sont difficilement \u00ab fixables \u00bb dans le temps parce que ce sont des work-in-progress<\/em>. \u00c0 chaque fois que je les pr\u00e9sente, j\u2019y apporte des petites modifications. Ce ne sont pas des objets ou des films finis. Ce sont des dispositifs variables. <\/p>\n\n\n\n

Dans \u00c0 port\u00e9e de souffle<\/em>, deux personnages m\u00e2chent de la gomme (du chewing-gum), puis chacun commence \u00e0 faire une bulle, \u00e0 un certain moment les deux bulles fusionnent et commencent \u00e0 \u00abrespirer\u00bb \u00e0 l\u2019unisson. Ensuite, elles se d\u00e9sagr\u00e8gent, se d\u00e9font et puis se cr\u00e8vent. Finalement, les personnages se s\u00e9parent. C\u2019est une microhistoire d\u2019amour, jusqu\u2019\u00e0 un certain point, mais c\u2019est surtout l\u2019histoire d\u2019une relation au sens large. Une relation qui commence avec le doute. Tranquillement, les personnages se relient, puis la relation s\u2019\u00e9puise et se termine. Il y a d\u00e9chirure et puis, on passe \u00e0 autre chose. Puis \u00e7a recommence. <\/p>\n\n\n\n

Le spectateur est alors mis en situation o\u00f9 il doit se demander : \u00ab mais si c\u2019\u00e9tait moi, qui active le souffle dans cette image \u00bb.  L\u2019interaction se produit donc avec le spectateur qui souffle dans son t\u00e9l\u00e9phone pour interpr\u00e9ter et animer l’image. Il est en position \u00ab d\u2019\u00eatre la bulle \u00bb. Le spectateur \u00ab incarne la bulle \u00bb. Il n\u2019a pas \u00e0 s\u2019identifier aux deux personnages. Il incarne lui-m\u00eame la mati\u00e8re de la relation. <\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L.\u00a0:\u00a0\u00a0Il y a un aspect performatif dans la plupart de tes \u0153uvres interactives.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. :\u00a0Oui, parce que l\u2019interactivit\u00e9 appelle l\u2019action comme mode d\u2019approche esth\u00e9tique. Je suis particuli\u00e8rement influenc\u00e9 par\u00a0John Dewey\u00a0et la pragmatique. C\u2019est une philosophie de l\u2019action plut\u00f4t que de la contemplation. Les deux ne sont pas n\u00e9cessairement contradictoires. Aujourd\u2019hui, je trouve difficile d\u2019envisager la contemplation sans un geste qui se fait avant, pendant ou apr\u00e8s. Le fait de manipuler quelque chose nous am\u00e8ne \u00e0 une exp\u00e9rience particuli\u00e8re. Le fait de, seulement, la contempler est diff\u00e9rent. Il y a une dimension politique, quand on manipule. Je pense que l\u2019on donne moins d\u2019autorit\u00e9 aux \u0153uvres ou bien on essaie de comprendre leurs limites techniques. Les gens vont souvent les essayer pour voir jusqu\u2019o\u00f9 cela fonctionnera. Ils ont la possibilit\u00e9 et le plaisir de pouvoir d\u00e9tourner le fonctionnement de l\u2019\u0153uvre.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

C. N. : \u00c0 certains \u00e9gards tes \u0153uvres agissent des deux fa\u00e7ons parce qu\u2019il y a la possibilit\u00e9 de manipuler le dispositif et donc d\u2019interagir sur l\u2019image, mais aussi d\u2019observer car certains spectateurs pr\u00e9f\u00e8rent regarder ce qui se passe sur l\u2019\u00e9cran sans oser intervenir.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Il est vrai que je me fais un devoir de penser que l\u2019\u0153uvre peut \u00eatre vue, m\u00eame lorsqu\u2019elle n\u2019est pas en mode interactif elle doit \u00eatre aussi int\u00e9ressante d\u2019un point de vue contemplatif. La premi\u00e8re phase consiste \u00e0 faire une \u0153uvre qui est potentiellement et simplement contemplative pour tout le monde, parce que l\u2019on sait que ce n\u2019est pas tout le monde qui participera. Le deuxi\u00e8me aspect est de permettre cette manipulation. Le fait de manipuler produit une approche cognitive diff\u00e9rente de l\u2019\u0153uvre. La troisi\u00e8me chose consiste \u00e0 sugg\u00e9rer des relations entre tous ceux qui regardent m\u00eame s’ils ne manipulent pas directement l’oeuvre. C\u2019est \u00e0 dire que les gens puissent entrer en contact dans l\u2019espace public pour activer l\u2019\u0153uvre, qu’ils puissent se poser des questions comme par exemple : \u00ab Comment est-ce que cela fonctionne ou quel est le num\u00e9ro de t\u00e9l\u00e9phone dans le cas de \u00c0 port\u00e9e de souffle<\/em> ? \u00bb<\/strong><\/p>\n\n\n\n

C. N. : Il y a une autre version de\u00a0Tourmente<\/em>\u00a0que j\u2019ai vue sur vid\u00e9o et qui \u00e9tait faite par plusieurs personnes \u00e0 la fois\u00a0!<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Selon les versions de Tourmente<\/em>, il peut y avoir un ou plusieurs \u00e9crans \u00e0 la fois, mais il n\u2019y a qu\u2019un seul \u00e9cran actif possible. Dans un premier temps on peut interagir seul. Dans un deuxi\u00e8me temps, si on arrive apr\u00e8s que quelqu\u2019un soit d\u00e9j\u00e0 en contact avec l\u2019\u0153uvre, on prend le contr\u00f4le d\u2019une seule partie de l\u2019image. L\u2019image se s\u00e9pare en morceaux. Dans ce cas, on obtient un genre de portrait fragment\u00e9, stratifi\u00e9. On ne sait que tr\u00e8s vaguement qui contr\u00f4le vraiment. Quelle portion de l\u2019image est contr\u00f4l\u00e9e par qui ? Le spectateur se trouve dans une situation d\u2019ambigu\u00eft\u00e9 et se demande : \u00ab \u00e0 quel point, je contr\u00f4le et qu\u2019est-ce que je contr\u00f4le ? \u00bb L\u2019\u0153uvre leur permet une grande ma\u00eetrise pour qu\u2019ils comprennent qu\u2019ils sont actuellement en relation, mais la relation est tr\u00e8s difficile \u00e0 saisir. Elle peut fonctionner en mode individuel ou collectif, sinon en mode passif o\u00f9 on ne fait seulement que regarder. <\/p>\n\n\n\n

C. N. : \u00c0 l\u2018image des vraies relations donc\u00a0? Parce que c\u2019est rarement tout blanc, tout noir, ou tr\u00e8s clair, m\u00eame entre humains.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Il y a ce jeu d\u2019ambigu\u00eft\u00e9 dans la relation, qui est important, mais c\u2019est ce qui fait que c\u2019est de l\u2019art aussi et non du design d\u2019interface. Il n\u2019y a pas de fonction ultime \u00e0 atteindre. Il n\u2019y a pas un travail \u00e0 accomplir. Il y a simplement la possibilit\u00e9 de stimuler les interrogations des gens \u00e0 partir de ce qu\u2019ils font, de ce qu\u2019on leur pr\u00e9sente d\u2019embl\u00e9e dans l\u2019espace public ou dans les dispositifs num\u00e9riques et technologiques. <\/p>\n\n\n\n

C. N. : Tu donnes relativement peu d\u2019information ou d\u2019instructions en accompagnement de tes \u0153uvres.\u00a0<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Toujours le minimum. Il y a ceux qui ne veulent pas s\u2019impliquer parce qu’il n\u2019y a pas assez d\u2019indications, c\u2019est s\u00fbr. L\u2019id\u00e9e est bas\u00e9e plus sur la rencontre que sur le fait d\u2019offrir une station de contr\u00f4le. <\/p>\n\n\n\n

C. N. : Tu utilises le mot rencontre. C\u2019est une th\u00e9matique qui m\u2019int\u00e9resse. Comment d\u00e9finis- tu la rencontre dans tes \u0153uvres\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : David Rokeby dit que la notion d\u2019interactivit\u00e9 en art ne repose pas sur le contr\u00f4le, mais sur la rencontre. Du point de vue esth\u00e9tique, c\u2019est un \u00e9v\u00e9nement qui arrive en g\u00e9n\u00e9ral par le croisement de deux personnes dans un lieu particulier. C\u2019est de l\u2019ordre du croisement temporaire. Je pense qu\u2019on ne fait que fr\u00f4ler ces \u0153uvres lorsqu\u2019on passe devant elles. C\u2019est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que la rencontre se passe. \u00c7a ne veut pas dire que tout se termine-l\u00e0. Les \u0153uvres peuvent continuer \u00e0 nous habiter par la suite. Prenons par exemple ma relation avec les films de Godard. Je n\u2019ai jamais vraiment compris ces films mais je les ai crois\u00e9es. J\u2019en garde des souvenirs vagues, je garde surtout des souvenirs de ma rencontre. Je me rappelle \u00ab les trous \u00bb que cela a laiss\u00e9s. Il y\u2019a quelque chose de l\u2019ordre du passage, de la friction, du flirt\u2026<\/p>\n\n\n\n

C. N. : Du croisement.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Du croisement, en effet. Et, quand on a le contr\u00f4le, souvent c\u2019est quelque chose que l\u2019on veut prolonger, que l\u2019on veut augmenter.\u00a0Christopher Lasch\u00a0parle du besoin, du plaisir technologique de contr\u00f4le comme d\u2019un probl\u00e8me narcissique. On fait des objets technologiques et on prend plaisir \u00e0 les contr\u00f4ler comme par exemple, un drone. Il y a comme quelque chose de narcissique \u00e0 contr\u00f4ler un drone, m\u00eame quand c\u2019est un passe-temps.<\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L.\u00a0:\u00a0\u00a0C\u2019est la base m\u00eame des jeux vid\u00e9o, de la console de jeu.<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : C\u2019est dans la m\u00eame id\u00e9e de poursuivre le contr\u00f4le, le maintenir, le rendre difficile jusqu\u2019\u00e0 un certain point pour maintenir l\u2019int\u00e9r\u00eat. Il y a quelque chose d\u2019\u00e9minemment narcissique dans le plaisir de contr\u00f4le des \u0153uvres. J\u2019essaie de jouer un peu avec \u00e7a. Et en m\u00eame temps, il est\u00a0int\u00e9ressant de jouer avec ce qui nous \u00e9chappe. Par exemple, j’ai fait\u00a0Zones franches<\/em>,\u00a0parce que je ne comprenais pas bien la personne\u00a0avec qui je partage ma vie. J\u2019ai donc fabriqu\u00e9 un personnage f\u00e9minin afin d’essayer de comprendre ce qui se passait dans sa t\u00eate.<\/p>\n\n\n\n

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Zones franches<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

A. \u00c9. L.\u00a0:\u00a0\u00a0Est-ce que cela a r\u00e9solu tes probl\u00e8mes ?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : On fait un peu comme Pygmalion, on cr\u00e9e un personnage pour essayer de le comprendre. Mais on n\u2019y arrive pas. C\u2019est une aporie. Je ne peux pas dire que je suis un expert en psychologie parce que j\u2019ai cr\u00e9\u00e9 un personnage qui donne l\u2019impression de pouvoir recr\u00e9er son esprit. Peut \u00eatre un psychologue pourrait trouver cela interessant, mais en tant qu\u2019artiste, je n\u2019ai rien r\u00e9solu d\u2019un point de vue psychologique. Ce n\u2019\u00e9tait pas une proposition scientifique mais artistique. <\/p>\n\n\n\n

A. \u00c9. L. : Cela peut toutefois nourrir une probl\u00e9matique chez un chercheur en psychologie qui pourrait m\u00eame ultimement, dans le cadre d\u2019une recherche, travailler avec toi sur une \u0153uvre?<\/strong><\/p>\n\n\n\n

J. D. : Je vois, en effet, les artistes comme des gens qui peuvent aider d\u2019autres scientifiques \u00e0 \u00e9mettre des hypoth\u00e8ses. Nous, les artistes, nous sommes \u00ab pr\u00e9hypoth\u00e9tiques \u00bb, j\u2019esp\u00e8re que toute \u0153uvre d\u2019art peut donner des id\u00e9es \u00e0 d\u2019autres personnes et devrait pouvoir permettre \u00e0 des scientifiques, qui s\u2019int\u00e9ressent \u00e0 la psychologie ou la cognition, d\u2019en tirer quelque chose d\u2019int\u00e9ressant. Face \u00e0 Zones franches<\/em> un chercheur en psychologie pourrait dire : \u00ab Je pourrais peut-\u00eatre imaginer un mod\u00e8le cognitif \u00e0 partir de ce mod\u00e8le. Il y a des choses que je ne comprends pas, ou des choses qui ne fonctionnent pas\u2026 je trouve int\u00e9ressant de voir comment la peau peut \u00eatre le si\u00e8ge de la m\u00e9moire plut\u00f4t que le cerveau \u00bb. <\/p>\n\n\n\n

Les \u0153uvres peuvent faire alors \u00e9merger des id\u00e9es qui restaient en suspend. Mais, je ne veux pas non plus transformer les artistes en scientifiques. Le danger dans la recherche-cr\u00e9ation, souvent, c\u2019est de nous faire entrer dans une m\u00e9canique \u00ab technocratique \u00bb o\u00f9 il faut tout d\u00e9finir par un descriptif de projet ou par des cadres th\u00e9oriques pour avoir le droit d\u2019avoir une id\u00e9e. <\/p>\n\n\n\n

Je crois que m\u00eame pour les scientifiques tr\u00e8s sp\u00e9cialis\u00e9s, il y a une part de pr\u00e9rationnel dans la cognition qui se m\u00e9lange avec l\u2019exp\u00e9rience personnelle. Cela permet de penser des choses qui sont informes mais rec\u00e8lent un potentiel, elles peuvent \u00eatre alors les embrayeurs d’une pens\u00e9e rationnelle.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

Andr\u00e9 \u00c9ric L\u00e9tourneau\u00a0:\u00a0Jean Dubois\u00a0comment te d\u00e9finis-tu\u00a0? Jean Dubois: Je me consid\u00e8re comme un artiste visuel. A.\u00a0\u00c9. L. :\u00a0Artiste visuel, qui utilise surtout des dispositifs technologiques. J. D. : En effet, c\u2019est parce que j\u2019utilise toujours les moyens technologiques que notre \u00e9poque met \u00e0 notre disposition. Cela n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 un \u00abprojet\u00bb de devenir un artiste … Continued<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":0,"comment_status":"open","ping_status":"open","sticky":false,"template":"","format":"standard","meta":{"footnotes":""},"categories":[10],"tags":[63],"acf":[],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/852"}],"collection":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts"}],"about":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/types\/post"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/comments?post=852"}],"version-history":[{"count":2,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/852\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":858,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/852\/revisions\/858"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/media?parent=852"}],"wp:term":[{"taxonomy":"category","embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/categories?post=852"},{"taxonomy":"post_tag","embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/tags?post=852"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}