{"id":922,"date":"2017-09-01T19:08:13","date_gmt":"2017-09-01T19:08:13","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=922"},"modified":"2022-11-04T19:15:35","modified_gmt":"2022-11-04T19:15:35","slug":"septembre-2017-entrevue-avec-sandeep-bhagwati","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/septembre-2017-entrevue-avec-sandeep-bhagwati\/","title":{"rendered":"Septembre 2017 – Entrevue avec Sandeep Bhagwati"},"content":{"rendered":"\n
Andr\u00e9 \u00c9ric L\u00e9tourneau :\u00a0Sandeep Bhagwati, tu es compositeur et artiste interdisciplinaire mais tu as d\u2019abord eu une formation de compositeur en musiques classique et contemporaine.<\/strong><\/p>\n\n\n\n Sandeep Bhagwati<\/ins>\u00a0:\u00a0J\u2019ai fait mes \u00e9tudes \u00e0 Salzburg et \u00e0 Munich en tant que compositeur et chef d\u2019orchestre. Ensuite j\u2019ai fait un cursus annuel \u00e0 l\u2019IRCAM\u00a0\u00e0 Paris, un centre de recherche sur la musique et l\u2019acoustique o\u00f9 on d\u00e9veloppe des logiciels. Je suis toujours chef d\u2019orchestre, je dirige des op\u00e9ras ou des concerts et j\u2019\u00e9cris des \u0153uvres pour orchestre et quatuors \u00e0 cordes mais j\u2019ai toujours un int\u00e9r\u00eat pour l\u2019interdisciplinarit\u00e9. Il y a quelques ann\u00e9es, j\u2019ai fait des grands spectacles o\u00f9 j\u2019\u00e9tais metteur en sc\u00e8ne de projets pluridisciplinaires et interdisciplinaires. J\u2019ai aussi dirig\u00e9 et cr\u00e9\u00e9 des mises en sc\u00e8ne de pi\u00e8ces de th\u00e9\u00e2tre. Apr\u00e8s mes \u00e9tudes j\u2019ai fait des expositions, \u00e9crit des po\u00e8mes, des textes litt\u00e9raires\u2026<\/p>\n\n\n\n A. E. L.\u00a0:\u00a0Dans le travail th\u00e9\u00e2tral que tu pr\u00e9sentais, est-ce que tu \u00e9tais l\u2019auteur des textes\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : C\u2019\u00e9taient des textes que je d\u00e9veloppai pendant les r\u00e9p\u00e9titions.<\/p>\n\n\n\n A. E. L.\u00a0:\u00a0Donc, d\u00e9velopp\u00e9s de mani\u00e8re collective\u2026\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : En effet.<\/p>\n\n\n\n A. E. L.\u00a0:\u00a0Quels sont les sujets que tu abordes dans tes textes\u00a0? Nous avons vu qu\u2019il s\u2019agit souvent de\u00a0lipogrammes\u00a0ou de textes soumis \u00e0 d\u2019autres r\u00e8gles formelles.<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Ce qui m\u2019int\u00e9resse pour le moment, entre autres, c\u2019est la cr\u00e9ation de po\u00e8mes qui peuvent aussi \u00eatre des partitions. C\u2019est-\u00e0-dire qu\u2019on peut les lire comme des po\u00e8mes, mais en m\u00eame temps ils repr\u00e9sentent des instructions pour faire une pi\u00e8ce de musique. Le po\u00e8me fait partie du morceau, il faut donc trouver un moyen de l\u2019int\u00e9grer \u00e0 la pi\u00e8ce. J\u2019ai \u00e9crit deux ou trois textes de cette mani\u00e8re. J\u2019aime beaucoup cette m\u00e9thode de travail qui implique les contraintes de la litt\u00e9rature. Mais j\u2019\u00e9cris aussi des textes libres et des essais, surtout lorsque je suis en Allemagne o\u00f9 je produis des \u00e9crits pour les m\u00e9dias comme la radio pour des \u00e9missions d\u2019essai<\/em> sur la vie musicale et sur la musique contemporaine. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 r\u00e9guli\u00e8rement appel\u00e9 en ondes, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, lorsqu\u2019il y avait une crise quelque part dans le monde et qu\u2019on voulait avoir l\u2019avis d\u2019un artiste.<\/p>\n\n\n\n A. E. L.\u00a0:\u00a0Pourquoi faisait-on appel \u00e0 toi, en particulier, dans des circonstances aussi sp\u00e9cifiques?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Je ne sais pas. Peut-\u00eatre parce que les gens me connaissaient par la radio o\u00f9 je faisais des \u00e9missions? Dans les ann\u00e9es 1980 et 1990, la radio allemande d\u00e9sirait repr\u00e9senter l\u2019ensemble de la soci\u00e9t\u00e9 et les artistes inclus. On avait alors souvent recours \u00e0 des \u00e9crivains parce qu\u2019ils ont des opinions politiques. Mais naturellement les autres artistes avaient aussi des avis sur certaines situations, on avait alors commenc\u00e9 \u00e0 inviter des artistes visuels, des compositeurs et des musiciens. Je faisais donc partie de cette petite cohorte de gens que sont les m\u00e9dias qui une fois qu\u2019ils ont leurs personnes ressources, ils les appellent r\u00e9guli\u00e8rement.<\/p>\n\n\n\n A. E. L.\u00a0:\u00a0Il y a donc un aspect politique \u00e0 ton travail\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Il y a souvent un aspect politique. Je trouve que l\u2019artiste est un \u00eatre dont l\u2019articulation de la vie est marqu\u00e9e par la politique. <\/p>\n\n\n\n Cynthia Noury\u00a0:\u00a0Comme artiste interdisciplinaire, qui n\u2019est pas cantonn\u00e9 \u00e0 une seule pratique, comment percevez-vous la notion de discipline artistique\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Les disciplines sont souvent des modes d\u2019apprentissage. La discipline est tr\u00e8s pr\u00e9cieuse, \u00e0 travers laquelle ont transmet du savoir. Je ne voudrais pas abolir les disciplines. Par contre, la cr\u00e9ation ne conna\u00eet pas de disciplines. Parce qu\u2019en cr\u00e9ation, il ne s\u2019agit pas de transmettre quelque chose ni de formaliser quelque chose. Il s\u2019agit de trouver des connexions, si on est trop inhib\u00e9s par la notion de discipline, on trouve plus difficilement les connexions \u00e9videntes et pertinentes qui sont n\u00e9cessaires au processus cr\u00e9atif. <\/p>\n\n\n\n C. N.\u00a0:\u00a0Donc quand vous cr\u00e9ez, c\u2019est l\u2019intention qui compte au d\u00e9part, ensuite le travail se manifeste \u00e0 travers un m\u00e9dium et le type de pratique artistique par lequel vous jugez que \u00e7a doit \u00eatre r\u00e9alis\u00e9?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : En effet, c\u2019est d\u2019abord l\u2019int\u00e9r\u00eat artistique, ou l\u2019int\u00e9r\u00eat politique qui compte, apr\u00e8s je cherche le moyen de l\u2019exprimer. Parfois, j\u2019ai l\u2019id\u00e9e tr\u00e8s pr\u00e9cise d\u2019une mani\u00e8re de travailler et je commence un travail. Souvent apr\u00e8s quelques temps, je me demande \u00ab \u00e0 quoi \u00e7a sert \u00bb ! <\/p>\n\n\n\n A. E. L.\u00a0:\u00a0La notion de concert, de monstration, de performance en direct est importante pour toi. Il y a une physicalit\u00e9, une pr\u00e9sence\u00a0? Il y a de l\u2019improvisation, c\u2019est le moment pr\u00e9sent qui compte et la physicalit\u00e9 des performeurs ou des musiciens\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Oui, c\u2019est une chose qui est souvent oubli\u00e9e. Avec toutes nos possibilit\u00e9s m\u00e9diatiques et tout l\u2019\u00ab apparat \u00bb qu\u2019on a \u00e0 notre disposition: l\u2019\u00abapparat\u00bb technique, technologique mais aussi conceptuel. On oublie qu\u2019en fin de compte, c\u2019est un humain qui parle \u00e0 d\u2019autres humains. Et je trouve que c\u2019est tr\u00e8s important pour nous de savoir qu\u2019il y a quelqu\u2019un en face, qui fait quelque chose en notre pr\u00e9sence. Mais je trouve aussi que, plus on a le pouvoir de manipuler, plus on oublie qu\u2019on n\u2019est pas vraiment un \u00eatre qui a beaucoup de pouvoir. L\u2019homme n\u2019est pas un \u00eatre qui a beaucoup, beaucoup de force. C\u2019est un \u00eatre tr\u00e8s faible, par rapport \u00e0 tout ce qui nous entoure. Et je trouve que cette faiblesse se montre toujours dans une situation live<\/em>. Parce qu\u2019\u00e0 ce moment-l\u00e0, on est int\u00e9ress\u00e9 par la faiblesse de l\u2019autre, par la potentialit\u00e9 de failure<\/em>, de l\u2019\u00e9chec. On ne veut pas d\u2019un chanteur capable de chanter n\u2019importe quoi, n\u2019importe comment, tout le temps, \u00e0 la perfection. \u00c7a ne nous int\u00e9resse pas ! Par exemple, j\u2019ai d\u00e9velopp\u00e9 des logiciels qui peuvent improviser. Et si on \u00e9coute ces logiciels qui peuvent improviser, c\u2019est la m\u00eame chose que ferait un humain. Sauf qu\u2019apr\u00e8s trois ou quatre minutes, on sent qu\u2019il n\u2019y a personne derri\u00e8re. C\u2019est plaisant et int\u00e9ressant tout le temps. Mais tous les auditeurs, tous les gens avec qui on a fait un petit test sur ces questions disent: \u00ab C\u2019est bon, mais est-ce que c\u2019est vraiment un musicien qui joue ? \u00bb <\/p>\n\n\n\n Ce que l\u2019on souhaiterait c\u2019est le moment o\u00f9 ce questionnement dispara\u00eetra.<\/p>\n\n\n\n C. N. : Mais justement, quand vous faites de la co-improvisation, donc de la composition humain-machine avec de l\u2019improvisation, vous jouez vraiment sur cette ligne entre la place de l\u2019homme et celle de la machine. O\u00f9 concevez-vous cette limite dans votre travail\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : La machine m\u2019int\u00e9resse, surtout l\u2019ordinateur, cette machine-\u00e0-tout-faire. Les machines ont un tr\u00e8s grand pouvoir de s\u00e9duction. On est s\u00e9duit par le fait qu\u2019on peut manipuler et contr\u00f4ler quelque chose qui semble \u00eatre en vie. Mais une vie qui n\u2019existe que dans une certaine enclave, un territoire qu\u2019on a d\u00e9fini \u00e0 l\u2019avance. Ce qui m\u2019int\u00e9resse dans cette interaction c\u2019est que l\u2019\u00eatre humain qui rentre dans ce jeu va \u00eatre beaucoup plus libre par rapport \u00e0 l\u2019ordinateur. Il va introduire des \u00e9l\u00e9ments inattendus qu\u2019il ne se permettait peut \u00eatre pas s\u2019il s\u2019agissait d\u2019une interaction avec un autre \u00eatre humain parce que dans ce cas, on a la pression de la soci\u00e9t\u00e9, de la conformisation<\/em>, d\u2019\u00eatre quelqu\u2019un \u00ab reliable\u00bb<\/em>, \u00abd\u00e9pendable\u00bb<\/em>. Une fois que tous ces r\u00f4les sont pris par l\u2019ordinateur, les musiciens humains – ou l\u2019acteur humain – a beaucoup plus de libert\u00e9, d\u2019agir comme quelqu\u2019un qui serait fou, d\u2019agir comme quelqu\u2019un qui est lib\u00e9r\u00e9 de cette responsabilit\u00e9 d\u2019\u00eatre \u00ab responsable\u00bb. Cette situation m\u2019int\u00e9resse.<\/p>\n\n\n\n C. N. : Votre dispositif\u00a0Native Alien<\/em>\u00a0justement, permet-il selon vous l\u2019exploration pour les musiciens de cette zone de folie et d\u2019impr\u00e9vu<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B.\u00a0:\u00a0Le\u00a0Native Alien<\/em>, c\u2019est une sorte d\u2019installation et la conceptualisation d\u2019une pi\u00e8ce pour un soliste, n\u2019importe quel soliste musical, voire sonore. \u00c7a peut aussi \u00eatre un acteur, un com\u00e9dien. Et un dispositif d\u2019ordinateur. Dans l\u2019ordinateur il y a un logiciel de\u00a0neural network<\/em>. Ce r\u00e9seau neuronal apprend le langage sonore qui lui est offert. Il ne se trouve aucune conception de la composition dans l\u2019ordinateur. L\u2019ordinateur apprend le langage qui lui est offert et \u00e0 partir d\u2019un certain moment, tr\u00e8s t\u00f4t, apr\u00e8s quelques secondes, l\u2019ordinateur se lance dans une s\u00e9rie d\u2019improvisations. Qui sont d\u00e9riv\u00e9es de ce jeu, de ce langage. On peut le faire en direct, c\u2019est-\u00e0-dire s\u2019il y a un tromboniste qui joue par exemple, on peut demander \u00e0 l\u2019ordinateur de jouer le trombone aussi. Mais, c\u2019est un peu d\u00e9routant pour le musicien parce que ce jeu de miroirs devient un peu\u00a0unsettling<\/em>. C\u2019est pour \u00e7a qu\u2019on a choisi de traiter le signal. C\u2019est \u00e0 dire qu\u2019il y a toujours un logiciel de base qui s\u2019appelle\u00a0OMAX\u00a0et qui a \u00e9t\u00e9 d\u00e9velopp\u00e9 \u00e0 Paris, \u00e0 l\u2019IRCAM. Il y a toujours les m\u00eames instruments qui sortent et nous prenons ce r\u00e9sultat sonore et le traitons en temps r\u00e9el avec plusieurs facteurs qui sont aussi d\u00e9riv\u00e9s du jeu des musiciens.\u00a0<\/p>\n\n\n\n <\/a>Cela cr\u00e9e une sorte de miroir mais un miroir qui n\u2019est pas vraiment clair pour les musiciens et qui se pr\u00e9sente comme une autre entit\u00e9, un autre \u00eatre, sonore. Et l\u00e0, commence le jeu. Dans ce dispositif il y a aussi une partition. L\u2019ordinateur ne g\u00e9n\u00e8re pas seulement du son. Il pr\u00e9pare aussi une partition en temps r\u00e9el. Les musiciens peuvent la lire, la suivre ou pas. Ils ont la libert\u00e9 de la regarder ou pas. Mais souvent ils le font. Parce que ce que l\u2019ordinateur propose est int\u00e9ressant. Il commence avec \u00e7a, c\u2019est un nouveau th\u00e8me peut-\u00eatre ? Un th\u00e8me qui est d\u00e9riv\u00e9 de leur jeu avant. Et cela cr\u00e9e une m\u00e9moire musicale int\u00e9ressante parce qu\u2019on peut le suivre comme auditeur. On comprend intuitivement qu\u2019on a d\u00e9j\u00e0 entendu une m\u00eame m\u00e9lodie mais, pas identique, pas exactement cette m\u00e9lodie. C\u2019est ainsi qu\u2019on peut b\u00e2tir des grandes formes. Une dramaturgie qui est naturellement g\u00e9r\u00e9e par les musiciens, mais appuy\u00e9e par l\u2019ordinateur \u00e0 travers la partition. Ainsi est constitu\u00e9 le dispositif Native Alien<\/em>.<\/p>\n\n\n\n Pour r\u00e9pondre \u00e0 votre question \u00e0 savoir si le dispositif Native Alien<\/em> permet l\u2019exploration aux musiciens de cette zone de folie et d\u2019impr\u00e9vu, je r\u00e9pondrais qu\u2019 en effet c\u2019est possible une fois qu\u2019ils l\u2019ont apprivois\u00e9e. Au d\u00e9but, cela les intimide parce que ce dispositif semble \u00e9norme et peut les imiter en jouant des phrases musicales plus longtemps qu\u2019eux, sans avoir les contraintes physiques d\u2019un musicien humain (souffle, vitesse etc.). Mais apr\u00e8s un certain temps, les musiciens commencent \u00e0 comprendre que \u00e7a leur donne une sorte d\u2019espace qui n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 avant que la machine<\/em> n\u2019intervienne. <\/p>\n\n\n\n Dans Native Alien,<\/em> il y a une sorte de dramaturgie cach\u00e9e. Elle est li\u00e9e aux \u00e9motions. L\u2019ordinateur est programm\u00e9 pour jouer avec neuf \u00ab \u00e9tats d\u2019\u00e2me\u00bb : \u00e9tats mentaux, \u00e9tats \u00e9motifs. Et, \u00e7a change toujours d\u2019une certaine mani\u00e8re. C\u2019est-\u00e0-dire que l\u2019ordinateur peut \u00eatre comique, d\u00e9sastreux, h\u00e9ro\u00efque ou calmant\u2026<\/p>\n\n\n\n A. E. L.\u00a0:\u00a0Ces changements d\u2019\u00e9tat sont-ils programm\u00e9s dans l\u2019algorithme\u00a0? Est-ce quelque chose qui est partiellement al\u00e9atoire, une esp\u00e8ce de hasard dirig\u00e9\u00a0? Ou bien, d\u00e9pendant de ce que les musiciens produisent, l\u2019ordinateur va-t-il aller vers l\u2019une ou l\u2019autre de ces directions\u00a0? Comment fonctionne cette petite intelligence artificielle musicale\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Il y a un petit \u00abtrick<\/em> \u00bb. On on a cet univers au complet, on a les \u00e9tats de l\u2019ordinateur. Il y a aussi une s\u00e9quence des \u00ab \u00e9tats d\u2019\u00e2me\u00bb qui est impos\u00e9e par un texte que j\u2019ai \u00e9crit, et qui est bas\u00e9 sur l\u2019id\u00e9e de neuf \u00e9tats. J\u2019ai \u00e9crit un lipogramme, un texte oulipien qui a seulement neuf lettres. On suit l\u2019\u00e9volution de ce texte et il d\u00e9termine l\u2019approche, la prochaine \u00e9motion qui arrive. Mais, le moment de transition est toujours choisi par l\u2019interpr\u00e8te. C\u2019est \u00e0 dire qu\u2019il a une p\u00e9dale qu\u2019il peut actionner et indiquer \u00ab voil\u00e0 je veux voir la prochaine \u00e9motion \u00bb. Et \u00e0 partir de ce moment, il se d\u00e9clenche une sorte de mouvement transitionnel entre deux \u00e9motions, ou bien une coupure. <\/p>\n\n\n\n Et c\u2019est pour \u00e7a qu\u2019on a \u00ab un directeur de l\u2019ordinateur \u00bb, une sorte de chef d\u2019orchestre de l\u2019ordinateur, qui surveille un peu le processus, et qui peut d\u00e9cider musicalement si on veut une transition lente, une transition vite, une transition retard\u00e9e, ou m\u00eame avanc\u00e9e. Mais \u00e0 un certain moment il peut dire \u00ab voil\u00e0, un des musiciens joue d\u00e9j\u00e0 avec un certain type d\u2019\u00e9motion, il faut vraiment avancer \u00bb. Il peut pousser l’action vers une autre \u00e9motion. Mais l\u2019ordinateur ne peut pas \u00abjouer\u00bb. Il peut seulement dire, \u00ab voil\u00e0, vas-y ! \u00bb, comme un chef d\u2019orchestre. Il donne une sorte d\u2019instruction dramaturgique \u00e0 l\u2019ordinateur. Et le reste est fait par le syst\u00e8me, qui s\u2019organise autour du son, qui prend du son, le mixe et le traite, le transforme pour arriver \u00e0 la prochaine \u00e9motion.<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : Et ce texte oulipien constitu\u00e9 \u00e0 partir de neuf lettres, tu le permutes pour cr\u00e9er des mots, un po\u00e8me\u00a0? Il n\u2019est pas audible. Pourrait-on dire\u00a0qu\u2019il fait parti de la partition cach\u00e9e ?<\/strong>\u00a0<\/p>\n\n\n\n S. B. : En effet !<\/p>\n\n\n\n A. E. L.\u00a0:\u00a0Alors, pourquoi d\u00e9cider de garder enfouie et cach\u00e9e cette composante\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : C\u2019est une pi\u00e8ce avec une histoire\u00a0! C\u2019est-\u00e0-dire\u00a0Native Alien<\/em>, c\u2019est la derni\u00e8re r\u00e9alisation d\u2019un projet d\u2019\u0153uvres que j\u2019ai entrepris il y a vingt ans. Depuis, j\u2019ai cr\u00e9\u00e9 plusieurs \u0153uvres avec ce po\u00e8me. Ce po\u00e8me parle d\u2019un d\u00e9part de la maison, d\u00e9part d\u2019un environnement contr\u00f4l\u00e9, \u00ab\u00a0the native land\u00a0\u00bb parce qu\u2019on n\u2019est pas \u00e0 l\u2019aise dans ce \u00ab\u00a0native land\u00a0\u00bb. Et on cherche partout dans le monde, dans plusieurs it\u00e9rations et on trouve qu\u2019au bout du compte le pays natal est en soi. Voil\u00e0. C\u2019est l\u2019histoire du po\u00e8me. Cela m\u2019int\u00e9ressait, parce que c\u2019est aussi un peu mon histoire.<\/p>\n\n\n\n Pour revenir a \u00ab\u00a0Native Alien\u00a0\u00bb, j\u2019ai \u00e9crit d\u2019abord des \u0153uvres pour trombone et orchestre, mais l\u2019orchestre \u00e9tait divis\u00e9 en huit parties dont huit sections autour du soliste\u00a0: c\u2019\u00e9tait une grande installation spatiale \u00e0 Berlin en 2004,\u00a0Inside a Native Land<\/em>.\u00a0 Au milieu, il y avait le tromboniste, le public \u00e9tait autour du soliste, et autour du public il y avait l\u2019orchestre. C\u2019est dans la mani\u00e8re de donner des signes et de diriger que cela fonctionnait. Le tromboniste \u00e9tait aussi le chef d\u2019orchestre, et en quelque sorte le mixeur. Parce qu\u2019il pouvait baisser le son de cette partie d\u2019orchestre, et \u00e9lever le son de l\u2019autre. Il faisait tout, et il r\u00e9citait aussi le po\u00e8me. La deuxi\u00e8me version \u00e9tait dans la\u00a0Disney Concert Hall \u00e0 Los Angeles, et s’appelait\u00a0Vineland Stelae<\/em>.\u00a0<\/em>Cette fois l\u00e0, on a ajout\u00e9 des musiciens \u00e0 l\u2019orchestre qui n\u2019\u00e9taient pas issus de la tradition occidentale\u00a0:\u00a0 des musiciens indiens, japonais et africains. Mais naturellement une pi\u00e8ce de ce genre est tr\u00e8s difficile \u00e0 monter. Je ne connais aucune organisation musicale \u00e0 Montr\u00e9al qui aurait le budget pour la produire. Bref, j\u2019ai pens\u00e9 qu\u2019il faudrait une \u00ab\u00a0version de poche\u00bb.\u00a0Native Alien,<\/em>\u00a0c\u2019est la version de poche. C\u2019est \u00e0 dire, qu\u2019on a seulement besoin d\u2019un laptop, d\u2019un syst\u00e8me sonore et d\u2019un tromboniste pour r\u00e9aliser la m\u00eame pi\u00e8ce. Mon texte oulipien se trouvait alors toujours comme \u00e9tant \u00e0 la fondation de cette s\u00e9rie de morceaux.<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : Est-ce qu\u2019une version qui ne serait pas r\u00e9duite, pourrait \u00eatre r\u00e9alis\u00e9e dans un contexte o\u00f9 il y aurait peu de moyens\u00a0? Par exemple, aller en Afrique, trouver une ville, des musiciens de diff\u00e9rentes r\u00e9gions et les r\u00e9unir. Puis faire une version qui aurait quand m\u00eame une certaine envergure, qui ne serait pas la version de poche et pas non plus la version du Disney Concert Hall. Est-ce que tu serais int\u00e9ress\u00e9 \u00e0 voyager avec cette pi\u00e8ce, voir sur place, localement, comment des musiciens pourraient r\u00e9agir avec ce type de proposition\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : C\u2019est ce que je fais d\u2019une certaine mani\u00e8re, mais autrement. J\u2019ai r\u00e9utilis\u00e9 la mani\u00e8re de travailler l\u2019espace avec l\u2019orchestre autour du public. Il y a une pi\u00e8ce que nous avons pr\u00e9sent\u00e9e ici \u00e0 l\u2019Agora Hydro-Qu\u00e9bec de l\u2019UQAM en 2011. Quatre percussionnistes se trouvaient aux quatre coins de la salle, un quatuor \u00e0 cordes au milieu, et le public entre les deux. C\u2019est le m\u00eame syst\u00e8me de spatialisation musicale mais pour une autre musique qui s\u2019appelait Alien Lands<\/em>. <\/p>\n\n\n\n Alien Lands<\/em>, c\u2019est aussi un mot qui vient de ce po\u00e8me, bien qu\u2019il ne soit pas ici utilis\u00e9 pour g\u00e9n\u00e9rer une structure. Maintenant, je travaille avec beaucoup de musiciens. J\u2019ai fond\u00e9 un ensemble \u00e0 Montr\u00e9al, Berlin, et Pune en Inde qui regroupe des musiciens de musique traditionnelle et de musique eurologique savante, on pourrait dire. On essaie de trouver un langage commun, d\u2019abord. L\u2019un des enjeux avec cette version plus grande, c\u2019est qu\u2019il y une partition qu\u2019il faut pouvoir lire. Elle est \u00e9crite pour les musiciens de formation tr\u00e8s avanc\u00e9e. Je ne crois pas que des \u00e9tudiants de musique contemporaine peuvent la jouer sans beaucoup travailler au pr\u00e9alable. C\u2019est vraiment pour des professionnels exp\u00e9riment\u00e9s qui peuvent lire, m\u00e9moriser et\/ou improviser sur ce qu\u2019ils lisent, ce qui est tr\u00e8s difficile. J\u2019\u00e9tais chanceux de pouvoir travailler avec des musiciens de ce calibre, mais cet ensemble ne peut pas se transporter partout. Je m\u2019int\u00e9resse beaucoup \u00e0 des projets comme \u00e7a, qui commencent de rien et o\u00f9 on trouve quelque chose qui surgit de l\u2019interaction entre les gens. Par exemple \u00e0 Pune, je vais enregistrer un disque avec des musiciens indiens qui ne lisent pas les partitions occidentales, qui n\u2019ont pas de tradition de lecture dans leur musique, mais qui poss\u00e8dent une incroyable capacit\u00e9 de m\u00e9morisation et un talent super aiguis\u00e9 pour improviser\u2026 On peut jouer une m\u00e9lodie : ils la captent tout de suite et peuvent la reproduire ou bien un rythme compliqu\u00e9. Ils ont des capacit\u00e9s tr\u00e8s particuli\u00e8res et je travaille avec eux depuis un an maintenant. Et on va enregistrer un disque avec les pi\u00e8ces qu\u2019on a cr\u00e9\u00e9es ensemble.<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : Comment r\u00e9ussis-tu \u00e0 d\u00e9tourner les habitudes de certains musiciens classiques alors qu\u2019ils sont accord\u00e9s d\u2019une certaine mani\u00e8re, quand ils rencontrent des musiciens d\u2019autres cultures, car les intervalles entre les notes doivent \u00eatre diff\u00e9rents\u00a0? Certains musiciens ne sont pas toujours n\u00e9cessairement \u00e0 l\u2019aise avec ces ph\u00e9nom\u00e8nes comme faire cohabiter des modes, des \u00e9chelles et des gammes diff\u00e9rentes. Est-ce que cela a d\u00e9j\u00e0 pos\u00e9 des probl\u00e8mes\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Cela pose toujours des probl\u00e8mes! Surtout \u00e0 Berlin, on a un ensemble tr\u00e8s disparate. L\u2019ensemble \u00e0 Montr\u00e9al est plus homog\u00e8ne, d\u2019une certaine mani\u00e8re. On y retrouve beaucoup plus de gens d\u2019Asie de l\u2019Ouest (que l\u2019on appelle aussi le Moyen-Orient, je pr\u00e9f\u00e8re le terme Asie de l\u2019Ouest). Cela g\u00e9n\u00e8re une certaine coh\u00e9rence. Mais dans notre ensemble \u00e0 Berlin il y a plusieurs cultures et cela nous a d\u00e9cid\u00e9 d\u2019en faire une pi\u00e8ce. On a d\u2019ailleurs fait une pi\u00e8ce, o\u00f9 on joue avec les modes respectifs de chacun pour s\u2019accorder, qui s\u2019appelle Tuning<\/em> et o\u00f9 on explore justement les diff\u00e9rences des \u00abaccordements\u00bb d\u2019une mani\u00e8re productive. Dans cette pi\u00e8ce, la m\u00eame m\u00e9lodie est jou\u00e9e deux fois : une fois accord\u00e9e d\u2019une mani\u00e8re, une fois accord\u00e9e d\u2019autre mani\u00e8re. On cr\u00e9e m\u00eame parfois des jeux sur une seule note. On rep\u00e8re quelle sera la prochaine note et on entend les diff\u00e9rentes prochaines notes pour chacun\u2026 Mais on fait vraiment de la musique, on ne fait pas une d\u00e9monstration p\u00e9dagogique.<\/p>\n\n\n\n C. N. : En faisant de telles exp\u00e9riences vous r\u00e9ussissez \u00e0 faire des concerts ou bien tout doit \u00eatre travaill\u00e9 en studio\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Non, on fait des concerts live, parce qu\u2019on n\u2019est pas encore pr\u00eat. \u00c0 Berlin, on travaille depuis deux ans, ici depuis un an et \u00e0 Pune aussi depuis un an. On n\u2019est pas encore vraiment arriv\u00e9 \u00e0 quelque chose qui devrait \u00eatre enregistr\u00e9 en studio. On cherche encore. Et on veut chercher jusqu\u2019au dernier moment et \u00e0 ce moment-l\u00e0 on enregistrera. Mais on fait des concerts, c\u2019est-\u00e0-dire avec l\u2019ensemble de Montr\u00e9al on fera un concert le 10 octobre ici au Ges\u00f9 : on va pr\u00e9senter notre premi\u00e8re ann\u00e9e de travail ensemble. C\u2019est sur un th\u00e8me, c\u2019est \u00e0 dire qu\u2019on a choisi une m\u00e9lodie commune inspir\u00e9e de l\u2019\u0153uvre de Claude Vivier, un compositeur qu\u00e9b\u00e9cois qui a cr\u00e9\u00e9 la pi\u00e8ce : \u00ab Je reverrai cette ville \u00e9trange \u00bb. Pour nous, la ville \u00e9trange c\u2019est Montr\u00e9al. Parce qu\u2019on est presque tous des immigrants. Il n\u2019y a, je crois, qu\u2018un seul qu\u00e9b\u00e9cois d\u2019origine parmi nous.<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : Sandeep, tu nous as apport\u00e9 des musiques. Nous avons \u00e9cout\u00e9 un extrait de\u00a0Native Alien<\/em>. Tu nous as aussi apport\u00e9 l\u2019enregistrement d\u2019une \u0153uvre qui s\u2019appelle\u00a0Ha\u00efku<\/em>\u00a0compos\u00e9e de 17 petites pi\u00e8ces comme 17 ha\u00efkus. Sont-elles construites sur les principes similaires \u00e0 ceux que tu nous as d\u00e9crits pr\u00e9c\u00e9demment\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : En fait c\u2019est diff\u00e9rent. Un ha\u00efku est souvent construit avec 17 syllabes: 5 plus 7 plus 5. Donc chaque morceau repr\u00e9sente une syllabe. Il y a 5 pi\u00e8ces bas\u00e9es sur seulement les hauteurs, 7 pi\u00e8ces ax\u00e9es sur le rythme, et 5 pi\u00e8ces utilisant les deux param\u00e8tres. Mais dans chaque pi\u00e8ce, on trouve aussi 17 unit\u00e9s de pens\u00e9e musicale, divis\u00e9s encore une fois en 5 pens\u00e9es initiales, 7 contre-pens\u00e9es et 5 pens\u00e9es de synth\u00e8se entre les deux.<\/p>\n\n\n\n Le\u00a0Miyagi Ha\u00efku<\/em>, c\u2019\u00e9tait une pi\u00e8ce que j\u2019ai \u00e9crite tr\u00e8s rapidement en r\u00e9action au tsunami qui a d\u00e9vast\u00e9 le Japon en 2011. J\u2019ai organis\u00e9 une sorte d\u2019\u00e9v\u00e9nement artistique \u00e0 la\u00a0SAT\u00a0(Soci\u00e9t\u00e9 des arts technologiques), pour r\u00e9colter des fonds. Mais surtout pour cr\u00e9er ne connexion artistique avec le Japon. Je ne savais pas quel musicien allait venir, alors c\u2019est une pi\u00e8ce sans instrumentation\u00a0:\u00a0<\/p>\n\n\n\n il n\u2019y avait aucune indication \u00e0 savoir qui allait jouer et avec quoi. Il existe une version cr\u00e9\u00e9e par trois musiciens de jazz de New York\u00a0:\u00a0Peter Evans,\u00a0Dave Taylor,\u00a0Felix Del Tredici. Ils ont \u00e9t\u00e9 fascin\u00e9s par la partition et ont trouv\u00e9 une solution pour le faire en trio, ils l\u2019ont travaill\u00e9 sans moi. Puis ils ont fait la premi\u00e8re mondiale \u00e0 New York. Et un an apr\u00e8s, le festival\u00a0Montr\u00e9al Nouvelles Musiques<\/em>\u00a0les a invit\u00e9s \u00e0 rejouer la pi\u00e8ce ici. Plutard nous avons r\u00e9alis\u00e9 un enregistrement. Dans cette version, ils n\u2019ont pas seulement leur trombone et leur trompette, mais aussi un dispositif pour pr\u00e9parer le son et des petits instruments percussifs ou\u00a0metal sheets<\/em>. Jouer sur le\u00a0metal sheet<\/em>donne une autre r\u00e9sonnance. Ils ont fait des exp\u00e9rimentations avec toutes sortes de choses. En fait la partition est constitu\u00e9e uniquement d\u2019une ligne m\u00e9lodique qu\u2019il faut prendre et adopter de plusieurs mani\u00e8res. Un trio comme le leur peut l\u2019adapter trois fois de mani\u00e8re diff\u00e9rente. Ils ont ainsi explor\u00e9 17 variantes. Il y a des versions o\u00f9 il y a une sorte de r\u00e8gle. Il y a des versions o\u00f9 il y a musicien un soliste et les autres musiciens l\u2019accompagnent. Il y a plusieurs organisations sociales qui se mettent en place dans cette pi\u00e8ce entre trois personnes.<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : J\u2019ai cru d\u00e9celer une influence de la musique japonaise traditionnelle dans cet enregistrement.<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Ces trois musiciens connaissent bien la musique traditionnelle japonaise. En fait, Felix Del Tredici est \u00e0 moiti\u00e9 japonais, comme moi qui suis moiti\u00e9 indien. Il se peut bien qu’il y ait une influence japonaise, mais pas dans toutes les interpr\u00e9tations.<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : Cette approche avec laquelle tu as de cr\u00e9er des rencontres entre les cultures me semble li\u00e9e \u00e0 ce que tu viens de dire. Tu as toi-m\u00eame un bagage personnel qui est d\u00e9j\u00e0 hybride. Peux-tu nous en parler\u00a0? Quel impact cela a sur ton travail\u00a0?\u00a0<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Au d\u00e9but, dans les premi\u00e8res interviews, apr\u00e8s avoir fini mes \u00e9tudes alors que j\u2019\u00e9tais lanc\u00e9 comme jeune compositeur, on m\u2019a toujours demand\u00e9 \u00ab Il est o\u00f9 le c\u00f4t\u00e9 indien dans votre musique ? \u00bb J\u2019ai toujours r\u00e9pondu \u00ab Aucune id\u00e9e ! \u00bb Parce que cela m\u2019aga\u00e7ait un peu. J\u2019ai un nom indien mais j\u2019ai une formation totalement europ\u00e9enne. Mais au fur et \u00e0 mesure, qu\u2019on devient plus m\u00fbr, on comprend qu\u2019il y a des traces. Comme je vais en Inde une fois par ann\u00e9e, j\u2019ai naturellement red\u00e9couvert l\u2019aspect indien dans mon travail. Il y a plusieurs choses que j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 r\u00e9aliser de moi-m\u00eame \u00e0 travers l\u2019\u00e9tude de l\u2019esth\u00e9tique et des pratiques artistiques indiennes. Je viens d\u2019une famille o\u00f9 quelques femmes \u00e9taient danseuses. J\u2019ai grandi dans cet entourage. Mais cela reste tr\u00e8s personnel. C\u2019est mon imaginaire qui est encore indien. J\u2019ai pass\u00e9 mes six premi\u00e8res ann\u00e9es en Inde. Par la suite, j\u2019y allais pour quelques mois tous les deux ans. Cela a s\u00fbrement form\u00e9 mes sentiments, mes go\u00fbts, etc. Je crois que cela est manifeste dans ma musique. <\/p>\n\n\n\n Naturellement, comme enfant, je cherchais \u00e0 questionner la communication de mes parents parce que j’avais compris que les r\u00e8gles qu\u2019on me donnait en Allemagne \u00e9taient des r\u00e8gles locales. Par exemple, si on mange d\u2019une certaine mani\u00e8re \u00e0 table c\u2019est parce qu\u2019en Allemagne on mange de cette fa\u00e7on. En Inde, c\u2019est diff\u00e9rent. Cela est tr\u00e8s important pour moi. Chaque fois que quelqu\u2019un fait une affirmation, je pense \u00ab oui, c\u2019est vrai ici ! (Mais pas n\u00e9cessairement ailleurs) \u00bb. Car il existe toujours des modes de faire qui sont autres. Examiner ces modes est instructif. C\u2019est une m\u00e9thode qui permet de penser \u00e0 des alternatives. Il y a toujours une alternative qui est valable, vivante et qui existe de son propre steam<\/em>. Ce n\u2019est pas une alternative fictionnelle, imaginaire. Elle existe vraiment. Je crois que \u00e7a m\u2019a form\u00e9 d\u2019une certaine mani\u00e8re. Cela influence tout ce que je fais. Mais c\u2019est plus profond de \u00e7a. Je ne suis pas interculturel parce que c\u2019est une bonne chose d\u2019\u00eatre interculturel. Je le suis naturellement. Je ne peux rien \u00eatre d\u2019autre.<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : J\u2019ai l\u2019impression que ton travail est une r\u00e9flexion sur les similitudes et les diff\u00e9rences pos\u00e9es comme probl\u00e8mes par cette interculturalit\u00e9.<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : En effet, c\u2019est tr\u00e8s pertinent. Par exemple, je trouve certaines choses similaires qui pour un homme \u00abmonoculturel\u00bb sont tr\u00e8s diff\u00e9rentes alors que moi je les trouve tr\u00e8s proches l\u2019une de l\u2019autre. Je ne crois pas \u00e0 certaines id\u00e9es comme : \u00ab On est tous des rockers<\/em> \u00bb ou \u00ab Nous nous comprennons tous \u00bb ou encore \u00ab On est tous fr\u00e8res ou s\u0153urs dans le monde \u00bb. On est tr\u00e8s diff\u00e9rents les uns des autres, pas pour des id\u00e9es aussi superficielles, c\u2019est seulement dans la profondeur des r\u00e9flexions, des comportements que la vraie diff\u00e9rence se montre.<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : Je voulais savoir si pour toi le jazz et la musique improvis\u00e9e avaient eu un impact sur ton travail\u00a0? Parce qu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9coute il me semble qu\u2019il y a des \u00e9l\u00e9ments qui se rapprochent aussi du jazz.<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Depuis quelques ann\u00e9es, la composition et la co-improvisation sont des choses tr\u00e8s importantes pour moi, en particulier la composition avec improvisation. Le jazz naturellement a toujours \u00e9t\u00e9 une musique que j\u2019aime beaucoup, mais pas toutes les sortes de jazz.<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : Le free jazz aussi, celui peut \u00eatre de\u00a0Ornette Coleman\u00a0ou de\u00a0Cecil Taylor\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Oui, \u00e0 une certaine \u00e9poque \u00e7a m\u2019int\u00e9ressait mais je n\u2019en ai pas tir\u00e9 de mod\u00e8le ou d\u2019id\u00e9es parce que je trouve que le free jazz est une illusion. Il n\u2019existe pas de free jazz. Il y a toujours un jazz inform\u00e9 d\u2019une certaine mani\u00e8re de penser, d\u2019un certain travail corporel. Chaque musicien travaille pendant des ann\u00e9es \u00e0 apprendre \u00e0 jouer de son instrument d\u2019une certaine mani\u00e8re. Cet apprentissage devient comme une sorte de partition ! Ils n\u2019ont pas vraiment de libert\u00e9..<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : Le corps du musicien devient comme une partition\u2026<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Le corps devient comme une partition. Et si on l\u2019\u00e9tiquette comme free jazz, je crois que c\u2019est une mani\u00e8re de faire de la promotion pour avancer l\u2019idee d’une soci\u00e9t\u00e9 liberale, mais ce n\u2019est pas une vraie \u00e9tiquette. C\u2019est pour cela que je pr\u00e9f\u00e8re les gens qui disent \u00ab Voil\u00e0, il y a des r\u00e8gles dans mon travail et j\u2019accepte qu\u2019il n\u2019y ait pas de libert\u00e9, mais il y a autre chose bien plus plus int\u00e9ressante, c\u2019est la dimension artistique. \u00bb<\/p>\n\n\n\n C. N. : Tout \u00e0 l\u2019heure tu me parlais d\u2019un prochain projet qui s\u2019en vient, qui a un titre tr\u00e8s accrocheur\u00a0: le\u00a0Body Suit Score<\/em>. Qu\u2019est-ce que c\u2019est\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Une partie de mon travail c\u2019est aussi faire de la musique dans les espaces publics. Je suis un peu contre l\u2019institution du concert o\u00f9 le public est assis et \u00e9coute avec plus ou moins d\u2019attention. Les environnements musicaux m\u2019int\u00e9ressent beaucoup ainsi que les situations o\u00f9 on ne sait pas n\u00e9cessairement que c\u2019est un vrai concert qu\u2019on entend. J\u2019ai fait des projets de ce type comme Nexus<\/em>, il y a quelques ann\u00e9es, dans les rues autour de l\u2019universit\u00e9 Concordia et \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de ses b\u00e2timents pendant un congr\u00e8s sur les humanit\u00e9s<\/em> o\u00f9 les musiciens apparaissaient chacun leur tour mais tous connect\u00e9s par un r\u00e9seau wifi. Cela fonctionnait bien, sauf que le probl\u00e8me avec cette pi\u00e8ce, venait du fait que les musiciens \u00e9taient en d\u00e9placement continuels, ils devaient donc apprendre toute la partition par c\u0153ur. Cette partition n\u2019\u00e9tait pas faite comme une s\u00e9quence normale, mais selon une une s\u00e9rie d\u2019instructions comme un \u00ab software \u00bb. La partition dictait au musicien la marche \u00e0 suivre, par exemple \u00ab Si tu traverses un seuil, il faut jouer \u00e7a. Si tu rencontres quelqu\u2019un qui parle, il faut jouer \u00e7a. Si tu rencontres\u2026 \u00bb. Il y avait toute une s\u00e9rie de r\u00e8gles pour interagir avec le public. C\u2019\u00e9tait difficile pour le musicien de les apprendre toutes, et de le retenir dans une situation r\u00e9elle, de la sorte on avait totalement perdu l\u2019aspect qui m\u2019int\u00e9resse dans la musique : la synchronicit\u00e9. <\/p>\n\n\n\n En tant qu\u2019\u00eatres humains on est ax\u00e9s sur la synchronicit\u00e9 des choses. La synchronicit\u00e9 c\u2019est le moteur de la s\u00e9mantique d\u2019une certaine mani\u00e8re. Les choses qui sont synchrones ce sont les choses qui nous font penser. Et dans une improvisation comme \u00e7a, o\u00f9 les gens ne peuvent pas s\u2019entendre, on ne peut pas cr\u00e9er de moments de synchronicit\u00e9 pour un public. Je pensais alors qu\u2019il fallait trouver un autre moyen pour que \u00e7a se fasse dans ces conditions. Pendant la derni\u00e8re ann\u00e9e, on a commenc\u00e9 \u00e0 travailler, \u00e0 d\u00e9velopper une partition qui serait un v\u00eatement avec Joanna Berzowska \u00e0 Concordia, Marcelo Wanderley et Isabelle Cossette de McGill. Nous avons cr\u00e9\u00e9 un v\u00eatement avec des vibrateurs, des actuateurs vibratoires et plusieurs compositeurs concevaient les pi\u00e8ces pour chacun de ces dispositifs. <\/p>\n\n\n\n Mais qu\u2019est-ce que cela veut dire ? Comment un musicien peut-il comprendre ces signaux ? Comment peut-il apprendre le langage sans avoir \u00e0 lire une documentation de milles pages ? Je connais mes musiciens, je sais qu\u2019ils ne les liront pas ! On commence donc \u00e0 cr\u00e9er des jeux auditifs, avec un concepteur de jeux, qui entraine les musiciens \u00e0 l\u2019utilisation de ce syst\u00e8me. Par exemple, ils jouent de leur instrument et si ils font des \u00ab bonnes choses\u00bb ils auront une sorte de r\u00e9compense et ils pourront avancer au niveau du jeu suivant\u2026<\/p>\n\n\n\n C. N. : Si je comprends bien, c\u2019est le v\u00eatement qui, en envoyant des vibrations, va donner des indications sur l\u2019action \u00e0 performer en fonction de ce qui se passe.\u00a0<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : En effet, il y a plusieurs instructions qui peuvent se transmettre. Par exemple pour dire \u00ab Jouer plus fort \u00bb on con\u00e7oit un signal qui bouge d\u2019une certaine mani\u00e8re. Il y a des informations beaucoup plus difficiles. Comme \u00ab Progresser au mode 2. \u00bb<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : Mais alors, comment traduitre cela par le sens du toucher artificiel de la combinaison\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : On a devis\u00e9 un syst\u00e8me qu\u2019on appelle des \u00ab\u00a0tactons\u00a0\u00bb. C\u2019est-\u00e0-dire que ce n\u2019est pas un vibrateur mais ce sont des unit\u00e9s de plusieurs tacteurs qui bougent d\u2019une certaine mani\u00e8re, qui constituent ainsi un signal.<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : Est-ce que le musicien doit m\u00e9moriser les s\u00e9quences des signaux ou est-ce que, intuitivement, les musiciens, par la nature m\u00eame de la mani\u00e8re dont le signal est r\u00e9parti sur le corps, peuvent comprendre ce que vous voulez communiquer\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : \u00c7a d\u00e9pend. Si on veut \u00e9voquer une information analogue comme l’intensit\u00e9, \u00e7a fonctionne. Mais comment \u00e9voque-t-on par exemple \u00ab\u00a0changer les registres du plus haut au plus bas\u00a0\u00bb? Il y a des tactons<\/em> qu\u2019il faut apprendre et c\u2019est pour cette raison que le jeu est con\u00e7u parce qu\u2019on apprend les tactons<\/em> par le jeu : D\u2019abord le premier ensuite on acc\u00e8de au niveau suivant qui est \u00e0 deux tactons<\/em>, puis il faut diff\u00e9rencier le prochain niveau qui a trois tactons<\/em>. C\u2019est de la sorte que les musiciens apprennent. Mais l\u2019ordinateur doit reconna\u00eetre si le musicien a vraiment reconnu le tacton<\/em> par le jeu seul, cela est le plus difficile. <\/p>\n\n\n\n Le but serait, par exemple, d\u2019avoir vingt-cinq musiciens sur l\u2019esplanade de la Place-des-Arts en train de jouer et qui, \u00e0 un moment donn\u00e9, pourraient commencer \u00e0 jouer ensemble parce qu\u2019ils seraient connect\u00e9s \u00e0 une source d\u2019information qui leur dirait : \u00ab voil\u00e0, l\u2019un d\u2019entre vous fait ceci, il vous faut donc faire cela\u00bb, etc. Et cela sur des harmonies qui surgiraient et qui dispara\u00eetraient cr\u00e9ant une sorte de musique spatialis\u00e9e mais vivante.<\/p>\n\n\n\n A. E. L. : Cette partition soul\u00e8ve une question int\u00e9ressante. Cette indication est physique, alors que, quand on veut synchroniser des musiciens dans un espace aussi vaste, on peut utiliser la radio par exemple, avec des m\u00e9tronomes, un\u00a0clic-track<\/em>\u00a0avec des indications, avec des hauteurs. C\u2019est une chose qui se fait d\u00e9j\u00e0. Alors quelle est la diff\u00e9rence entre cette vieille technique, avec un petit \u00e9couteur qui nous donne quelques indications qu\u2019on peut suivre comme musicien, et cette exp\u00e9rience presque immersive du corps. Qu\u2019est-ce que cela peut modifier le r\u00e9sultat musical\u00a0?<\/strong><\/p>\n\n\n\n S. B. : Oui, c\u2019\u00e9tait notre souci du d\u00e9but. C\u2019est une question d\u2019ergonomie. J\u2019ai fait des pi\u00e8ces aussi avec le clic track<\/em>, et les indications auditives. Mais le m\u00e9dium des musiciens c\u2019est l\u2019audio et si une autre source auditive leur arrive \u00e0 l\u2019oreille au moment de jouer, cela sera difficile pour eux \u00e0 g\u00e9rer. \u00c7a peut les d\u00e9router et prendre, d\u2019une certaine mani\u00e8re, une part d\u2019\u00e9nergie qui manquera \u00e0 la musique. Les musiciens ont souvent dit \u00ab Ouf les clics track<\/em> ! Quand tu nous parles dans les oreilles pendant qu\u2019on joue, c\u2019est vraiment aga\u00e7ant. \u00bb On s\u2019est demand\u00e9 que faire alors ? Un musicien peut-il \u00ab comprendre \u00bb les vibrations pendant qu\u2019il joue ? On a eu la vison de sons vibrants sur le corps, qui peuvent donner des patterns tr\u00e8s complexes. Et si ces vibrations procurent des sensations agr\u00e9ables, cela peut devenir une seconde nature dans le sens qu\u2019ils ne pensent pas mais ressentent directement. C\u2019est comme conduire une voiture, on ne pense pas au mouvement du pied qui semble agir tout seul. <\/p>\n\n\n\n On est orient\u00e9 vers le but, vers la situation autour de soi, c\u2019est le but des\u00a0Body Suit Score<\/em>. Et c\u2019est pour \u00e7a qu\u2019il est sur le corps et que le corps est impliqu\u00e9. Id\u00e9alement, \u00e7a devient comme une deuxi\u00e8me peau qui semble tr\u00e8s naturelle, et les r\u00e9actions de cette peau deviennent quelque chose qui nous am\u00e8ne comme musicien \u00e0 poser gestes diff\u00e9rents.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Andr\u00e9 \u00c9ric L\u00e9tourneau :\u00a0Sandeep Bhagwati, tu es compositeur et artiste interdisciplinaire mais tu as d\u2019abord eu une formation de compositeur en musiques classique et contemporaine. Sandeep Bhagwati\u00a0:\u00a0J\u2019ai fait mes \u00e9tudes \u00e0 Salzburg et \u00e0 Munich en tant que compositeur et chef d\u2019orchestre. 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