{"id":952,"date":"2017-05-01T20:24:34","date_gmt":"2017-05-01T20:24:34","guid":{"rendered":"https:\/\/archee.uqam.ca\/?p=952"},"modified":"2022-11-04T20:25:02","modified_gmt":"2022-11-04T20:25:02","slug":"mai-2017-technologies-de-la-guerison","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/archee.uqam.ca\/mai-2017-technologies-de-la-guerison\/","title":{"rendered":"Mai 2017 – Technologies de la gu\u00e9rison"},"content":{"rendered":"\n
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Anna Halprin dans Le souffle de la danse<\/em><\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Le shaman parlait de tendons arrach\u00e9s et de sang suc\u00e9. Il disait que sa t\u00eate se trouvait \u00e0 quelques m\u00e8tres de hauteur. On l\u2019avait empal\u00e9e sur la pointe extr\u00eame d\u2019une longue barre de m\u00e9tal. Et de l\u00e0, elle contemplait le reste du corps en train de se faire triturer et r\u00e9duire en miettes.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Notes dispers\u00e9es<\/p>\n\n\n\n

Que faire, comment s\u2019y prendre lorsque la m\u00e9decine s\u2019av\u00e8re rudimentaire, inad\u00e9quate, impropre \u00e0 traiter les esprits subtils<\/em> et les fant\u00f4mes inquiets<\/em> qui op\u00e8rent \u00e0 m\u00eame la physiologie humaine ? Changer de strat\u00e9gie. Se mettre \u00e0 danser fr\u00e9n\u00e9tiquement. Et puis \u00e0 crier. C\u2019est peut-\u00eatre l\u00e0 l\u2019astuce. L\u2019art comme rituel cathartique<\/em> et \u00e0 la fois comme exorcisme<\/em>. Seul moyen qui nous reste pour n\u00e9gocier<\/em> avec les puissances<\/em> du monde invisible. Et pour nous d\u00e9fendre contre leur terrible arbitraire. Pardon ? Que dites-vous ? La force th\u00e9rapeutique de l\u2019art serait sup\u00e9rieure \u00e0 celle de la m\u00e9decine ? Vous \u00eates s\u00fbr ? N\u2019avez-vous pas l\u2019impression d\u2019exag\u00e9rer un peu ? <\/p>\n\n\n\n

Certes, tout cela peut para\u00eetre absurde, insens\u00e9 et m\u00eame choquant, j\u2019en conviens. Mais le fait est attest\u00e9, disponible, sous les yeux de tous. Attest\u00e9 ? Attest\u00e9 o\u00f9\u00a0? De quoi \u00eates-vous en train de parler,\u00a0Monsieur\u00a0? Je parle d\u2019une \u0153uvre vid\u00e9ographique intitul\u00e9e\u00a0Dancing my cancer<\/em>. L\u2019artiste-concepteur est\u00a0Anna Halprin1<\/sup>. Au d\u00e9but des ann\u00e9es soixante-dix, Anna se fit diagnostiquer un cancer du c\u00f4lon et des intestins. Un vide noir et profond mena\u00e7ait de l\u2019entra\u00eener loin de tous les soleils. Et que fit-elle alors\u00a0? Elle imagina un \u00e9trange rituel. Un rituel fait de hurlements d\u00e9moniaques et de gestes d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s \u00e0 ex\u00e9cuter devant la radiographie de l\u2019h\u00f4te oncog\u00e8ne qui l\u2019avait prise d\u2019assaut. Une v\u00e9ritable\u00a0danse de la possession<\/em>, quoi !\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Naturellement, la performance f\u00fbt film\u00e9e. Et c\u2019\u00e9tait l\u00e0 l\u2019essentiel ! Anna le savait bien. Il lui fallait introduire sur sc\u00e8ne une sorte de T\u00e9moin d\u00e9tach\u00e9. Il lui fallait l\u2019\u0153il nu et souverain du t\u00e9l\u00e9objectif. Et pourquoi au juste ? Pour surprendre et, par l\u00e0, contenir, l\u2019ennemi insaisissable qui s\u2019agitait en elle. Pour en pixelliser les traits et en juguler l\u2019offensive lancinante.<\/p>\n\n\n\n

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Anna Halprin, Dancing my cancer<\/em><\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

En pla\u00e7ant la technologie vid\u00e9o au centre de sa performance th\u00e9rapeutique,\u00a0Anna Halprin,\u00a0\u00a0eut le grand m\u00e9rite de r\u00e9activer, et d\u2019adapter \u00e0 la sensibilit\u00e9 et aux pratiques de notre \u00e9poque, une sagesse dont on avait presque perdu les traces depuis au moins les tragiques grecques. Une sagesse purgative et purificatrice, survivance\u00a0archa\u00efque<\/em>d\u2019un monde\u00a0<\/em>qui, contrairement au n\u00f4tre, ressentit le besoin d\u2019aiguiser le regard et de\u00a0vivre les yeux bien ouverts<\/em>. Ah oui ? Vous dites\u00a0: \u00ab\u00a0les yeux bien ouverts\u00a0<\/em>\u00bb\u00a0? D\u2019accord ! Mais\u00a0ouverts<\/em>\u00a0\u00e0 quoi ? Eh bien, \u00e0 tout. \u00c0 tout ce qui sortait de l\u2019obscurit\u00e9. \u00c0 tout ce qui outrageait le corps et la conscience, les frappant par derri\u00e8re. Observer sans interruption ! En des temps tr\u00e8s anciens, ce fut l\u00e0 la seule voie vers la\u00a0d\u00e9livrance<\/em>. La seule mani\u00e8re de dessiner un espace de vie en dehors de l\u2019irr\u00e9fr\u00e9nable caprice des forces destinales.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Anna aussi l\u2019avait compris ! C\u2019est pour \u00e7a qu\u2019elle se tourna vers le cam\u00e9scope. C\u2019est pour \u00e7a qu\u2019elle se cramponna \u00e0 cet \u0153il invisible et qu\u2019elle en fit, en quelque sorte, son ultime abri consolateur, son ultime et d\u00e9lirante planche de salut<\/em>. Qu\u2019esp\u00e9rait-elle au juste ? C\u2019est simple : d\u00e9crocher un laissez-passer pour un trajet-retour de renaissance \u00e0 la vie quotidienne. <\/p>\n\n\n\n

Anna Halprin<\/h2>\n\n\n\n

Elle \u00e9tait mince, \u00e9l\u00e9gante, radieuse. Et dans ses traits s\u2019exprimaient la tendresse, l\u2019humour, l\u2019intelligence. Reflets fugitifs d\u2019une beaut\u00e9 qui ne semblait pas destin\u00e9e \u00e0 passer. En 1975, Anna Halprin avait 55 ans et derri\u00e8re elle une illustre carri\u00e8re de danseuse \u00e9toile. Puis le cancer, comme une goutte de m\u00e9tal en fusion, transper\u00e7a sa vie. On lui imposa l\u2019ablation d\u2019un ovaire, on lui sectionna l\u2019appareil digestif, on lui implanta un anus artificiel. Le sc\u00e9nario de base \u00e9tait grosso modo celui des d\u00e9membrements rituels pratiqu\u00e9s par les Yakuzes ou par les Yorouba : d\u00e9pe\u00e7age, antisepsie du sang et des sucs gastriques, inventaire des os, cuisson \u00e0 feu lent, remplacement des organes perdus<\/em> par d\u2019autres meilleurs. Pourtant ce n\u2019\u00e9tait pas de la bonne magie. C\u2019\u00e9tait juste de la bonne m\u00e9decine<\/em>, mais sans pouvoir curatif, incapable de saisir et de contr\u00f4ler ce qui est \u00e9tranger \u00e0 la mati\u00e8re. <\/em>Et naturellement, au r\u00e9veil, rien n\u2019avait chang\u00e9. Le carcinome \u00e9tait toujours l\u00e0 et avan\u00e7ait comme un feu.<\/p>\n\n\n\n

Sur ces approches fulgurantes, une intuition vint se greffer\u00a0: au centre de la d\u00e9gringolade, tirant \u00e0 lui tous les fils, Anna pressentit qu\u2019il y avait\u00a0quelqu\u2019un<\/em>. Un esprit, disait-elle. M\u00eame si elle refusa de le nommer. Et ce n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0\u00a0un trou noir, une perte, une spoliation du Moi.<\/em>\u00a0Elle y voyait plut\u00f4t un compagnon. Un compagnon qu\u2019il lui fallait accueillir en elle-m\u00eame, avec une bienveillance sournoise. D\u00e9sormais elle savait ce qu\u2019elle avait \u00e0 faire. Elle devait se livrer, malgr\u00e9 ses r\u00e9sistances, \u00e0 une danse bestiale mim\u00e9tique. Semblable \u00e0 la\u00a0danse humiskatcina<\/em>\u00a0des Indiens Mokis. Le but du c\u00e9r\u00e9moniel ? Basculer dans la sph\u00e8re du\u00a0visiteur<\/em>\u00a0impitoyable, hors s\u00e9rie, fanatique qui s\u2019\u00e9tait accroch\u00e9 \u00e0 elle comme un vampire. Et dans un m\u00e9lange meurtrier de rage, de d\u00e9sespoir, de joie perverse, en imiter, costum\u00e9e et masqu\u00e9e, les expressions, les mouvements, les gestes, jusqu\u2019\u00e0 se transformer en Lui. Pas un passetemps ludique ! Une \u0153uvre de d\u00e9monologie, plut\u00f4t, qui demandait avant tout une certaine disposition auto-sacrificielle, une capacit\u00e9 d\u2019abandon et de soumission presque inhumaines. Dans le th\u00e9\u00e2tre de son c\u0153ur allait s\u2019ouvrir une sc\u00e8ne d\u00e9lirante. Et sur les planches, elle ne serait plus Anna Halprin, la danseuse \u00e9toile maladive, p\u00e9trie de drames et de chim\u00e8res, aux yeux verts presque tristes et aux cheveux soyeux comme ceux de la\u00a0Belle ferronni\u00e8re\u00a0<\/em>de Leonard de Vinci. Elle serait le v\u00e9hicule impersonnel, d\u00e9grad\u00e9, corrompu, d\u2019une atroce cohorte de spectres pilot\u00e9e par le Seigneur des Enfers. Nouvelle Prosp\u00e9rine chancelante de haine, mais reconnaissante. Fr\u00eale esquif ballot\u00e9 de ci et de l\u00e0 par les vagues houleuses de l\u2019autre monde. Le cancer comme d\u00e9lectation secr\u00e8te, inavouable. Une v\u00e9rit\u00e9 \u00e0 taire, histoire de ne pas inqui\u00e9ter les dormeurs. Et l\u2019esquif n\u2019\u00e9mettrait aucun signal de d\u00e9tresse ; il ne prononcerait jamais un mot contre son ravisseur\u00a0; il ne songerait qu\u2019\u00e0 se faire frapper, grondant et rugissant, par les furieux \u00e9clairs de l\u2019existence.<\/p>\n\n\n\n

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Danse humiskatcina des Indiens Mokis<\/em><\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n
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Belle ferronni\u00e8re de Leonard de Vinci<\/em><\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

C\u2019est \u00e0 port\u00e9e de main. Il suffit de taper au clavier \u00ab Halprin\u00a0Dancing my cancer\u00a0<\/em>\u00bb. Qu\u2019allez-vous d\u00e9couvrir au juste ? Une m\u00e9nade. Une terrible bacchante secou\u00e9e par toutes les forces de l\u2019ab\u00eeme. Trois minutes de d\u00e9lire, de possession, d\u2019enfer angoissant. Et aussi de vitalit\u00e9 inou\u00efe. Au printemps 2012, le c\u00e9r\u00e9moniel ne se d\u00e9roulait par sur YouTube. Il se d\u00e9roulait au mus\u00e9e du\u00a0quai Branly, dans la derni\u00e8re salle de l\u2019exposition consacr\u00e9e aux chamanes, aux sorciers et aux ma\u00eetres du chaos. Tout au fond de cette pi\u00e8ce labyrinthique, au milieu de visages bl\u00eames saisis d\u2019\u00e9c\u0153urement, une installation vid\u00e9o projetait insouciante les images macabre du\u00a0sabbat<\/em>\u00a0ex\u00e9cut\u00e9 en 1975 par la danseuse \u00e9toile. J\u2019avais l\u2019impression que, d\u2019un coup, une chose inerte allait bouger\u00a0: une fen\u00eatre s\u2019ouvrir toute seule ou une d\u00e9froque de\u00a0medecine-man<\/em>\u00a0voltiger dans les airs. Que se passait-il au juste ? \u00c9tait-ce une ombre qui planait au-dessus de nos t\u00eates ? Ou quoi d\u2019autre ? Je me disais que la tension allait s\u00fbrement faire exploser le silence monolithique, qu\u2019elle allait d\u00e9border, comme le bassin d\u2019eau d\u2019un barrage rompu. Je croyais que les lattes du plancher allaient se soulever, les miroirs se fendre, les murs s\u2019\u00e9crouler en tonitruant.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Rien ne se passa. Les visiteurs continuaient d\u2019arriver, de s\u2019arr\u00eater, de grimacer, et de repartir rebut\u00e9s, confondus, ravis, indiff\u00e9rents. Anna \u00e9tait l\u00e0, \u00e0 l\u2019\u00e9cran, ensach\u00e9e dans son t\u00e9n\u00e9breux suaire. Elle \u00e9tait l\u00e0, en colossale \u00e9trang\u00e8re, br\u00fblant du feu de la G\u00e9henne. On la voyait fluctuer, gronder, bouillonner, se d\u00e9chainer, hurler, rugir avec furie, comme si elle chevauchait la cr\u00eate d\u2019une vague fracassante ou comme si elle copulait avec un d\u00e9mon anonyme \u00e0 la mani\u00e8re des casulari <\/em>du moyen \u00e2ge. L\u2019ivresse envahissait sa conscience en y apportant quelque chose de lointain, d\u2019occulte, d\u2019ind\u00e9chiffrable. Depuis trop longtemps son unique r\u00e9alit\u00e9 avaient \u00e9t\u00e9 les fioles de m\u00e9dicaments, les verres gradu\u00e9s pour les potions, les cachets, les compresses de valium, la morphine, les chirurgies \u00e0 n\u2019en plus finir, la peur, l\u2019angoisse, les soucis, le d\u00e9sarroi et puis le bruit de son c\u0153ur qui battait, battait, et la sombre sensation qu\u2019il n\u2019y avait rien d\u2019autre que \u00e7a au monde, rien d\u2019autre que ce battement fragile \u00e0 prot\u00e9ger, pr\u00e9server, encercler, b\u00e9tonner. Et maintenant ? Maintenant tout cela prenait fin. <\/p>\n\n\n\n

Voulait-elle encore lutter contre l\u2019h\u00f4te hideux, informe, efflorescent, qui avait d\u00e9cid\u00e9 d\u2019occuper ses intestins ? Voulait-elle le liquider, l\u2019expulser dehors, \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur de son corps, comme s\u2019il n\u2019avait pas eu le droit de la p\u00e9n\u00e9trer, de la violer, de se glisser en elle tel un \u00e9poux impatient de parvenir \u00e0 l\u2019acm\u00e9 de la jouissance ? Non, elle ne le voulait pas. Elle n\u2019avait plus envie de r\u00e9sister, de faire barrage, de se soustraire \u00e0 la douleur et \u00e0 l\u2019angoisse et \u00e0 la dislocation dionysiaque des organes. Fini les traitements au cobalt, les empoisonnements salutaires, la chimioth\u00e9rapie et la radioth\u00e9rapie ! \u00c0 quoi bon tout \u00e7a ? Pourquoi s\u2019obstiner ? Comme si la cause v\u00e9ritable de sa d\u00e9gringolade avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9ellement d\u2019ordre physique<\/em> ! Elle sentait pulser en elle-m\u00eame une fi\u00e9vreuse et \u00e9cumante convoitise, comme une Soif impersonnelle \u2014 soif d\u2019envahir, de s\u2019affirmer, de d\u00e9truire tout obstacle ainsi que toute forme finie, et cela jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9puisement, \u00e0 l\u2019effondrement, \u00e0 la catharsis<\/em> r\u00e9demptrice, \u00e0 l\u2019auto-combustion de l\u2019\u00e9lan schizo\u00efde. \u00c9tait-ce la mort ? Juste son contraire. Quelque chose de d\u00e9sordonn\u00e9, de primitif. Une masse d\u2019\u00e9nergie spirituelle en d\u00e9tresse, une fureur sadique mont\u00e9e du sous-sol de l\u2019existence. Fureur de plus en plus insidieuse, ignoble pour laquelle il fallait d\u00e9sormais trouver un exutoire, un lit de canalisation ad\u00e9quat. Tandis que la nuit l\u2019\u00e9treignait, Anna op\u00e9ra la jonction. Elle laissa l\u2019incube canc\u00e9rig\u00e8ne<\/em> la prendre. Elle s\u2019attela \u00e0 lui, lui confiant le contr\u00f4le de ses mains, de ses bras, de ses hanches, de ses genoux, de sa gorge, de ses chevilles, de ses cordes vocales et de ses mollets. Elle s\u2019offrit enti\u00e8rement au sombre d\u00e9mon, lui accorda le droit de l\u2019utiliser en tant que dispositif pour se frayer une voie d\u00e9mentielle vers la d\u00e9charge. C\u2019\u00e9tait le plaisir, apr\u00e8s tant de mois d\u2019angoisse, de pouvoir enfin vider une ancienne controverse, en acceptant que l\u2019ennemi se promette \u00e0 tous les envols d\u00e9brid\u00e9s de son caprice et de sa col\u00e8re. \u00ab Viens ! \u00bb, lui disait-elle. \u00ab N\u2019aies aucune crainte ! Entre nous, en ce jour, il n\u2019y aura plus de d\u00e9saccord \u00bb. <\/p>\n\n\n\n

Que pouvait-elle bien faire d\u2019autre ? Que peuvent bien faire l\u2019homme ou la femme qui souhaitent briser le cercle de la mati\u00e8re, sortir de la ge\u00f4le du fini, s\u2019\u00e9vader de l\u2019univers asphyxiant qui les emprisonne et les \u00e9crase entre ces murs de plomb que sont la st\u00e9rilit\u00e9 scientiste, la d\u00e9sinfection logiciste, l\u2019antisepsie rationalisante et la fiert\u00e9 stupide de la r\u00e9signation m\u00e9dicale \u2014 sinon d\u00e9sesp\u00e9rer de tout ? Anna s\u2019\u00e9tait transform\u00e9e en une artiste titanesque<\/em>. Non par les dimensions, certes, car dans les grandes dimensions son corps nerveux ne pouvait que se perdre, mais par le type de discernement et la splendeur de l\u2019effort et de la chute. <\/p>\n\n\n\n

La danse de la possession fut enregistr\u00e9e \u00e0 l\u2019aide d\u2019une cam\u00e9ra-vid\u00e9o. Pendant des heures interminables et ext\u00e9nuantes, Anna cria, se tr\u00e9moussa, se tortilla. Elle n\u2019\u00e9tait plus elle-m\u00eame. Elle \u00e9tait devenue une poup\u00e9e m\u00e9canique, un automate, une baudruche, un myst\u00e9rieux a\u00e9rolithe actionn\u00e9 par l\u2019innommable ou gonfl\u00e9 par des souffleurs delphiques. Chaque pas qu\u2019on la voyait ex\u00e9cuter \u00e0 l\u2019\u00e9cran s\u2019accompagnait de craquements sourds qui ressemblaient \u00e0 ceux des branches mortes. Son esprit \u00e9tait si vacant, ouvert, perm\u00e9able que les gestes, les trajectoires et les g\u00e9missements se d\u00e9tachaient de lui comme une vielle peau s\u00e8che et \u00e9triqu\u00e9e. Un seul agent tirait les ficelles. Cach\u00e9, secret, hors-s\u00e9rie. Et Anna avait compl\u00e8tement bascul\u00e9e dans sa sph\u00e8re. Elle semblait \u00e0 la fois joyeuse et sinistre, triomphant de vie et mortuaire, mobile \u00e0 l\u2019extr\u00eame et paralys\u00e9e, lunatique et intentionnellement r\u00e9p\u00e9titive, ligneuse comme un cercueil et pointue comme un silice. Ses mouvements, ses cris, ses rires hallucin\u00e9s n\u2019exprimaient aucun sentiment, n\u2019\u00e9taient le corr\u00e9latif d\u2019aucune psychologie humaine : je me disais qu\u2019ils appartenaient \u00e0 une r\u00e9alit\u00e9 inconnue, qu\u2019ils \u00e9taient issus de nulle part. L\u2019histoire personnelle faisait rel\u00e2che. Clignement du moi, clignement du monde. C\u2019\u00e9tait bouleversant, sid\u00e9rant, fascinant. Soudain plus d\u2019enveloppes, de couches, d\u2019\u00e9corces. Soudain, le nu de la vie. <\/p>\n\n\n\n

Une autre qu\u2019elle, moins vigoureuse, moins inspir\u00e9e, aurait \u00e9t\u00e9 \u00e9cras\u00e9e par l\u2019\u00e9preuve, bien s\u00fbr. Mais Anna avait la vocation de la n\u00e9cromancienne exorciste. Et elle \u00e9tait en m\u00eame temps un excellent mime. Une sacr\u00e9e imitatrice qui convertissait toute chose en th\u00e9\u00e2tre de marionnettes. M\u00eame sa maladie, m\u00eame sa mort. M\u00eame son amour pour l\u2019existence. Les visiteurs, debout dans la pi\u00e8ce, discernaient-ils les bandelettes invisibles, aussi minces que les cheveux, que le montreur de pantins faisait ondoyer dans ses mains expertes ? Ou pensaient-ils que c\u2019\u00e9tait r\u00e9ellement Anna qui croassait, gigotait, connaissait la douleur et la d\u00e9mence, se levait et s\u2019agenouillait ?    <\/p>\n\n\n\n

Deux semaines plus tard, il n\u2019y avait miraculeusement plus rien. Plus traces de la tumeur. Plus de trace du Prince des ombres. Elle \u00e9tait gu\u00e9rie. Elle avait \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 la gueule des Enfers. Non par les moyens de la m\u00e9decine. Mais par les moyens de l\u2019art. Et du cri. Et de la danse. Soulagement de la tension. Le printemps pouvait commencer, la graine s\u2019ouvrir, les feuilles de cerisier se v\u00eatir de reflets argent\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n

Had\u00e8s<\/h2>\n\n\n\n

La nature enti\u00e8re participe \u00e0 sa f\u00eate. Les rouges-gorges, quand ils tourbillonnent en vol le soir. Les sveltes go\u00e9lands, quand ils contemplent les nuages, immobiles sur le sable. Et avec eux les coquelicots et les ch\u00eanes. Et les fruits qui tombent des branches. Et les rayons de soleil qui jouent dans les feuilles. Et les sommets enneig\u00e9s qui rougeoient au cr\u00e9puscule. Tous savent le myst\u00e8re. Tous l\u2019attestent. Tous ont vent de sa pr\u00e9sence. Tous la c\u00e9l\u00e8brent. Seul l\u2019homme, trop affair\u00e9, trop hautain, trop peureux, trop occup\u00e9 par lui-m\u00eame, l\u2019ignore. C\u2019est pour \u00e7a que le Dieu vient \u00e0 lui sans visage. Ou avec le plus anonyme des visages. Requ\u00eate t\u00e9n\u00e9breuse. Plainte. Effroyable dol\u00e9ance. <\/p>\n\n\n\n

Had\u00e8s est une figure de l\u2019indiff\u00e9renciation. Nul ne peut le contempler avec des yeux mortels. Nul ne peut d\u00e9voiler ses secrets. <\/em>C\u2019est un \u00eatre froid, distant, jaloux de sa solitude, constamment min\u00e9 par une impalpable nostalgie, saisi d\u2019angoisse \u00e0 l\u2019id\u00e9e que ses secrets puissent \u00eatre mis \u00e0 nu. Il cultive la marge, se joue des ordres religieux, d\u00e9teste les liturgies et les sanctuaires, n\u2019accepte ni nomenclatures ni cultes officiels, aime d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment sa libert\u00e9. Ce qui l\u2019int\u00e9resse se trouve ailleurs<\/em>. Son royaume est la p\u00e9nombre : plein d\u2019antres, de vergers, de carri\u00e8res, de coll\u00e8ges, de plates-formes tournantes, de villes souterraines destin\u00e9es \u00e0 demeurer fonci\u00e8rement imp\u00e9n\u00e9trables. N\u00e9anmoins ce dieu si discret, si \u00e9mancip\u00e9, si soucieux de pr\u00e9server son myst\u00e8re, est marqu\u00e9 par une profonde et apparemment paradoxale ambig\u00fcit\u00e9. Le voil\u00e0 sortir de sa retraite et nous harceler sans r\u00e9pit, nous demander des comptes \u00e0 rendre, rayonner sans \u00e9gard pour personne, nous montrer une interminable liste de dettes terrifiantes. Pourquoi autant de courroux, de hargne, d\u2019animosit\u00e9 et de frustration ? Que faut-il en conclure ? Que veut-il de nous cet \u00eatre si lointain, si torturant, si abrupt, si ind\u00e9termin\u00e9 ? Un corps. C\u2019est cela qu\u2019il exige. Qu\u2019on lui offre un corps florissant de jeune vestale. Pour s\u2019incarner, se d\u00e9finir, \u00e9prouver quelque chose, se raconter, sentir, circuler spasmodiquement, condenser sa puissance, tonitruer, souffrir, faire craquer la surface des apparences, subir le martyre, s\u2019emporter telle une violente bourrasque \u2014 ou telle une sale psychopathe endiabl\u00e9e. <\/p>\n\n\n\n

Son regard s\u2019\u00e9claire lorsqu\u2019il aper\u00e7oit une proie consentante. Alors en tendant la main, il s\u2019avance vers elle. \u00ab Excusez-moi \u00bb, s\u2019exclame-t-il ! Ne pourriez-vous pas me consacrer un petit moment ? \u00bb. \u00ab Oui ! Partons \u00bb. <\/p>\n\n\n\n

C\u2019est un rapt. Semblable \u00e0 un rite bestial. Ou \u00e0 une onde sonore bien plus large et d\u00e9chirante que celle qui fut transcrite en \u00e9tat de somnambulisme par\u00a0Edward Munch. Comme si des millions d\u2019H\u00e9cubes, de\u00a0Rachels, de\u00a0Jobs et de\u00a0Cassandres\u00a0se mettaient soudainement \u00e0 remuer et \u00e0 brailler \u00e0 l\u2019unisson dans une caverne. Vie, os, souffle, mouvements, sensations tortueuses, abracadabrantes, d\u00e9sarticul\u00e9es, sensations qu\u2019on pr\u00e9f\u00e9rait ne pas \u2026 ne pas d\u00e9tecter, ne pas ressentir. L\u2019\u00e9lan grandit et se ramifie. Rien n\u2019a plus de racine, de stabilit\u00e9, de compacit\u00e9. Tout n\u2019est que flux. Flux saccad\u00e9 de tics convulsifs. Succession de sursauts musculaires et de\u00a0chocs<\/em>\u00a0id\u00e9omoteurs fonci\u00e8rement \u00e9trangers \u00e0 votre Moi-je.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Le dieu qui \u00e9tait sans r\u00f4le, sans emploi, pr\u00e9sence stagnante emprisonn\u00e9e dans le filet de l\u2019imagination, trouve enfin un crochet salvateur. Une main le tire hors du trou de son inexistence. Et le catapulte entre les mailles tr\u00e8s serr\u00e9es de la physiologie humaine. D\u00e9sormais, il peut prendre pied, exp\u00e9rimenter sa souffrance, l\u2019intensifier jusqu\u2019\u00e0 la d\u00e9bandade et puis la racheter telle une m\u00e8re charitable par le baume miraculeux de la pri\u00e8re, de l\u2019exorcisme, du cri hyst\u00e9rique. <\/p>\n\n\n\n

Quelle charge dangereuse ! Quelle envie de se soustraire \u00e0 la claustration. On dirait un orage magn\u00e9tique. Une sorte de faradisation ou fulguration des synapses. Apr\u00e8s une compression prolong\u00e9e et un douloureux enkystement, il se lib\u00e8re. Si plein de vitalit\u00e9, si d\u00e9bordant de joie, si irrespectueux, si heureux d\u2019\u00eatre au monde, de jouer avec les identit\u00e9s et de raconter son histoire. Le dieu se lib\u00e8re et extrait de lui une galerie interminable d\u2019images fastueuses et aveuglantes qui aussit\u00f4t se soudent, s\u2019articulent prennent la forme d\u2019un fortissimo<\/em> de la gu\u00e9rison. C\u2019est exactement ce qu\u2019il lui fallait. S\u2019imposer \u00e0 quelqu\u2019un. Afin d\u2019obtenir un peu de reconnaissance. Et toute reconnaissance est au premier chef transcription d\u2019un geste, d\u2019un profil, d\u2019un r\u00e9cit. <\/p>\n\n\n\n

Il n\u2019y a rien \u00e0 faire avec Lui, avec ce pr\u00e9dateur anonyme, cet Autre qui est en nous et dont nous d\u00e9pendons enti\u00e8rement. Rien \u00e0 faire sinon l\u2019observer constamment, l\u2019accueillir et puis lui permettre de nous enlever, de nous conduire en bas, dans l\u2019enfer de nos d\u00e9faillances organiques, l\u00e0 o\u00f9 tout n\u2019est que aubes navr\u00e9s, larges remords, hoquets, larmes, tripes enroul\u00e9es. C\u2019est ainsi que l\u2019impensable, le jamais vu, \u00ab le toujours attendu, avec une soif d\u00e9vorante \u00bb peut se produire, si d\u2019\u00e9tranges victimes s\u2019introduisent dans le pays des lamentations<\/em>, l\u00e0 o\u00f9 nichent le Chagrin et les Soucis, la Peur, la Mort et la Maladie, ombres moroses qui s\u2019\u00e9tendent dans la vaste nuit et d\u00e9sesp\u00e8rent d\u2019une voix humaine capable de d\u00e9voiler les choses qui ne sont pas, les choses qui n\u2019appartiennent pas \u00e0 la lumi\u00e8re. Alors un renversement total a lieu. Thanatos se dissipe. Un courant s\u2019\u00e9carte de la rivi\u00e8re engorg\u00e9e. La roue recommence \u00e0 tourner.<\/p>\n\n\n\n

L’artiste<\/h2>\n\n\n\n

Quand il va l\u00e0-bas, l\u2019artiste n\u2019est jamais seul. Et il le sait. Il sait qu\u2019une intelligence plus haute que la sienne le surveille. Et que\u00a0le moindre faux-pas lui co\u00fbtera la vie.\u00a0C\u2019est pour \u00e7a que, parfois, il s\u2019arr\u00eate devant un arbre et se met \u00e0 en ciseler l\u2019\u00e9corce, \u00e0 y graver des images. Un escargot, une fl\u00fbte, un arc, un bison. Peu importe. C\u2019est une sorte d\u2019astuce. Une strat\u00e9gie de diversion. Elle consiste \u00e0 distraire l\u2019\u0153il invisible, qui demeure ainsi ensorcel\u00e9, paralys\u00e9, s\u00e9duit par le simulacre. Alors le chasseur peut avancer. La voie est d\u00e9gag\u00e9e. \u00c0 pr\u00e9sent, sur le\u00a0lieu du combat (que celui-ci ait abouti au meurtre ou \u00e0 la fuite strat\u00e9gique), surgit l\u2019\u0153uvre.\u00a0

Notes dispers\u00e9es<\/p>\n\n\n\n

C\u2019est sans doute l\u00e0 la ruse de l\u2019artiste. Tenir en respect, par une sorte de mim\u00e9tisme hypocrite, les entit\u00e9s du Grand bas. Se laisser poss\u00e9der par elles. Leur confier ses organes, ses nerfs, ses entrailles. Et puis prendre du plaisir \u00e0 observer, et \u00e0 enregistrer<\/em>, leur joli zigzague schizo\u00efde, tout en veillant \u00e0 ne pas flancher, \u00e0 ne pas faire naufrage. Non ! Celui qui danse, peint ou \u00e9crit ne se livre pas compl\u00e8tement. Il creuse un ab\u00eeme au fond de l\u2019ab\u00eeme. Il est au-dedans, certes. Mais il conserve toujours une sorte de distance<\/em>, acquise au c\u0153ur m\u00eame de la p\u00e9nombre. \u00c0 sa porte il y a une petite lunette de cuivre jaune par le trou de laquelle il peut voir ce qui se passe de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, devant chez lui ou alors \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de lui. De m\u00eame que la jeune fille imagin\u00e9e par Zweig dansLettre d\u2019une inconnue<\/em>, il guette sans arr\u00eat. Tendu comme une corde de violon, vibrant de panique quand une pr\u00e9sence le touche, il rep\u00e8re chacun des visiteurs et d\u00e9taille leurs traits n\u00e9buleux. Il ne vit que pour \u00e7a, oui, rien d\u2019autre que pour \u00e7a. Produire une image, un nom, une forme ! Rendre la nuit plus ou moins intelligible ! Un peu comme si le fait de symboliser<\/em> ou de dire<\/em> ce qui est en gestation, et cro\u00eet et souffre et transparait dans les T\u00e9n\u00e8bres, pouvait r\u00e9ellement calmer les remous ou \u00eatre d\u2019une aide quelconque. Et quand il n\u2019y parvient pas, quand aucun des visiteurs habituels<\/em> ne se pointe au rendez-vous, il se sent mort, sans objet, \u00e0 l\u2019agonie. Il va et il vient de mauvaise humeur, avec m\u00e9chancet\u00e9 et ennui, ne supporte rien, ne peut tol\u00e9rer aucune rencontre, aucune conversation, tout lui fait horreur et doit contenir ses larmes et sa d\u00e9r\u00e9liction afin de ne pas effrayer ses proches. Il est domin\u00e9 par une anxi\u00e9t\u00e9 et une g\u00eane sourdes, constantes, qu\u2019il n\u2019est pas en mesure de s\u2019expliquer ou de porter \u00e0 la lumi\u00e8re. Les significations sont perdues. Tout est fracas, fureur, haine, agressivit\u00e9 hurlante et d\u00e9chain\u00e9e. Des puissances \u00e0 l\u2019\u00e9tat libre, contre lesquelles il ne dispose d\u2019aucune protection, le t\u00e9tanisent, \u00e0 la mani\u00e8re d\u2019une charge d\u00e9vastatrice, et provoquent en lui une v\u00e9ritable apocalypse du c\u0153ur, faisant de son existence une longue et inf\u00e2me ankylose.  <\/p>\n\n\n\n

Ce ne sont peut-\u00eatre que des pu\u00e9riles folies dont l\u2019artiste devrait avoir honte. Mais non ! Il n\u2019en a pas. Il n\u2019a pas honte de son boulot. Ni de sa passivit\u00e9 pseudo-m\u00e9lancolique et quasi-m\u00e9canique<\/em>. Il n\u2019a pas honte de reconnaitre qu\u2019il \u00e9volue hors de la carte du connaissable, dans les limbes du Nulle part, dans ce fond nu, d\u00e9pouill\u00e9, o\u00f9 la m\u00e9moire, les habitudes et les conventions ne soutiennent plus personne. De toute fa\u00e7on, il ne peut agir autrement. Il ne peut qu\u2019arpenter, bris\u00e9 de fatigue, le vaste couloir insondable. Chercher le visage de l\u2019esprit sans visage. Le visage de l\u2019esprit qui l\u2019emp\u00eache de vivre. Et dans un geste de cruaut\u00e9 grandiose, le chasser, l\u2019expulser de lui-m\u00eame, apr\u00e8s l\u2019avoir nomm\u00e9, reconnu, ressuscit\u00e9, apr\u00e8s avoir \u00e9galement exprim\u00e9 l\u2019\u00e9motion profonde que tout cela lui procure. Quel courage ! Quelle facult\u00e9 d\u2019exploiter l\u2019ombre ! <\/p>\n\n\n\n

Pour certains, cr\u00e9er c\u2019est exactement \u00e7a. Descendre, degr\u00e9 apr\u00e8s degr\u00e9, dans le royaume inhospitalier de la chasse, dans le \u00ab puits \u00bb, dans les \u00ab eaux profondes \u00bb, dans l\u2019\u00ab ab\u00eeme des t\u00e9n\u00e8bres de la folie \u00bb, et puis discerner l\u2019Opposant, en \u00e9tudier les habitudes, de m\u00eame que les lieux et les dates de migration, d\u00e9chiffrer ses traces afin de savoir o\u00f9 tendre les lacets, o\u00f9 disposer les pi\u00e8ges, o\u00f9 placer les embuscades. Afin de savoir, surtout, comment lui \u00e9chapper<\/em>. Rien qui ressemble moins \u00e0 un exercice sportif, \u00e0 un passetemps ou au simple go\u00fbt du risque. Il s\u2019agit plut\u00f4t d\u2019un probl\u00e8me vital essentiel. Une sorte d\u2019asc\u00e8se qui demande concentration et attention, naturellement. Mais aussi une extr\u00eame et prodigieuse capacit\u00e9 d\u2019aiguiser les sens, puisqu\u2019au fond il s\u2019agit de localiser l\u2019ennemi pour ensuite l\u2019acculer \u00e0 une impasse et lui soutirer \u00e0 la fois le consentement au sacrifice et \u00e0 la conversion en nourriture.<\/p>\n\n\n\n

Le retour du Tragique<\/h2>\n\n\n\n

Toujours la Gr\u00e8ce voyage<\/em>, \u00e9crit le po\u00e8te\u00a0S\u00e9f\u00e9ris. Et son \u00e9ternel passager, le Tragique de l\u2019existence humaine, ne s\u2019est jamais vraiment \u00e9teint. Il est parvenu jusqu\u2019\u00e0 nous. M\u00eame si, avec le temps, notre perception s\u2019est redoutablement estomp\u00e9e et que nous ne disposons plus de liturgies, de\u00a0ch\u0153urs cathartiques<\/em>\u00a0ou de gestes collectifs pour le repr\u00e9senter et l\u2019accueillir. Le Tragique qui autrefois peupla les fantasmagories d\u2019\u00c9leusis et les r\u00e9cits de po\u00e8tes tels\u00a0Hom\u00e8re\u00a0et\u00a0Sophocle\u00a0est encore l\u00e0. En nous et tout autour de nous. Et il essaime et se contorsionne, n\u2019attendant que l\u2019occasion de raconter de nouveau son histoire, de d\u00e9charger sur place toute sa puissance et de se lib\u00e9rer ainsi du poids de ses peines. \u00c0 pr\u00e9sent, nous sommes sans protection. Perfor\u00e9s, d\u00e9chir\u00e9s, bris\u00e9s par les discontinuit\u00e9s et les d\u00e9faillances, ouverts \u00e0 toutes les lubies et \u00e0 tous les fantasmes qui sourdent des t\u00e9n\u00e8bres. Et notre t\u00e2che dor\u00e9navant consistera \u00e0 voir, \u00e0 observer attentivement. Et puis \u00e0 pixelliser et \u00e0 enregistrer l\u2019invisible. \u00c0 la mani\u00e8re du T\u00e9moin cam\u00e9scopique\u00a0: sans s\u2019opposer \u00e0 ce qui vient, sans retenir ce qui va. Telle est l\u2019indication silencieuse que nous transmet Anna Halprin. La\u00a0captation vid\u00e9ographique<\/em>\u00a0comme n\u00e9cessaire strat\u00e9gie de survie. Strat\u00e9gie narquoise, consistant \u00e0 tendre une main charitable aux silhouettes qui sourdent de l\u2019ombre, pour ensuite les guider\u00a0incognito<\/em>, sur un sentier troublant et convulsif, vers l\u2019auto-combustion purificatrice.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Je ne parle pas d\u2019un spectacle. Mais d\u2019un rite v\u00e9ritable. \u00c0 m\u00e9diter. \u00c0 r\u00e9p\u00e9ter dans le silence de sa demeure ou de sa chambre. Seul, absorb\u00e9, vigilant. Exp\u00e9rience hors s\u00e9rie ! Gr\u00e2ce \u00e0 elle on se d\u00e9semballe. On reprend pied, peu \u00e0 peu. Enfin, on respire.<\/p>\n\n\n\n

Notes<\/h2>\n\n\n\n

[1] Cette \u0153uvre f\u00fbt pr\u00e9sent\u00e9e pour la premi\u00e8re fois au grand public en 2012, \u00e0 Paris, au Mus\u00e9e du quai Branly, \u00e0 l\u2019occasion d\u2019une r\u00e9trospective sur\u00a0les ma\u00eetres du chaos,<\/em>\u00a0les shamans et les sorciers d\u2019Orient et d\u2019Occident.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

Le shaman parlait de tendons arrach\u00e9s et de sang suc\u00e9. Il disait que sa t\u00eate se trouvait \u00e0 quelques m\u00e8tres de hauteur. On l\u2019avait empal\u00e9e sur la pointe extr\u00eame d\u2019une longue barre de m\u00e9tal. Et de l\u00e0, elle contemplait le reste du corps en train de se faire triturer et r\u00e9duire en miettes.\u00a0 Notes dispers\u00e9es … Continued<\/a><\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":0,"comment_status":"open","ping_status":"open","sticky":false,"template":"","format":"standard","meta":{"footnotes":""},"categories":[1],"tags":[66],"acf":[],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/952"}],"collection":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts"}],"about":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/types\/post"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/comments?post=952"}],"version-history":[{"count":2,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/952\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":958,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/952\/revisions\/958"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/media?parent=952"}],"wp:term":[{"taxonomy":"category","embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/categories?post=952"},{"taxonomy":"post_tag","embeddable":true,"href":"https:\/\/archee.uqam.ca\/wp-json\/wp\/v2\/tags?post=952"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}